INTRODUCTION SUIVIE DU TALON D'ACHILLE

Un Odysseus vieillissant, barbu et chevelu, s’adresse au public et vient lui raconter sa légende.

Introduction

Odysseus (narrateur)

Dans un temps reculé et lointain, si lointain que le temps lui-même a oublié quand il est né, un temps si reculé qu’à sa simple évocation les pensées se brouillent, s’effilochent en lambeaux et viennent se perdre dans les méandres de souvenirs ancestraux dont les derniers ruissèlements, surgissant du fond des âges, viennent éclabousser ma mémoire avant d’échouer sur les rives d’un passé oublié.

Comme quoi ça ne date pas d’hier.

Dans ce temps béni des Dieux, un groupe de conquérants héroïques partagea une aventure si grandiose qu’elle traversa les siècles avec la fulgurance d’un éclair rougeoyant au milieu d’un ciel d’été, laissant une trace si profonde dans le cœur et l’esprit des hommes qu’encore aujourd’hui on nomme cette quête d’après son héros : « L’Odyssée »

Odysseus ! ou pour d’autres, Ulysse, fils de Laërte ; par mes ruses j’intéresse tous les hommes, et ma gloire atteint le ciel. Il y a de très longues années de cela, j’ai quitté avec regret mon ile d’Ithaque ainsi que ma chère épouse Pénélope et mon tout jeune fils Télémaque. A cette époque, j’étais encore jeune et fringant, maniant la parole aussi aisément que la lance.

Cette fabuleuse aventure, je l’ai vécue en compagnie d’une bande de joyeux drilles aussi prompts à sortir l’épée qu’évacuer en beuglant les restes fumants d’un repas trop arrosé. Oui nous étions des hommes et des femmes, des guerriers, des princes et des rois… des Dieux, côtoyant allègrement la lie du genre humain, acceptant toutes les humiliations… comme cette fois où Circée la magicienne, arrachant mes vêtements… mais à quoi bon en parler…

Oui, nous étions intrépides, forts et beaux, et, sans vouloir me vanter, j’étais le plus fort et le beau d’entre tous. A ma noble allure, venaient s’ajouter une ruse implacable, une intelligence hors-norme, une force colossale et des capacités exemplaires de meneurs d’hommes. Chacun d’entre eux se seraient sacrifié pour moi et en retour je les ai laissés faire. Jamais ils n’ont remis en cause mes décisions car elles étaient justes et bonnes, même si la plupart d’entre elles on finit par les mener à leur perte. Frères d’armes, nous étions, unis par une même soif de conquête et de gloire.

Mais aujourd’hui, alors qu’une terrible maladie s’est emparée de mon âme et de mon corps - pour l’instant je tousse et j’ai quelques points noirs et si j’appuie là… aie ça fait mal, vous voyez ? – et ne sachant comment ce mal étrange va évoluer, je veux, tant qu’il me reste des forces, vous conter mon histoire… notre histoire. Préparez-vous à entendre l’inénarrable et l’irracontable. Oubliez le monde tel qu’il vous est familier car ma langue en feu s’apprête à déverser dans vos chastes oreilles des torrents de mots incandescents, des phrases si brulantes et si insensées que votre esprit risque d’entrer en ébullition et d’exploser sous ces sombres révélations.

En ce temps-là, j’étais parti guerroyer au côté d’Agamemnon, roi de Mycènes, de la famille des Atrides et de son frère Ménélas, roi de Sparte, fils d’Atrée et d’Erope, époux d’Hélène.

Hélène était considérée comme la femme la plus belle du monde, surpassée à ce titre par la seule Déesse Aphrodite. Pâris, frère d’Hector et fils de Priam, roi des Troyens, avait enlevé la princesse Grec et cela avait eu pour conséquence la légendaire Guerre de Troie. Vous avez sans doute entendu parler de l’Illiade et vous savez que grâce à mes ruses, hein, le cheval de Troie, entre autres, nous avons obtenu la victoire. Au bout de dix années de siège, je fus enfin autorisé à rentrer chez moi auprès des miens, mais Poséidon, le seigneur des tempêtes et des tremblements de terre, rendu furieux car j’avais crevé l’œil de son fils, le Cyclope Polyphème, déchaina sa fureur sur mon embarcation et sur mes hommes et, de naufrages en exils, dix autres longues années me furent nécessaires pour retrouver ma famille.

Si vous pensez être assez courageux ou assez fou pour m’accompagner dans l’autre monde alors venez revivre avec moi cette quête légendaire !

Sur cette dernière phrase, sa voix se change et devient plus grave avant de se perdre dans un écho lointain.

Musique épique style « Conan le barbare ».

On voit la lumière se baisser sur Ulysse et quand elles se rallument, on voit en lieu et place, vêtu des mêmes vêtements, un Ulysse de 30 ans de moins, rasé de près. Il marche derrière deux hommes en arme, En tête Achille le grand guerrier Grec et Titus un guerrier. Soudain Achille s’arrête et Titus qui ne l’a pas vu lui marche sur le pied.

Achille

Aie ! Regarde où te mènes tes pas, Titus !

Titus

Pardon, j’avais l’esprit ailleurs. Mais sans raison aucune, tes nobles pas, vaillant Achileus, ont stoppé leur course.

Achille

Parce que j’ai besoin d’une raison pour m’arrêter ? C’est à toi de regarder où tu marches. Tu as écrasé mon talon ! Je pourrais te tuer pour cela.

Titus

Je te demande humblement pardon, puissant Achille, héros légendaire, roi des Myrmidons, fils de Pelée, roi de Phthie en Thessalie, et de…

Achille

C’est bon on ne va pas faire toute ma lignée.

Ulysse

Que se passe -t-il ?

Titus

Ô ! noble Ulysse, j’ai par mégarde marché sur le vénérable talon du vaillant Achille. (Il recule et montre ce qui s’est passé) Je marchais ainsi, quand mon attention fut attirée par une biche majestueuse que je crû apercevoir dans les fourrés et comme nous n’avons pas mangé depuis cinq jours maintenant, j’étais totalement captivé par cette vision paradisiaque. Aussi ne vis-je pas l’auguste Achille aux pieds d’airain, s’arrêter devant moi et mon pied, ordinaire et indépendant de ma volonté, continua sa course et... (Et en parlant il marche de nouveau sur le talon d’Achille)

Achille

Aie ! Es-tu vraiment si las de vivre que tu oses encore me piétiner pour la seconde fois ?

Titus

Pardon ! Mais tellement pardon ! Que les Dieux de l’Olympe me foudroie sur le champ, la faute est entièrement mienne.

Achille

L’espace autour de nous, semblable aux plaines arides de Thessalie, s’étend, désert et poussiéreux, sur des kilomètres et des kilomètres et tu trouves quand même le moyen de m’écraser les pieds !

Titus

La plaine est immense. Je ne peux le contester et ce serait folie que de le nier. J’aurais pu passer carrément sur ta droite ou sur ta gauche. C’est vraiment jouer de malchance que de marcher, avec une précision diabolique, sur le seul endroit où il est imprudent de marcher.

 

Et tout en expliquant, il marche de nouveau sur le talon d’Achille.

 

Achille

Aiiiieuuuuu !!! Cette fois-ci s’en est trop. (Il brandit son épée) Prépare-toi à mourir !

Titus

(Se jetant à terre) Pardon ! Mille fois pardon ! (S’adressant aux Dieux) Zeus ! Eternel et bienveillant roi des Dieux ! Sois témoin de ma détresse ! Toi aussi, resplendissant Appolon dont la beauté surpasse tout y compris la beauté elle-même. Je n’ai jamais voulu offenser le glorieux et magnifique Achille au mollet d’azur et aux cuisses de bronze. C’est avec insistance, je le reconnais, mais surtout par mégarde que j’ai écrasé involontairement son majestueux et Ô combien sensible talon.

Achille

Il n’est pas sensible ! On parle d’une petite fragilité au niveau de la cheville, rien de plus.

Titus

Le talon d’Achille. J’ai entendu maintes et maintes fois cette légende. Ainsi ce que l’on dit est vrai. Tu es invincible ?

Achille

Quasiment, oui.

Titus

Comment est-ce possible ?

Achille

(Avec un rictus entendu) Prends ton épée !

Titus

Comment ?

Achille

Prends ton épée, te dis-je.

 

Titus sort son épée en tremblant.

 

Achille

Tiens-là fermement comme si c’était ton bien le plus précieux. Maintenant, plante-là moi dans le ventre.

Titus

Si je fais cela, tes augustes tripes vont de se répandre sur le sol caillouteux et de plus - excuse par avance ma trivialité, téméraire et intrépide Achille - tu vas avoir vachement mal.

Achille

Vas-y te dis-je. Frappe. Je ne risque rien.

 

Inquiet, Titus se tourne vers Ulysse qui sourit et l’encourage d’un signe de tête à se laisser aller à ce petit jeu. Titus met un coup d’épée dans le ventre d’Achille, mais l’épée se plie.

 

Titus

Whoua !

Achille

Maintenant, essaye de me couper le bras. Vas-y.

 

Cette fois Titus essaye avec le tranchant, mais il ne se passe rien.

 

Titus

C’est incroyable ! Non, mais c’est vrai ! C’est une chose de se dire que tu es invincible, mais s’en est une autre que de le constater de ses propres yeux. Pardonne ma curiosité presque maladive, impérieux roi des Myrmidons, mais du coup, si je fais ça par exemple…

 

Titus frappe un coup sur la tête d’Achille du plat de l’épée.

 

Achille

Mais tu es malade ! Tu tiens vraiment à rejoindre le Dieu Hadès dans les enfers !

Titus

Pourquoi, tu n’es pas invincible de la tête ?

Achille

Si, de partout ! Enfin presque.

Ulysse

Tu dois comprendre Titus, que ce n’est pas parce qu’Achille est invincible qu’il n’en ressent pas moins la douleur. En vérité, il ressent chaque coup !

Achille

Ben oui !

Ulysse

C’est juste que ceux-ci ne peuvent pas le tuer. Enfin sauf au niveau du talon droit bien sûr.

Achille

On n’est pas obligé de le crier sur les toits non plus.

Ulysse

Ce n’est pas un secret, Achille. La Grèce entière connait l’histoire de la déesse marine Thétis, qui, pour te protéger, te plongea, encore bébé, dans les eaux du Styx, réputés pour rendre invincible ceux qui s’y étaient baigné et que te tenant par ton talon droit, celui-ci ne fut pas protégé.

Titus

Ce qui est ballot, il faut bien l’admettre. Il aurait fallu qu’elle le ressorte, qu’elle change de jambe et qu’elle le retrempe un coup et il était invincible de partout.

Ulysse

Elle n’y a sans doute pas pensé.

Titus

Ce n’était pourtant pas compliqué.

Ulysse

Peut-être n’avait-elle droit qu’à un seul trempage ?

Titus

N’empêche qu’avec un peu de jugeotte…

Ulysse

Surveille tes paroles Titus.

Titus

Nan, mais je dis juste qu’il ne faut pas être très futée pour ne pas comprendre qu’en oubliant un bout ça allait l’affaiblir. Tant qu’à faire le job, autant le faire bien. Déjà rien qu’en lui marchant dessus, ça lui fait un mal de chien. Imaginez une flèche ou un coup d’épée. Tiens, juste en se promenant. Il glisse sur un caillou, il se tord la cheville et il est foutu. Franchement, je ne sais pas qui est cette Tétris…

Ulysse

Thétis.

Titus

Oui, enfin la bonne femme qui l’a trempé dans le Styx, quoi. Thétis… Tétris… Titi et gros minet, on s’en fou. Le principal, c’est qu’elle a salopé le travail.

Achille

C’est ma mère !

 

Achille plante son épée dans le ventre de Titus. Celui-ci s’écroule dans un râle.

 

Titus

Je le savais, je ne m’étais pas trompé.

Ulysse

Qu’est-ce que tu savais, Titus ? Parle ! Qu’as-tu appris de la mort ? Partage cette connaissance avec nous.

Titus

 Ça fait vachement mal.

 

Titus meurt. Achille continue sa route.

 

Achille

Viens Ulysse. Laissons la dépouille de l’infortuné Titus régaler les vautours et son sang abreuver ces terres arides. Les troupes d’Agamemnon nous attendent au port. La gloire est devant nous. (Un temps) Et fais gaffe où tu marches.

 

Les deux hommes sortent tandis que le vieil Ulysse apparait pour reprendre le cours de son récit.

 

Odysseus (narrateur)

Achille était un noble guerrier, un peu impulsif il est vrai, mais sans lui, nous aurions perdu la guerre. Malheureusement, après avoir gagné tant de bataille, après avoir vaincu le valeureux Hector qui avait tué Patrocle, son infortuné amant, puis tué encore deux autres héros, Memnon, le roi d'Éthiopie, et Penthésilée, la reine des Amazones, Achille périt à son tour, frappé au talon d'une flèche lancée par Pâris et guidée par Apollon. Thétis transporta son fils dans l'île des Bienheureux. Quant à moi, vainqueur ou perdant, rien n’aurait pu m’empêcher de revoir ma tendre Pénélope et mon cher fils. Je ne cessais de penser à eux. En était-il de même de leur côté ?   

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JeannieC.
Posté le 22/06/2022
Salutations !
Très plaisant démarrage, qui mêle agréablement le style bien épique homérique avec des saillies drolatiques et du langage courant. J'ai bien aimé le "Mais sans raison aucune, tes nobles pas, vaillant Achileus, ont stoppé leur course." de Titus, alors qu'il vient seulement de lui être dit "tu m'as marché sur le pied" xD Sympa aussi de voir ces héros grecs faire des cascades et se prendre les pieds dans le tapis haha. Marrant aussi, "tes augustes tripes". Ce mélange de tons me fait un peu penser à Beckett avec son "Il me rappelle de ce jour de tandem où nous perdîmes nos guibolles" (je crois que c'est dans "Fin de partie").
Et la construction du monologue introductif d'Ulysse m'a rapidement happée. Notamment avec cette première phrase très épique, très tortueuses un peu comme pour simuler les méandres de sa mémoire et l'enchevêtrement des souvenirs qu'il va porter.
Bref je sens que ça va me plaire ! Et l'auditrice d'Offenbach que je suis apprécie ce genre de mélanges mythologico-loufoques xD
A bientôt !
Larsenac
Posté le 23/06/2022
Merci pour tes premiers retours. En effet, j'aime bien le mélange des genres. Je suis avant tout un dialoguiste et c'est pourquoi j'ai écris à ce jour plus de pièces que de roman, car c'est avant tout le dialogue qui m'inspire et qui me permets de m'exprimer à travers mes personnages. J'aime le rythme et la mélodie des dialogues, mais j'adore la littérature. C'est un moyen pour moi de m'en approcher.
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