Intrus

Par Rachael
Notes de l’auteur : Une nouvelle rencontre
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Après cette nouvelle découverte, les enfants cherchèrent sans succès d'autres informations sur les opérations des Spatiaux. La plupart des nazgars ne s'y étaient pas suffisamment intéressés pour que cela rende une image précise des actions des visiteurs.

Ils ne savaient que conclure devant la curiosité toute relative des nazgars pour le père d'Arthen. Relative, car elle se bornait à consigner sa visite et à relater leur surprise devant l'existence d'une culture mélangeant les humains et les télépathes. Mais curiosité quand même, puisqu'ils avaient refusé le contact avant l'implication de Kaelán...

 

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Les deux garçons se quittèrent après un tour dans la forêt. Ils y dépensèrent sans retenue l'énergie accumulée pendant les longues heures dans la petite salle obscure. Ils montèrent jusqu'à un belvédère en faisant la course dans un étroit sentier empierré, se poussant et se bousculant, arrivant au sommet dégoulinants, essoufflés et hilares. D'un commun accord, ils s'abstinrent de parler de leurs recherches ; tout ça devait reposer au moins quelques heures.

En rentrant avant l'heure du repas, sous les premières gouttes déversées par de lourds nuages gris, Arthen, à peine plus détendu, ne cessait de retourner dans sa tête une question sans réponse. Quel genre de télépathe était donc son père ? Il mangea sans décrocher un mot, le nez dans son assiette, évitant de croiser le regard de sa mère ou de Sio. Ils auraient sûrement vu que quelque chose le tracassait ! Heureusement, ce soir-là, toute la famille dînait autour de la grande table de la cuisine, comme cela se produisait de temps en temps, quand l'auberge profitait d'un peu de calme, les fois où la pluie dissuadait les citadins de sortir de chez eux. Les conversations allaient bon train, couvrant le bruit de l'averse, et le mutisme d'Arten passa inaperçu dans le joyeux brouhaha. Sa mère s'entendait particulièrement bien avec Lokast, le plus jeune fils de Trisbée : elle le considérait pratiquement comme son petit frère. Avec lui, elle oubliait sa réserve : ils commentaient ensemble sans retenue les derniers potins de la ville. Siohlann les regardait, ses yeux dorés pétillant d'amusement, sans jalousie, bien qu'il ne soit pas partie prenante dans l'échange. Une vraie famille unie et heureuse, songea Arthen sans aucune ironie. Il trouvait Sio et Oanell plus détendus ici, plus spontanés. Il faut dire que Malfin, en chef de famille, se montrait beaucoup moins austère que Lestrenn. Sa jovialité d'aubergiste, non feinte, donnait le ton de ces soirées insouciantes et chaleureuses.

« Il n'y a que moi qui ne suis pas dans l'ambiance », pensa Arthen. Il avait l'impression de trahir sa mère, en découvrant ce qu'elle lui cachait. Mais tout de même, ces secrets le concernaient, lui aussi. Culpabilité et colère : voilà ce qu'il ressentait. Un joli mélange !

Il aurait aimé démolir leur bel édifice de faux semblants, à eux tous dans cette ville, comme cette fourmilière sur laquelle il s'était acharné, ce soir, s'attirant des regards noirs de Djéfen :

- Eh, mec ! C'est pas parce que tu te sens frustré qu'il faut décharger ta fureur sur ces pauvres fourmis. La force ne donne pas tous les droits.

- Eh, ça va, hein ! Je voudrais bien t'y voir, avait-il ronchonné en contemplant son œuvre de destruction, pas trop fier malgré tout.

Les insectes couraient en tous sens, affolés, tentant de mettre à l'abri leurs œufs, exposés au jour par les coups de pied rageurs.

- Tu vois, elles se demandent ce qui leur arrive, si elles vont pouvoir s'en sortir, survivre à cette catastrophe, commenta Arthen, songeur. Je me sens à peu près aussi à l'aise qu'elles.

Djefen s'était esclaffé :

- Arrête de te faire des nœuds à la cervelle, Arth. D'abord, les fourmis ne pensent rien du tout. Elles ne sont pas assez intelligentes pour ça. Quant à toi, il faudrait peut-être que tu en discutes avec ta mère maintenant ?

- Oui, mais là, je me sens encore moins à l'aise, avait-il répliqué sans hésiter.

Parler à sa mère, cela lui semblait impossible. Déjà, parce qu'il avait promis... Aborder le sujet avec Sio, alors ?

 

****

 

Dès son assiette terminée, il monta s'enfermer dans sa chambre, prétextant une fatigue passagère, comme la veille. Pourtant, trois heures après, il tournait toujours dans son lit, incapable de trouver le sommeil. Les nuages avaient disparu, la lune était pleine, d'un jaune lumineux. Arthen se faufila par les couloirs dans l'auberge pas encore fermée à cette heure, en veillant à ne rencontrer personne. Sans le préméditer, il se retrouva dehors, en chemin vers les hauteurs et le repaire dans la forêt qu'il était en train de construire avec Djéfen. Ils avaient un peu délaissé le chantier, ces derniers jours, à cause de leurs recherches, mais la cabane avait déjà fière allure, perchée dans un arbre dominant la ville.

C'était un abri carré, simple, mais robuste, posé sur une fourche dans les branches d'un chêne centenaire. La structure était en bois de résineux, comme les murs et le sol. Le toit n'était pas terminé ; ils avaient seulement étalé des branchages sur les poutres de la charpente, en attendant d'avoir taillé suffisamment de bardeaux de chêne pour garnir toute la surface de la toiture.

Les deux amis avaient transporté les planches avec l'assistance d'un âne, prêté pour l'occasion par la scierie. Siohlann avait aidé pour les plans, la négociation des matériaux, et les découpes du bois, mais les deux enfants avaient tout assemblé seuls. Arthen n'en était pas à sa première cabane - ses cousins lui avaient tout appris -, mais celle-ci était de loin la plus ambitieuse. Pour une fois que dans un domaine, il pouvait en remontrer à Djéfen ! Il avait enfin découvert une faille dans les compétences de son ami : il n'était pas très habile de ses mains. Il se les coinçait entre les planches ou se tapait sur les doigts en plantant des clous ; il râlait, pestait de sa propre maladresse, et regardait avec envie et un respect nouveau Arthen, à l'aise, lui, avec n'importe quel outil. Tout autant d'ailleurs qu'avec les plans, les mesures, et la visualisation dans l'espace : il savait toujours où et comment placer la prochaine planche. Ou presque... Quand il se trompait, il s'en apercevait en général assez vite pour que Djéfen, lui, ne capte rien.

Arthen sourit avec malice en y repensant, pendant qu'il marchait sans bruit vers l'abri. Pour une fois, il ne se sentait pas le plus petit dans leur tandem - il n'avait que douze ans et Djef treize -, ni le plus ignorant. Une situation réconfortante pour son amour propre, même s'il appréciait à leur juste valeur les connaissances de son ami, et l'aide qu'il lui apportait.

Il n'avait pas pour habitude de se promener la nuit dans la forêt ; cependant, il n'était pas inquiet. Les alentours d'Arcande étaient bien plus sûrs que la campagne autour du village. Là, on se trouvait encore à l'intérieur du périmètre protégé d'une barrière. Rien à craindre.

Il restait quand même attentif à son environnement. Des bruits furtifs l'accompagnaient, signe que de petits animaux réagissaient à sa présence. Insectes, rongeurs, et même peut-être renards s'écartaient en l'entendant arriver. Arthen s'en amusait, et tentait de demeurer le plus silencieux possible. Il se concentrait pour marcher sans casser de branches ou déranger de feuillages. Ça lui vidait la tête, et le détournait des questions sans réponses qui le tracassaient.

C'est probablement pour cette raison que l'intrus ne le repéra qu'au dernier moment. En arrivant au pied de la cabane, l'enfant vit soudain une forme émerger au-dessus de lui. Sa taille, à peu près. Elle se jeta depuis la plateforme, du côté opposé à Arthen, qui entendit un cri de douleur étouffé. La chute avait dû être rude ! Avant même qu'il ait eu le temps de réagir, le visiteur s'était relevé, et disparaissait dans la forêt.

- Eh, t'es qui ? Attends !

Sans y réfléchir à deux fois, le garçon s'élança à la poursuite du fugitif. Celui-ci boitait, ce qui permit à Arthen de ne pas se faire distancer, malgré son ignorance du terrain. L'autre paraissait en revanche bien le connaître : il zigzaguait entre les arbres, dans cette partie de la forêt un peu austère, composée essentiellement de grands sapins. Arthen dût plusieurs fois s'arrêter et faire un crochet, pour trouver un passage entre les branches mortes des géants, aiguisées comme des pieux et entrelacées comme du grillage serré. Il rattrapait ensuite son retard en accélérant à fond dans les zones à la végétation plus clairsemée. Le fuyard finit quand même par échapper à son poursuivant, qui se retrouva soudain devant la clôture de protection de la ville, stoppé en plein élan. De l'autre côté, son gibier, silhouette indistincte, le salua d'une petite révérence moqueuse, avant de disparaître pour de bon. Impossible ! Comment avait-il pu s'élever au-dessus de la barrière, si haute qu'elle était réputée infranchissable ? Arthen lança deux ou trois jurons pour la forme, puis se laissa tomber dans l'herbe, hors d'haleine, et sourit à la lune, qui sembla lui faire un clin d'œil en retour. Voilà qui promettait !

Il rentra en repassant par la cabane. On n'y voyait pas grand-chose à l'intérieur, mais quand même assez pour qu'il découvre, au sol, un objet qu'il prit pour un livre, avant d'identifier un carnet de notes, habillé d'une écriture cursive un peu penchée, élégante, mais illisible à la faible lueur de la lune.

Arthen rejoignit la civilisation sans encombre. Il monta sans bruit dans sa chambre, et sortit de sa poche le carnet. Là, éclairé par sa lampe de chevet, il ouvrit au hasard. On n'aurait pas dit un récit ni un journal, comme aimaient à en tenir les voyageurs ; certains lui avaient montré les leurs, à l'auberge. Les plus beaux mêlaient écritures et dessins illustrant les endroits parcourus. Non, il n'y avait ici pas d'entrées de dates, pas de descriptions de lieux ou de trajets. Pas non plus de chiffres, ou bien de listes de courses. Non, rien de tout cela. Des phrases courtes, de petits paragraphes que rien ne semblait relier, semés d'images étranges : un passage parlait d'odeurs de lune et d'envolées autour d'un feu, un autre de garçons à la peau nue.

Arthen persévéra un moment, mais s'il y avait un sens, au-delà de celui des mots, il lui échappait. Il referma le carnet, dépité, et s'endormit en se remémorant les étapes de la poursuite. Quel était cet être mystérieux qui pouvait traverser la barrière, et épiait Arcande la nuit ? Pourquoi le faisait-il ? Et si quelqu'un pouvait pénétrer leurs défenses à sa guise, cela ne mettait-il pas la ville en danger ?

 

****

 

Le lendemain, à l'école, Arthen raconta son épopée nocturne à son ami, qui partagea sa curiosité. Les deux enfants décidèrent de ne rien dire pour le moment, et d'essayer d'élucider l'affaire eux-mêmes. Le secret lié à la naissance d'Arthen pouvait patienter. Ça attendait bien depuis douze ans... La découverte des motivations et de l'identité du visiteur de la veille revêtait un caractère beaucoup plus urgent pour la sécurité de la ville.

Le garçon se sentit soulagé. Il n'avait aucune envie d'aller questionner sa mère ou Sio aujourd'hui. Il désirait des réponses, mais il ne s'estimait pas encore prêt à les entendre.

Ils coururent à leur cabane dès la fin des cours, avec leur déjeuner. Djéfen tempéra les ardeurs de son ami :

- Tu ne crois quand même pas qu'il va se pointer ce soir ?

- S'il veut récupérer son carnet, il reviendra.

Il montra l'objet à Djéfen, qui plissa les yeux avec perplexité en le compulsant. Il tourna les pages, s'arrêtant par endroit, alors qu'Arthen bouillait d'impatience. Il finit par le rendre à son ami en déclarant avec hauteur :

- Pff ! Ton inconnu, c'est un poète !

Un poète ? Arthen avait déjà entendu de la poésie, bien sûr, le soir au coin du feu, au village, mais ça avait glissé sur lui, comme tout ce qui ne l'intéressait pas particulièrement. À peu près comme la culture des pommes de terre... Un souvenir lui revint : une réflexion de sa mère, un soir de lecture, assimilant les poètes et les écrivains à des guerriers qui se battaient avec des mots plutôt que des armes. Il avait trouvé le propos cocasse à l'époque, et en avait rigolé avec ses cousins. Sa mère disait des choses si étranges quelquefois... Inspirés par l'image, les enfants présents avaient chacun attrapé un livre, même la plus petite de cinq ans, et s'étaient bagarrés en les utilisant comme massues, récoltant des punitions du grand-oncle pour avoir abimé des objets de valeur. Arthen sourit tout seul : il n'y avait jamais repensé avant ce soir.

- Si c'est un poète, c'est une bonne nouvelle, non ? Les poètes sont des gens pacifiques ?

Djéfen haussa les épaules :

- Sais pas ! Si on met la main sur ton poète, ce sera le premier que je rencontre.

- Eh, c'est pas mon poète ! protesta Arthen. Et puis, je peux te promettre qu'il va falloir courir vite pour l'attraper.

En parlant, ils fouillèrent la cabane et les alentours. Près de l'endroit où Arthen avait assisté à la chute, ils trouvèrent quelques plumes. Une coïncidence ? La forêt ne manquait pas d'oiseaux, qui perdaient quelquefois leur plumage et leur vie, sous les dents d'un renard... Mais il y avait aussi les hommes-oiseaux que Djéfen avait décrits à son ami, dans le village en bas de la falaise. Ils étaient couverts de plumes, aussi étrange que cela puisse paraître à Arthen. Que penser ? Est-ce qu'un alter pouvait écrire des poèmes ?

 

 

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Sunny
Posté le 06/11/2013
Bonsoir ! 
Je me décide à laisser un premier commentaire au lieu de flirter avec le spoiler sur ton Journal de bord, héhé.
J'ai trouvé ce chapitre parfaitement intéressant, tant du fait que des questions que je me pose moi sur ce mystérieux inconnu (il fait la même taille qu'Arthen, donc si c'est pas un alter homme-oiseau, c'est un gosse ? un nain ? et si c'est bien un alter, est-ce que c'est aussi un gosse ou les hommes-oiseaux sont tous petits ? et si c'est réellement un homme-oiseau pourquoi il s'est laissé tomber au lieu de voler ? *petits neurones tournent, tournent*), que du fait de la question que ça pose à Arthen x) Comme quoi ces fameux alters ne sont peut-être pas tous des sauvages et que si certains le sont, ils y ont peut-être été un peu poussés.
Wah, et j'attends avec impatience la (potentielle ?) conversation de Sio et d'Arthen à propos du fameux paternel. Pas seulement pour en savoir plus sur Kaelàn, mais aussi pour en savoir plus sur Sio parce que je suis persuadée que ça en dévoilera sur lui. D'ailleurs, je me demande si cette proposition faite à Arthen de l'accepter comme père ne découle pas d'une promesse faite à Kaelàn... Enfin bon là je m'avance peut-être un peu beaucoup. xD 
Voilà. Je suis impatiente de découvrir la suite maintenant ^^
Bonne soirée. 
Rachael
Posté le 06/11/2013
Oh, une nouvelle commentatrice !! 
Tu en sauras vite plus sur ce mystérieux inconnu. Mais c'est bien d'avoir des lecteurs impatients... 
Concernant la conversation entre Arthen et Sio, cela devra attendre un peu, parce que c'est ce mystère de l'intrus qui va devenir la priorité des garçons pour le moment...
Merci Silversun de ton commentaire, j'espère te revoir par ici (mais tu peux aussi lire sans commenter, ou laisser des petits mots doux sur mon journal !)
A bientôt !
Olga la Banshee
Posté le 07/02/2018
J'aime beaucoup le passage de la cabane... C'est bien écrit, et ça fait une respiration dans les réflexions d'Arthen !<br />"On n'aurait pas dit un récit ni un journal, comme aimaient à en tenir les voyageurs" > le début de cette phrase me semble bizarre...
Rachael
Posté le 07/02/2018
merci ! j'irai relire la phrase en question.
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