Après le dîner, ils s'étaient esquivés de chez eux pour se retrouver en lisière de la forêt, pas loin de l'auberge, comme deux conspirateurs. La nuit était claire comme la veille, la lune encore rebondie et réjouie éclairait leur route, ses rayons se faufilant entre les branches des grands sapins. Il faisait doux, l'été s'installait, les longs jours réchauffaient le sol. La brise de la nuit restituait les odeurs subtilisées dans la journée : herbe coupée des champs, résine des pins de la forêt, senteur terreuse des prés humides gorgés d'eau. On ne se trouvait plus vraiment en montagne ici, mais on n'en était pas si loin ; Arthen, nez au vent, avait cru reconnaître des parfums descendus des sommets.
Ils avaient fait le chemin en silence, conscients du sérieux de la mission dont ils s'étaient eux-mêmes investis. À l'arrivée, tout était calme. Ils s'étaient installés dans un buisson transformé en cachette dans la journée, après une séance de travaux sur la cabane.
Ils discutaient maintenant à voix basse, examinant les hypothèses concernant leur poète. Arthen pensait que l'intrus était un homme-oiseau, à cause des plumes. Il pouvait avoir volé au-dessus de la barrière. Djéfen se moqua en déclarant que les hommes-oiseaux ne volaient pas. Ils présentaient des caractéristiques aviaires, comme des plumes ou des yeux arrondis, de couleur orange pour certains. Mais ils possédaient des bras, et pas d'ailes.
Il se figurait quant à lui que le visiteur était une femme, ou une jeune fille, d'après la corpulence décrite par Arthen, ou les poèmes du carnet.
- On a peut-être raison tous les deux, argumenta Arthen, boudeur. Et puis, tu n'expliques pas comment il ou elle a franchi une barrière de dix mètres de haut !?
- Simple ! Soit il y a une faille, soit elle est passée par-dessus. La première solution est la plus vraisemblable, parce que sinon, comme je ne crois pas à ton homme ailé, je dirais qu'il s'agit de pouvoirs psys.
- ...
- De pouvoirs psychiques ; télépathiques, si tu préfères !
- Les paths peuvent voler ? demanda Arthen, ahuri.
- Tu ne sais vraiment rien, Arth ! soupira Djéfen. Les télépathes ordinaires ne peuvent pas, bien sûr, mais les nazgars, si ! Ce n'est pas vraiment voler, ils se soulèvent du sol en manipulant la gravité.
Arthen ne réagit pas, occupé à assimiler la nouvelle. Son ami le fixa d'un air exaspéré :
- Je suis en train de t'expliquer que selon ton hypothèse, on poursuit potentiellement un ou une nazgare.
- Ça ne tient pas debout ! objecta le garçon en secouant la tête avec énergie. Pourquoi il se serait enfui devant moi, la nuit dernière ?
- Pas faux, concéda Djéfen. Alors, il y a une faille dans la barrière !
Rassurés par leur conclusion, ils continuèrent leur guet, à tour de rôle. Vers le milieu de la nuit, Djéfen, qui veillait, pressa l'épaule d'Arthen, un doigt sur la bouche. En silence, ils observèrent une ombre qui ondulait, à peine discernable, le long des arbres. La silhouette était menue, pas très grande. Elle se déplaçait sans aucun bruit, à croire qu'elle ne touchait pas le sol...
- Fille ! murmura Djéfen à l'oreille d'Arthen.
- Ouais, possible, répondit ce dernier sur le même ton.
Cette constatation augmenta leur confiance d'un cran. Si c'était une fille, à deux, ils n'auraient pas de mal à la maîtriser.
Ils avaient décidé à l'avance de laisser l'inconnu(e ?) monter sur la plateforme, avant de profiter du manque de visibilité depuis le haut pour s'approcher. Embusqué sous la cabane, Djéfen attendrait qu'elle redescende pour la ceinturer. Arthen se positionnerait pour lui couper la route si elle réussissait à s'enfuir.
La silhouette ne fut pas longue à réapparaître, le carnet à la main. Là, les choses se corsèrent. Quand Djéfen chercha à l'arrêter, en bas de l'échelle, elle le repoussa violemment, l'envoyant les fesses dans les ronces, et détala. Arthen, placé sur son chemin, l'attrapa par le poignet :
- Attend, on veut juste te parler !
Elle s'efforça de se dégager ; n'y parvenant pas, elle fit quelque chose que le garçon ne comprit pas. Projeté en arrière par une force irrésistible, il entendit le bruit de son crâne qui heurtait quelque chose. Il glissa le long d'un toboggan sans fin...
****
Sonné, les oreilles bourdonnantes, Arthen se retrouva assis par terre contre le fût de l'arbre qui l'avait traîtreusement frappé par derrière. Ouvrant les yeux, qu'il avait fermés par réflexe, il découvrit deux grands yeux de couleur orangée qui le scrutaient, éclairés par la lampe de Djéfen. Deux grands yeux ronds. Il se sentit capturé par ce regard, captivé par les longs cils et le frémissement des iris. Sa vision s'élargit, saisissant un visage fin et délicat, un teint pâle, des cheveux châtains bouclés. Et des plumes, mêlées à la chevelure dans une coiffure sophistiquée. Une suite de tintements clairs attira son attention vers des anneaux d'argent aux formes convolutées, accrochés à des oreilles mignonnes.
Il observait tout cela, dépourvu d'inquiétude, léger et détaché.
- Je suis désolée, articula-t-elle lentement, avec un accent étrange.
Était-ce réel, ou une construction de son imagination ? Dans le premier cas, pensa-t-il, ils avaient gagné tous les deux. Leur visiteur était bien une fille, pas encore une adolescente ; ses yeux révélaient sans doute possible son appartenance au village des hommes-oiseaux. Le garçon réalisa que les plumes de sa chevelure n'étaient pas une parure, mais une partie d'elle.
S'il rêvait, était-elle un de ces anges mythiques qui accueillent les mourants au seuil de l'au-delà ? Djéfen l'avait dit, les hommes-oiseaux n'avaient pas d'ailes ; les anges, si... Arthen tenta de tordre le cou pour voir si la créature en possédait. Une douleur à l'arrière de son crâne le fit grogner.
Le visage fut brutalement remplacé par celui de son ami ; il avait bousculée la fille sans ménagement pour prendre sa place :
- Eh, Arth ! Ça va ?
Arthen fronça les sourcils, contrarié. Apparemment, ce n'était pas un rêve... Ignorant les vociférations de Djéfen, il chercha des yeux son inconnue. Il ne fallait pas qu'elle parte ; ou plutôt il ne voulait pas qu'elle parte ! Il la retrouva, derrière Djéfen, le considérant d'un air étonné. Leurs yeux se trouvèrent de nouveau.
- Pourquoi désires-tu que je reste ? demanda-t-elle, perplexe. Tu fais partie des peaux nues, et moi du peuple des oiseaux. Jamais nous ne réussirons à nous comprendre.
Arthen sentit son esprit qui s'éclaircissait. Assez pour raisonner avec elle :
- Alors, pourquoi passes-tu tes nuits à épier notre ville, si ce n'est pas pour nous comprendre ?
Elle fronça les sourcils, prise en défaut, et répondit sur un ton défiant :
- J'aime bien la cabane.
- On peut t'y inviter, si tu promets de ne plus nous jeter par terre, proposa Arthen, sans même consulter Djéfen.
- Non merci, répliqua-t-elle en se reculant.
- Eh, minute ! lança Djéfen en lui saisissant le poignet. Tu ne comptes pas partir comme ça ? Tu nous dois quelques explications.
Arthen ne comprit pas ce qui suivit. Djéfen se figea, la dévisagea avec des yeux ronds et la lâcha comme s'il s'était brûlé les doigts à son contact.
- Va-t-en ! gronda-t-il entre ses dents.
Elle recula de deux pas, jeta un dernier regard à Arthen puis tourna les talons, disparaissant en deux secondes dans la forêt. Celui-ci voulut crier « non », mais les mots s'étouffèrent dans sa gorge, il n'en sortit qu'un geignement. Il avait bougé, son cerveau avait explosé dans sa boîte crânienne. Ou peu s'en faut, s'il en croyait ses sensations. Il s'assit avec précaution, et laissa son ami tâter la bosse à l'arrière de sa tête.
- J'ai rien compris, se plaignit-il. Pourquoi tu l'as fait partir ?
- C'est une path, Arthen ! Elle a parlé dans mon esprit. Je suis sûr qu'elle détient des pouvoirs bizarres. Il vaut mieux se tenir à l'écart de cette fille.
- Mais... c'est une alter ! Ils ont des télépathes, chez eux aussi ?
- Faut croire, grommela Djéfen en haussant les épaules.
- On ne sait même pas comment elle s'appelle ! bougonna le garçon avec dépit. Et on ne lui a pas rendu son carnet...
Il commençait à en avoir marre des télépathes. Incroyable, on aurait dit qu'il en sortait de partout autour de lui !
Contente de retrouver ton écriture limpide ! De belles descriptions, une intrigue qui avance suffisamment vite... Il était temps que je revienne !
Superbe chapitre, encore une fois :D J'ai trouvé le rythme de l'épisode vraiment bien fichu, l'attente n'est pas trop longue et les événements paraissent bien rodés. Je me suis quand même demandé si l'évanouissement d'Arthen était vraiment nécessaire, puisqu'il ne se passe rien d'important, à première vue, entre sa perte et sa reprise de connaissance. Il pourrait simplement se cogner. A moins que cela ait une raison particulière pour la suite ?
Et quelle belle entrée en scène pour ce nouveau personnage ! Je commençais à me dire que ça manquait de filles :P La description de sa figure est vraiment géniale, j'ai hâte d'en savoir plus sur elle. En plus, j'ai l'impression qu'elle pourrait devenir un perosnnage assez important (hum, je fais de l'euphémisme...) vu comment Arthen réagit à sa vue, et je trouve ça super d'avoir l'occasion de connaître une "path" ^^
Une petite remarque : j'ai remarqué trois répétitions du mot "chacun" au début du chapitre !
En tout cas j'adore toujours autant... Vivement la semaine prochaine :D
Oui, ça manquait de filles, je suis bien d'accord ! Et tu vas voir, celle-là elle va prendre sa place !
Mhm, c'est vrai, pour l'évanouissement, c'est peut-être un peu trop "dramatique", il pourrait juste être sonné sans perdre connaissance. J'm'en va y réfléchir...
Merci pour les "chacun", ca m'avait échappé.
Et Meeerrciiiiiii pour ton commentaire qui m'a encore fait très plaisir !
A bientôt pour la suite...