Après plusieurs jours de marche, j’avais enfin trouvé l’endroit parfait pour me poser calmement et réfléchir un peu. Sur le bord du chemin en terre que j’empruntais, se trouvait un grand arbre suffisamment feuillu pour garantir un coin d’ombre important. La journée était plutôt chaude pour un printemps où aucun nuage n’avait traversé le ciel. Je sortais donc du sentier pour me diriger vers cet arbre, je posai mon sac au sol et m’adossai contre le tronc ferme qui fit immédiatement prendre à mon dos une position particulièrement droite bien qu’un tant soit peu inconfortable. Avant de m’atteler à la tâche, j’essayai de profiter du paysage qui s’étalait devant mes yeux : des champs de colza à perte de vue ondulaient au gré du vent et étaient surplombés par de grands pics très peu enneigés au nord, là où se trouvait ma prochaine destination. Tout en prenant quelques gorgées d’eau, je sortis mon carnet dans lequel se trouvait diverses notes et témoignages sur ma prochaine étape dans le but de déterminer le nombre de jours à passer dans la cité de l’éternité : Aetenor.
Je trouvais le nom de cet état plutôt harmonieux, agréable à l’oreille reflétant la part de mystère qui entoure ce lieu. Pourquoi était-elle surnommée la cité de l’éternité alors que les rares récits de voyageurs parlant de ce pays n’évoquent jamais en quoi l’éternité le qualifie, c’était vraiment quelque chose qui m’intriguait. Cela m’intriguait suffisamment pour que je consente à m’arrêter dans les montagnes, alors qu’il ne s’agissait même pas de ma destination initialement prévue. Mais bon, malgré la difficulté d’accès, couper par ici me ferait gagner pas mal de temps. Autant en profiter pour en faire une halte. De plus, au vu de l’isolement du territoire, je doutais fort qu’il soit en guerre avec quiconque malgré un pouvoir royal plutôt ferme et non ouvert aux changements selon certains rapports. Enfin bref j’espère juste que les étrangers sont bien accueillis, ou au pire tolérés, je n’ai jamais lu ni entendu personne se plaindre des habitants donc j’imagine que ça ira. Après avoir relu plusieurs fois mes documents pour être de n’avoir oublié aucun détail ni remarqué d’information contradictoire j’en concluais que pour le moment mon séjour serait d’au minimum 6 jours.
Je décidai alors de reprendre la route après cette courte halte bien agréable. Je suivais un chemin de terre devenu de plus en plus sinueux à mesure que je m’approchais des montagnes entourant Aetenor. Bientôt, le sentier laissa place à un parcours tortueux et rocheux, à seulement une demi-journée de marche de ma destination. Le soleil commençant à se coucher, il était plus prudent de s’arrêter ici pour la nuit. Emprunter une telle route bordée de précipices en pleine nuit ne serait pas raisonnable. Je passerai donc la nuit à la belle étoile, malgré un temps qui s’était rafraîchi, certainement à cause de l’altitude et de la proximité des sommets enneigés.
Je trouvai donc une surface relativement plane dans la forêt, en m’éloignant quelque peu du chemin, sur laquelle je pouvais monter ma tente et démarrer un petit feu. Il ne me restait plus qu’un morceau de pain rassis et un bout de viande séchée à me mettre sous la dent; cela ne suffisait pas à apaiser ma faim après une si longue journée de marche. Mais n’ayant que de faibles connaissances sur les produits comestibles que l’on pouvait trouver dans la nature, je dus me contenter de ça pour cette fois. J’espérais alors rejoindre Aetenor d’ici midi, le lendemain.
C’est sur ces pensées que je m’endormis de fatigue dans ma tente, le ventre à moitié vide certes, mais avec la conviction de découvrir ce que signifiait « l’éternité » de cette nation.
C’est aux premiers rayons du soleil que je levai le camp et repris mon périple le long des montagnes. En milieu de matinée, le ciel se couvrit de menaçants nuages sombres. Je devais alors me hâter de rejoindre ma destination avant que la pluie ou la neige ne tombe. Mais c’est justement quand j’aperçus enfin la grande porte permettant d’accéder à la ville qu’il se mit à tomber des trombes d’eau. J’arrivai à l’entrée de la cité, mouillé jusqu’aux os, et ayant manqué de trébucher une bonne dizaine de fois.
À gauche de la grande porte se trouvait le poste de garde où je devais passer pour enfin entrer dans Aetenor. J’arrivai plutôt brusquement dans le petit bâtiment, ce qui fit légèrement sursauter le garde assis sur une chaise derrière un bureau en bois. Je pensai qu’il fut moins surpris de me voir débarquer en courant et complètement trempé que de recevoir un étranger voulant rester quelque temps dans la ville. Il commença alors à me poser quelques questions sur la raison de ma venue et la durée de mon séjour. Je lui répondis de manière succincte, en lui expliquant que j’étais un voyageur de passage et que j’avais besoin de rester ici au maximum deux semaines pour préparer la suite de mon périple.
Il me demanda de vider mon sac et de retirer tout ce que je portais sur moi. Je déposai alors, dans un premier temps, ma rapière et mon pistolet à silex sur la table. Pendant que je sortais le reste de mes affaires, il regarda mon pistolet avec un air d’incompréhension, puis me demanda, d’un ton méfiant, de quel type d’arme il s’agissait. Sa question me laissa perplexe : bien que les pistolets soient plutôt récents, ils se sont rapidement imposés comme des armes anti-personnel importantes, et voir un soldat à la frontière du pays ne pas en reconnaître un me semblait étrange.
Dans le doute, je préférai lui mentir en lui expliquant qu’il s’agissait d’un outil faisant fuir les animaux sauvages tels que les ours ou les loups, à l’aide d’un grand bruit et d’étincelles causées par le frottement du silex avec le métal. Mon coup de bluff fonctionna. Après avoir inspecté mes affaires et m’avoir fait payer un droit de séjour étonnamment très bas, il envoya un messager afin de prévenir sa hiérarchie de la venue d’un voyageur.
Quelques minutes plus tard, je fus enfin autorisé à pénétrer dans la ville, et on m’assigna une sorte de guide pour m’aider à trouver un logement et qui pourrait m’indiquer les échoppes des meilleurs artisans de la ville. En sortant du poste, je découvris enfin, malgré la pluie qui s’était légèrement calmée, Aetenor. On pouvait voir, dans la vallée, une ville qui avait l’air d’être composée quasiment uniquement de maisons en bois à deux ou trois étages au maximum. À l’est, un château gris en pierre surplombait les lieux. À l’ouest se trouvait une forêt, quelques champs destinés à nourrir la population, ainsi qu’une rivière qui descendait des montagnes à travers la forêt et qui terminait sa course dans un lac.
Une étrange sensation parcourut mon corps à la vue de ce paysage, qui, à première vue, semblait plutôt classique, mais dont l’ensemble me paraissait incohérent avec ce que j’avais pu voir auparavant. C’est alors que le guide me sortit de mes pensées et me conduisit vers un endroit où je pourrais rester quelque temps, tout en me demandant quels matériels ou services j’aurais besoin de trouver pour préparer la suite de mon voyage.
Pendant que nous descendions le chemin menant à la ville sous une pluie très fine, le guide m’expliqua que je pourrais loger dans une sorte d’auberge tenue par un couple d’une quarantaine d’années. Ils avaient une chambre tout à fait convenable à me mettre à disposition, et m’expliqua que malgré leur enfant un peu turbulent, l’endroit était calme. Je pourrais donc y planifier mon voyage tranquillement. Après une vingtaine de minutes de marche, nous arrivâmes enfin devant les premières habitations. Mes observations étaient justes, celles-ci étaient toutes faites en bois et bien loin des standards que je connaissais. Ce que je trouvais curieux aussi, c’était qu’aucun lampadaire ne bordait la route, qui n’était d’ailleurs même pas pavée. De plus, une forte odeur mêlant bois trempé, boue collante et fumée mal éteinte stagnait dans l’air et, même si je ne devais pas sentir très bon non plus, me dérangeait particulièrement.
Après avoir traversé cette partie résidentielle aux abords de la ville, nous arrivâmes à destination. Un bâtiment, toujours en bois, de deux étages, avec une toiture légèrement inclinée et construit en longueur au bout d’une impasse ; celui-ci avait plus l’air de ressembler à une taverne tirée d’un roman fantastique plutôt qu’à une auberge. C’est en entrant dans la bâtisse que mes doutes se confirmèrent : c’était en un sens un grand restaurant, avec certainement des chambres au-dessus. Je regardai rapidement l’heure sur ma montre à gousset, et bien qu’il fût midi, je trouvais l’endroit bien plus agité que ce qu’on m’avait décrit. Un véritable capharnaüm régnait dans cette grande pièce, mêlé à des bruits de vaisselle en bois et de chopes en métal qui se cognaient. Enfin, le guide me demanda de le suivre et me présenta aux patrons du lieu : un grand gaillard brun aux yeux et cheveux noirs, ainsi que sa femme, une grande brune aux yeux tout aussi noirs. Je me fis aussitôt la remarque qu’ils avaient plutôt l’air d’être frère et sœur au vu de leur ressemblance, mais passons. Ils me saluèrent tous deux d’un air assez amical et me proposèrent de me faire couler un bain le temps que je dépose mes affaires dans la chambre.
J’acceptai évidemment: rien de tel qu’un bon bain après avoir couru sous la pluie pendant une heure.
La femme m’indiqua le chemin de l’endroit où je pourrais loger, qui n’était étonnamment pas à l’étage mais à l’arrière de l’édifice. En effet, à l’arrière se trouvait une grande cour avec une petite maisonnette d’un seul étage. C’était donc ici que je serais logé. À l’intérieur se trouvait une grande pièce principale avec un lit, un bureau sous une fenêtre avec vue sur un petit ruisseau, deux chaises en bois, et une baignoire en bois qui ressemblait plus à un long tonneau, dans une pièce à part. Après m’avoir fait visiter, la femme me demanda ce que je voulais manger après mon bain, et si je pouvais lui déposer mes affaires sales dans un panier posé au niveau de la porte d’entrée, pour qu’elle aille les laver. Je lui répondis qu’un plat simple et rapide à faire m’irait très bien. Au même moment, le mari arriva avec son fils, portant des seaux d’eau chaude pour mon bain. Ils les versèrent dans le tonneau, et la famille partit en me souhaitant une nouvelle fois la bienvenue à Aetenor.
Tout en me déshabillant, je pensais tout de même que cet accueil me semblait bien chaleureux pour un simple nomade comme moi, surtout dans un pays aussi isolé et qui ne reçoit quasiment jamais de visiteurs. D’autant plus que l’endroit paraissait en retard technologiquement, avec le garde qui ne reconnaissait même pas un pistolet, ainsi l’allure des bâtiments vraiment inhabituelle. Il faudrait que je commence à enquêter dès demain, et peut-être que derrière tous ces éléments inhabituels se cache le secret de l’éternité.
C’était sur ces pensées que je plongeai dans le bain et profitai de cet instant de répit, avec, dans la baignoire, comme bruit de fond assez éloigné, le brouhaha du restaurant.
Après une quinzaine de minutes, je me rendis dans le restaurant où l’agitation n’avait pas diminué. Je vis, assis à une grande table, le guide qui semblait avoir rencontré des connaissances et qui devait certainement parler de l’étrange voyageur qui venait d’arriver en ville. Je décidai alors de m’asseoir sur une petite table au fond de la salle pour ne pas attirer l’attention.
En m’asseyant, je balayai du regard toute la pièce. Même si le temps était plutôt nuageux, la salle restait sombre. C’était parce qu’elle était éclairée par plusieurs gros chandeliers à bougies suspendus au plafond. J’eus également l’impression que toutes les personnes présentes partageaient la même couleur de cheveux, la même teinte de peau, et quasiment la même taille.
Je fus sorti de mes pensées par la gérante qui m’apporta de l’eau dans une carafe en métal cabossé, un verre, des couverts, et une assiette contenant le fameux plat du jour, tous faits en bois. C’était un ragoût de lentilles accompagné d’une généreuse tranche de lard fumé, dans lequel trempait une tranche de pain noir. Ce n’était pas le repas le plus sophistiqué du monde, mais il avait au moins le mérite de remplir convenablement mon ventre qui criait famine. La viande était vraiment bonne, le ragoût bien salé, et seule la tranche de pain, un peu rassie, trahissait l’âge du repas.
Au milieu du repas, je ne fus pas rejoint par le guide, mais bien par l’enfant des gérants, un petit bonhomme d’une dizaine d’années qui était le portrait craché de ses parents.
— C’est vrai que tu viens de l’extérieur ? C’est comment dehors ? me demanda le jeune garçon.
Ne sachant pas trop quoi lui répondre, je lui dis :
— Oui, je suis un voyageur qui va de pays en pays.
Entre deux bouchées, j’ajoutai :
— Le monde est très varié, je ne peux pas te donner une seule réponse.
— C’est génial ! Moi aussi, quand je serai grand, je partirai explorer le monde comme toi ! s’exclama le petit. Mais avant ça, je dois passer l’Urteil dans quelques jours.
— L’Urteil ? demandai-je intrigué.
— Il s’agit d’un examen que tous les jeunes de son âge passent. En plus, les résultats sont donnés le jour de la fête nationale, me répondit le père, qui avait rejoint la discussion entre-temps. Vous avez de la chance, vous pourrez y assister, ce sera sur la grande place dans une semaine.
— C’est avec plaisir que j’assisterai à cette fête, lui répondis-je poliment.
Le père étant venu récupérer le fils, je pus terminer mon assiette tranquillement. Ce fut à la fin du repas que le guide vint me chercher pour entreprendre une visite de la ville, en ce début d’après-midi nuageux.
Au moment de quitter l’auberge, le guide cria au patron de mettre mon repas sur sa note. Étant donné que mes économies commençaient vraiment à devenir maigres, je le remerciai chaleureusement tout en le suivant hors du bâtiment.
Après une petite dizaine de minutes de marche dans des rues boueuses, nous arrivâmes à l’entrée d’une grande place pavée, entourée de quelques immeubles en pierre, bordés de plusieurs lampadaires. Mais ce qui ressortait le plus de cet endroit, c’était l’immense statue entièrement en cuivre en son centre, tournée vers le château royal que l’on voyait au loin. Ce monument d’une dizaine de mètres de haut surplombait entièrement la place. Il représentait un homme et une femme, dos à dos. Ils étaient légèrement éloignés l’un de l’autre, mais suffisamment proches pour se tenir la main. L’homme avait le regard tourné vers le bas ; il observait une mauvaise herbe posée dans le creux de sa main, tandis que la femme gardait la tête levée vers le ciel, les yeux fermés, brandissant une gerbe de blé dans l’autre main.
La place dénotait totalement par rapport au reste du pays, qui était plutôt rural, voire carrément arriéré. Elle était certainement le lieu de vie des grands de ce pays, qui avaient largement privilégié leur confort au détriment du développement global de la cité. Malheureusement, une telle disparité entre les classes sociales n’était jamais synonyme de stabilité politique : soit le pays était au bord de la guerre civile, soit le gouvernement exerce une forte pression sur le peuple pour maintenir l’ordre. Même si cela pouvait s’expliquer par l’isolement de la nation, il était curieux que la plupart des technologies modernes ne soient présentes qu’en un seul endroit, alors que le reste semblait figé plusieurs siècles en arrière.
Le guide me tira de mes pensées en m’expliquant la symbolique de la statue. Elle représentait parfaitement la façon de penser du pays : la femme, symbole de pureté et de prospérité, faisait face au château, tandis que l’homme incarnait le rejet et l’échec. Elle fut érigée par les fondateurs de la cité il y a bien des siècles, et désormais, tous les jeunes passant l’Urteil la visitent pour qu’elle leur porte chance.
Il m’expliqua ensuite qu’au sommet de la colline se trouvait le château de la famille royale, descendants directs des fondateurs de la ville. Ils seraient présents lors de la fête nationale, le seul moment de l’année où ils quittent leur château. Il me demanda alors si je souhaitais être présenté au forgeron pour faire entretenir mes armes. Je lui répondis que ce n’était pas nécessaire, et que je souhaitais plutôt savoir s’il existait une bibliothèque.
En réalité, je ne voulais pas lui dire que je n’avais pas les moyens de payer les services d’un forgeron, même si mon épée aurait bien eu besoin d’être un peu polie et affûtée. De toute façon, je comptais consacrer ces premiers jours-là à me documenter sur cette nation. Je ne voulais pas repartir sans avoir compris ce qui fait d’eux le peuple de l’éternité.
Malgré ma question simple, je perçus une hésitation dans son regard, comme s’il ne savait pas quoi répondre. Il me demanda ce que je comptais faire à la bibliothèque. Voyant que cela semblait poser problème, je choisis de mentir encore une fois. Y avait-il quelque chose que je ne devais pas apprendre sur le passé ou les coutumes du pays ? Je lui répondis que la lecture faisait partie de mes passe-temps favoris, et que j’aimerais simplement lire un peu pour me remettre de mon voyage.
Après quelques secondes d’hésitation, il m’indiqua où se trouvait la bibliothèque nationale. Elle se situait au bout de la grande place : le dernier immeuble avant d’atteindre le pied de la colline du château royal.
À la suite de cette étrange discussion, le guide me fit faire le tour de l’allée marchande, puis me raccompagna à l’auberge en fin de journée. Finalement, mon premier jour à Aetenor ne fut pas de tout repos. N’ayant pas très faim, je demandai une simple soupe à la gérante, que j’avalai rapidement, laissant quelques pièces sur la table en guise de paiement. Une fois revenu dans ma chambre, je fis le bilan de cette première journée. Étant donné que je n’avais rencontré aucun signe d’hostilité, et que j’avais trouvé de quoi manger et dormir pour toute la durée de mon séjour dès le premier jour, je pouvais déjà m’accorder trois jours de plus. Après l’avoir noté dans mon carnet, je me couchai en espérant que demain, je pourrais enfin trouver des pistes sur l’éternité d’Aetenor.
Le lendemain matin, je me réveillai avec les premiers rayons du soleil qui venaient me caresser la joue. Je me levai difficilement de mon lit à cause du froid qui régnait dans la pièce, et je me rendis vers la table du bureau pour remonter ma montre à gousset. Mais en regardant l’heure, je constatai à ma grande surprise qu’il était déjà 10 h passées. Comment avais-je pu dormir aussi longtemps ? En levant les yeux vers les montagnes entourant Aetenor, je compris qu’ici le soleil se levait bien plus tard, caché par les sommets. Moi qui comptais arriver de bonne heure à la bibliothèque…
Je me dépêchai de m’habiller pour me rendre à la grande place sans prendre de petit-déjeuner.
Sur le chemin, je ressentis une forme d’animosité de la part des gens que je croisais. Ce n’était en rien comparable avec les moments où j’étais accompagné du guide. Les passants me lançaient des regards méfiants. Les femmes s’écartaient, rapprochant leurs enfants près d’elles, comme si j’étais un danger, une bête errante dans la ville.
En arrivant sur la grande place, je fus cette fois ébloui par les rayons du soleil qui se réfléchissaient sur la statue de bronze. Je bousculai par erreur un petit garçon, qui tomba à la renverse.
Tout le monde s’arrêta et me fixa, comme si je venais de commettre un crime en plein jour. Je tendis la main vers l’enfant pour l’aider à se relever, mais il s’enfuit aussitôt, le visage marqué par la stupeur, me laissant seul au milieu de la place, la main tendue vers le vide. Avant d’arriver ici, j’avais bien compris que ce pays n’avait pas vu passer beaucoup d’étrangers, et que les réactions à mon égard risquaient d’être quelque peu étranges. Mais je ne pensais pas à ce point. Je me hâtai alors vers la bibliothèque, le plus discrètement possible, pour éviter d’autres moments gênants comme celui-ci.
En arrivant, je lui expliquai la raison de ma venue. Elle me répondit qu’elle était déjà au courant et qu’une sélection de livres susceptibles de m’intéresser m’avait déjà été mise à disposition. Je la remerciai pour l’effort fourni à mon égard et la suivis jusqu’à la table où étaient déposés les ouvrages.
Une pléthore de livres, tous plus volumineux les uns que les autres, était empilée sur une longue table au fond de la bibliothèque. Je me demandais s’ils avaient réellement une fait sélection, ou simplement pris la moitié des ouvrages entreposés ici pour me les déposer d’un bloc. Voulaient-ils que je passe l’entièreté de mon séjour ici ? La bibliothécaire me souhaita une bonne lecture et ajouta que si j’avais besoin de quoi que ce soit, je pouvais venir la consulter. Je ne voyais pas trop en quoi elle pourrait m’être utile, puisque l’ensemble des livres du pays semblait déjà attendre devant moi.
Celui-ci racontait l’un des hivers les plus rudes jamais vécus par les tout premiers habitants de ce qui allait devenir Aetenor. Un grand froid, venu très tôt dans l’année, avait détruit les récoltes, et les réserves de nourriture ne suffisaient pas à nourrir toute la communauté durant l’hiver.
C’est alors que le supposé ancêtre du roi actuel eut une idée « fantastique », pour reprendre les termes du livre. Puisque tout le monde ne pourrait pas survivre et que, dans l’état actuel des choses, tous étaient condamnés, il proposa que seuls les meilleurs restent. Cela devait passer par une série d’épreuves intellectuelles et physiques, mises au point par ses soins, afin de déterminer les plus aptes à garantir la survie et la prospérité du peuple.
Étonnamment, tout le monde s’y plia, y compris les femmes, les enfants, les vieillards.
Les personnes jugées inaptes furent tout simplement tuées par les autres habitants.
Ce passage me parut profondément dérangeant, d’autant qu’il tranchait avec le ton du reste de l’ouvrage, qui prônait l’entraide, la joie et le courage collectif. Même si quelques messages dénigrant ceux qui se trouvait au-delà des montagnes s’étaient glissés dans le récit, cette solution radicale me laissait perplexe. Pourquoi ne pas simplement avoir laissé partir ceux qui avaient échoué ? Même si cela les aurait sans doute condamnés à une mort certaine, ils auraient au moins eu une chance de s’en sortir.
Mes réflexions furent coupées par les gargouillements de mon ventre. Il devait être bientôt midi… mais lorsque je sortis ma montre, elle indiquait 18h. J’étais tellement absorbé par ce satané livre que j’avais complètement perdu la notion du temps. En même temps, sans fenêtre dans le bâtiment, ni même d’horloge au mur, il était difficile de se rendre compte du temps qui passait. Je laissai le livre sur la table et m’empressai de retourner à l’auberge afin de rassasier mon ventre criant famine.
Par la suite, je passai les deux jours suivants à la bibliothèque afin de trouver plus d’indices, mais en vain. Le reste des livres qui m’avaient été proposés n’était que des recueils de poèmes sans intérêt ou des romans barbants, bien que parmi eux se cachassent quelques manuscrits scientifiques, sans rapport avec le concept d’éternité. Un peu désespéré, je quittai définitivement la bibliothèque sur le coup de 16h, en remerciant au passage la bibliothécaire pour tous les livres que l’on m’avait fournis. Je n’avais pas essayé de demander d’autres ouvrages, car je trouvais cela déjà bien suspect qu’on m’ait fait une présélection. Je n’irais pas fouiller plus loin. Tant pis pour le secret de l’éternité.
Durant mes nombreux allers-retours entre l’auberge et la bibliothèque, je vis que plusieurs hommes s’attelaient à la construction d’une sorte d’édifice en bois temporaire sur la grande place, aux pieds de la statue. Voyant que la construction ne semblait pas beaucoup avancer et sachant que j’avais besoin d’un peu d’argent pour continuer mon voyage, je me disais alors qu’il ne serait pas idiot d’aller proposer mon aide. En me rapprochant de l’endroit, je pus identifier le chef des travaux car il tenait un sorte de plan ainsi qu’un crayon à la main. Je m’avançai alors vers lui afin d’entamer une discussion.
— Bonjour, vous vous en sortez avec vos travaux ?
— Qu’est-ce que tu me veux étranger ? Tu ne vois donc pas que je suis occupé, là ? me répondit sèchement ce grand homme barbu.
Je l’avais peut-être contrarié avec mon approche un peu nonchalante, surtout que je n’étais pas bien vu en ville, j’aurais dû opter une approche plus subtile.
— Je ne suis pas venu pour vous embêter. Cela fait bien deux jours que je passe ici plusieurs fois et rien n’avance, je voulais juste m’assurer que tout allait bien.
— Je n’ai pas de compte à rendre à quelqu’un comme toi, maintenant fiche le camp et laisse-moi travailler !
Voyant bien qu’il n’était clairement pas de bonne humeur je pris la décision d’essayer une dernière fois d’apaiser la conversation.
— Ce que vous essayez de construire là, c’est bien pour la fête nationale non ? J’aimerais bien y assister. Donc le moins que je puisse faire c’est de proposer mon aide au pays qui m’a accueilli.
— De toute façon je ne vois pas en quoi un petit gars chétif comme toi pourrait nous aider, j’ai besoin de bras moi ! me rétorqua l’homme avec un ton toujours méprisant.
— Je suis peut-être bien moins costaud que vous mais je n’en reste pas moins efficace. Je suis un voyageur et je porte déjà continuellement une tonne de matériel sur les épaules, alors ce ne sont pas quelques planches qui me font peur.
— Très bien tu l’auras voulu étranger, puisque tu insistes je vais te demander d’aller chercher un chariot rempli de planches à l’entrée du bosquet. Tu y trouveras une scierie, donne ce papier au gérant et il te donnera la cargaison. Je te laisse une heure pas une de plus. Gare à toi si tu as du retard.
— Aucun problème j’irai vous chercher votre marchandise dans les temps, j’espère juste que vous serez prêt à me payer au prix juste !
Le chef des travaux s’esclaffa et me lança :
— Je récompense toujours les bons travailleurs alors dépêche-toi étranger !
Sur ses mots je me mis à courir en direction du bosquet qui se trouvait à l’opposé du château royal. Heureusement, j’avais déjà repéré cet endroit lors de mon arrivée. En tout cas je savais bien que ce chef de travaux était bien embêté de ne pas pouvoir avancer correctement sur son chantier, surtout au vu de l’importance de finir dans les temps, la fête nationale allait avoir lieu dans moins de 5 jours et rien n’était prêt. Je sentais bien qu’il ne souhaitait absolument pas recevoir de l’aide d’un étranger, certainement une sorte de fierté mais aussi sans doute un peu de méfiance, dirais-je. Après une petite course d’une quinzaine de minutes j’arrivai enfin à la scierie, plus qu’à récupérer la marchandise mais surtout prier pour que ça ne soit pas trop lourd.
J’entrai dans l’atelier dans lequel se trouvait un se trouvait un homme à la chevelure et la barbe grisonnante en train de travailler le bois.
— Bonjour monsieur, criai-je du bout de la salle, je viens chercher la cargaison de planches de bois pour la construction sur la grande place.
— Oui bien sûr, suivez-moi elle se trouve à l’extérieur.
J’ai alors suivi l’artisan à l’arrière de sa boutique. Derrière une porte se trouvait un chariot en bois à deux roues qui était rempli à ras bord de planches et poutres parfaitement empilées qui occupait chaque centimètre carré de la charrette. Celle-ci m’a rappelé tous les étés que j’avais passés sur les terres familiales à aider pendant la récolte annuelle durant laquelle je transportais la paille des champs à la grange.
— Vous êtes certain que vous allez vous en sortir à vous tout seul ? me demanda l’homme un peu inquiet. Vous n’avez pas l’air très costaud si je peux me permettre.
— Ne vous en faites pas j’ai l’habitude de transporter de lourde charge, alors un chariot sur quelques kilomètres j’en fait mon affaire.
— Très bien, me répondit l’homme en grattant sa barbe. Tu salueras le vieux Hagen de ma part.
Je n’avais aucune idée de qui était ce « Hagen », certainement le chef de chantier. L’artisan retourna dans son atelier tandis que je commençais à soulever le chariot en saisissant rigoureusement la barre se situant à l’avant de celui-ci. Dès que j’eus essayé de le faire avancer, je compris que la route allait être extrêmement compliquée par le poids de la cargaison que j’avais totalement sous-estimée. Est-ce que ce fameux « Hagen » avait oublié de me donner une bête de somme ou bien ? En réalité j’avais vite compris qu’au vu de la largeur entre les deux brancards, il s’agissait effectivement d’un chariot conçu pour être tiré par un homme. J’avais donné toute la force à ma disposition pour faire rouler les marchandises jusqu’à la grande place, où j’avais bien failli m’effondrer à cause de l’effort délivré à ce moment-là. Néanmoins je réussi à arriver dans les temps, j’espérais sincèrement que la récompense serait à la hauteur du travail fourni.
— Me revoilà ! disais-je en haletant complètement à bout de souffle et de force. L’artisan vous passe le bonjour.
— Eh bien me voilà surpris ! s’exclama le présumé Hagen. Avec les gars on avait non pas parié sur le fait que tu arriverais à l’heure, mais sur le fait que tu arriverais en vie ! je crois bien que je vais devoir payer ma tournée se soir !
— Pour m’avoir fait transporter tout ça en même pas une heure, je compte bien me remplir la panse et boire jusqu’à plus soif. Lui rétorquai-je, encore en train je reprenne mon souffle.
— Mais qui a dit que tu serais de la partie étranger ? me répondit-il d’un air plus grave.
On dirait bien que j’avais un peu trop pris la confiance avec le chef de chantier. Je pensais qu’il était plutôt bon vivant et que cela ne le dérangerait pas que je me joigne au groupe de travailleur pour avoir un repas gratuit. J’avais rapidement oublié qu’ici je n’étais qu’un étranger un peu mal vu, de toute façon je n’avais aucune raison d’essayer de créer des liens avec des gens ici. A ce moment-là, J’espérais juste qu’il me donne assez d’argent pour que je puisse me payer une bonne viande à l’auberge.
— Je plaisante mon gaillard ! lança-t-il en éclatant de rire. Je suis un homme de parole, je récompense les bons travailleurs ! Prends déjà ces quelques pièces et dès qu’on aura finis de décharger le chariot en t’emmènera manger un bout.
— Très bien, merci, lui répondis-je avec une voix pleine de fatigue.
En attendant que les ouvriers finissent de descendre les marchandises, je m’adossai sur une caisse en bois tout en me laissant glisser jusqu’au sol histoire de me reposer un peu. Quelques instants après m’être assoupi, Hagen me réveilla d’une tape sur l’épaule qui ne manqua pas tirer d’un seul coup de mon sommeil. Il me tendit ensuite sa main pour me révéler et me mis sur pieds en une seconde. Ce fût si brusque que je crus y laisser mon bras dans sa main. Le chef de chantier rassembla tous ses hommes et nous nous mîmes en direction de leur quartier général comme ils semblaient l’appeler.
— Dis-moi mon gaillard, c’était quoi ton nom ? je ne vais pas t’appeler comme ça éternellement ! me demanda Hagen.
— Vous pouvez m’appeler Iter. Vous c’était Hagen si je ne me trompe pas ? lui répondais-je encore un peu somnolant.
— Iter ? Ce n’était vraiment pas commun comme nom ça. Enfin bon on ne choisit jamais son nom comme on dit !
Je me serais bien passé de son commentaire sur mon nom surtout que je n’ai effectivement pas pu le choisir. Mais j’étais certain qu’il ne pensait pas à mal quand il avait dit ça, Hagen donnait l’impression de quelqu’un de très spontané, qui parle sans détour mais avec un grand cœur. Après une dizaine de minutes de marche, nous étions arrivés devant un bar à l’allure un peu sinistre au bout d’une ruelle. Le bâtiment d’un étage semblait vouloir s’effondrer d’un instant à l’autre, j’espérai que le service était inversement proportionnel à l’état du lieu. Hagen entra en ouvrant violemment la porte ce qui ne manqua pas de faire un boucan énorme car celle-ci raclait par terre et cria :
— Bonsoir patron ! Ce soir on vient vider tes stocks !
Le tenancier qui se tenait derrière un comptoir lui répondit en criant tout aussi fort :
— Mais c’était le bon vieux Hagen ! Viens vite t’asseoir, c’est toujours un plaisir quand je vois que tu ramènes autant de monde !
Les deux compères avaient l’air de se connaître depuis bien longtemps au vu de la réaction du maitre des lieux, Hagen avait l’air d’être un habitué. Nous nous installâmes alors tous autour d’une table ronde au fond de la salle qui formait un « L ». Le local n’était vraiment pas très grand et je me sentais un peu écrasé entre tous ces colosses qui faisaient deux têtes de plus que moi. Sans même avoir rien commandé et à peine installé, nous avions reçu une chope de bière chacun et commençâmes à boire. Tandis que je peinais à finir mon premier verre tout le monde redemanda une deuxième tournée, en même temps je n’étais pas vraiment habitué à boire et cette bière était vraiment forte. A ce moment-là je ne me sentais pas vraiment à ma place, je n’aimais pas spécialement boire et j’étais en compagnie de gens très gentils, certes, mais qui avaient quasiment l’âge d’être mon père. Ils rigolaient tous de choses que je ne comprenais pas, peut-être que je n’avais encore pas assez vécu pour pouvoir raconter de telles histoires, mais je sentais que la soirée allait être longue.
— Eh bien Iter on dirait que t’es toujours à ton premier verre remarqua Hagen. Si tu veux ton bout de viande il va falloir le mériter !
Il me semblait qu’apporter les marchandises était un travail suffisant pour mériter un repas correct. Mais une autre épreuve m’attendait afin de recevoir mon dû.
— T’as deux verres de retard alors que nous sommes sur le point d’en reprendre un troisième. Tu dois boire maintenant si tu veux recevoir ton repas à la prochaine tournée, continua Hagen.
J’étais tellement affamé que je n’essayai même pas de négocier et je m’enfilai avec beaucoup de mal les deux verres qui se tenaient devant moi. C’était horrible, j’étais à deux doigts de vomir et je m’étais renversé de la bière partout. Je commençais à avoir la tête qui tournait et je criai sans retenu :
— c’est bon, je l’ai méritée ma viande, là !?
Un grand silence avait suivi ma phrase, j’étais prêt à partir en courant lorsque tout le monde éclata de rire.
— Qu’on lui apporte le meilleur morceau de viande à disposition ! lança Hagen encore en train de rigoler. Il l’a mérité !
Après un peu d’attente, je reçus une assiette dans laquelle se trouvait un steak baignant dans une sauce marron entouré de quelques rondelles de carottes et évidemment accompagné d’une troisième bière. C’était clairement le steak le moins appétissant que je n’aie jamais vu de ma vie mais chaque bouchée était réconfortante et je le terminai en un instant. Après avoir terminé mon assiette je sentis le poids de la fatigue — et surtout de l’alcool — tomber sur moi et je m’effondrai à même la table sans aucun souvenir de la soirée.
Étrangement, je me réveillai le lendemain dans le lit de mon auberge mais avec un sacré mal de crâne et des courbatures dans tout le corps. Je me demandais sincèrement comment j’avais pu arriver jusqu’ici hier soir. Je sortis de ma chambre pour me rendre dans la grande salle de l’auberge et demander au patron dans quel état je m’étais montré. Mais quelle ne fut pas ma surprise quand je vis Hagen en train de prendre son petit déjeuner. Confus je me rendis à sa table et lui demanda si c’était bien lui qui m’avait ramené. Il me répondit que oui car lui et ses gars n’avaient même pas réussi à me réveiller, alors ils m’ont porté jusqu’ici. Au début ils voulaient me ramener chez Hagen mais par chance, ils avaient croisé le patron de l’auberge qui m’avait reconnu et ils avaient pu me déposer dans mon lit. J’étais vraiment touché par le geste, finalement les gens d’ici n’étaient pas si méchants même s’ils paraissaient méfiants à premier abord. Hagen continua en me disant qu’il était venu me chercher ce matin pour que je puisse continuer à l’aider sur le chantier, il restait encore une grande estrade à construire. Je lui répondis que j’étais évidemment partant, au moins les journées me paraîtraient moins longues. Nous nous mîmes immédiatement en route et je me disais que je pourrais bien rester un jour de plus après l’Urteil finalement, afin de dire au revoir à tout le monde.
C’est ainsi que je passai les deux jours suivants : construire l’estrade qui accueillerait un représentant de la couronne ainsi que les lauréats de l’Urteil. Je n’avais jamais entrepris de tels travaux par le passé. Cependant, grâce aux explications de l’équipe d’Hagen, je pus les aider efficacement dans leurs tâches. Nous avions donc réussi à finir la structure pile à temps, à la veille de l’événement.
L’annonce des résultats se tenait à 14 h, lorsque le soleil faisait précisément face à la femme de la statue de bronze. Évidemment, je serai présent à ce moment-là, en espérant voir l’enfant du patron de l’auberge sur l’estrade que j’avais en partie mise sur pieds. J’avais même proposé à Hagen de me rejoindre sur place, mais il m’avait dit qu’il n’aimait pas les cérémonies formelles comme celles-ci. Je n’avais pas insisté davantage, voyant que cela le mettait mal à l’aise. Peut-être avait-il raté l’Urteil étant jeune, et que cela lui rappelait de mauvais souvenirs ? Je profiterais de la matinée pour me reposer un peu, et je me rendrais sur la grande place le lendemain matin, afin de ne rien rater.
Le lendemain je quittai l’auberge autour de 13H30 afin de pouvoir avoir une place au plus proche de l’estrade. J’emportai avec moi ma bourse qui n’était toujours pas bien remplie ainsi que mon carnet au cas où je trouvais quelques informations sur l’éternité. Une fois arrivé aux abords de la grande place, je crus ne pas reconnaitre la ville. Il faisait étonnamment beau, pas un seul nuage recouvrait le ciel, le soleil brillait tellement que je fus ébloui par la statue sur laquelle il venait se refléter. Il y avait énormément de monde dans les rues, la place était décorée de fleurs et plusieurs stands vendaient de la nourriture ainsi que divers produits. Je fis un rapide tour des lieux jusqu’à que la foule commença à se rapprocher de l’estrade. Je me faufilai alors rapidement à travers les gens afin de me retrouver aux premières loges pour le discours.
Après seulement quelques minutes d’attente, des soldats arrivèrent en sonnant ce qui semblait être l’hymne d’Aetenor à la trompette tout en se plaçant sur les contours de l’estrade. Ils portaient aussi sur eux une épée courte rangée dans un fourreau en cuir et leurs tenues étaient composées d’une tunique rouge ainsi que d’un casque métallique en forme de coupole. Il s’agissait certainement d’habits de cérémonie car ils étaient très différents du garde qui m’avait accueilli à la frontière. Enfin, un homme fit son entrée sous les applaudissements de la foule. Il tenait dans sa main un parchemin et il portait de beaux habits richement décoré de motifs en tout genre. Il s’arrêta au milieu de l’estrade pour dérouler son parchemin et le lire. C’était un discours bateau de la famille royale félicitant son peuple pour l’année écoulée, qu’ils étaient très satisfaits de l’Urteil de cette année car elle avait pu choisir les habitants aptes à garantir l’éternité du royaume. Je ne voyais toujours pas ce que représentait cette « éternité » ni en quoi l’Urteil pouvait la garantir cependant, je fus coupé dans ma réflexion par la montée sur l’estrade d’une bonne trentaine d’enfants ainsi que quelques personnes plus âgées et même des vieillards.
Il s’agissait certainement des personnes ayant le mieux réussi l’examen qui apparemment pouvait être passé à tout âge. Je cherchais le fils du patron parmi les enfants sur la scène et je le vis vers le milieu gauche mais il avait l’air complètement abattu. Il regardait le sol avec des yeux vides. Au bout d’un moment il regarda dans ma direction, je lui fis alors de grands gestes pour le saluer. Cependant, je voyais que des larmes coulaient le long de ses joues et il se mit à tendre le bras vers moi tout en avançant lentement dans ma direction. Je ne comprenais absolument pas sa réaction jusqu’à ce que je le vis se faire transpercer l’abdomen par une épée. Je ne comprenais rien. Tous les enfants subissaient le même sort devant les yeux de tout Aetenor sans que personne ne bouge le petit doigt. Par réflexe je voulais dégainer mon épée mais je ne l’avais pas sur moi. Mais à quoi bon de toute façon, qu’aurai-je pu faire ? je regardais autour de moi mais personne ne réagissait. Tout semblait normal alors qu’un massacre des plus sanglant se tenait devant eux. Ça sentait le sang, les boyaux, le fer. Mais il n’y avait aucun bruits. Personne ne criait. Toute la scène se déroulait dans le silence des lames tranchant la chair. Je ne pouvais plus rester ici une seconde de plus, j’avais envie de vomir mais je n’y arrivais pas. Pendant que je bousculais tout le monde pour m’échapper d’ici je croisais le chemin du gérant de l’auberge avec sa femme, les yeux rivés sur l’horrible spectacle. Je ne pus m’empêcher de leur dire d’une voix sanglotant, rempli de panique :
— Votre fils il faut faire quelque chose ! Vite !
— Il ne pouvait pas servir l’éternité, son sort est logique. M’avait-il répondu d’une voix des plus calme. Comme si ce n’était pas son fils qui venait de se faire tuer devant ses yeux pour un concept.
Aucune larme ne coulait sur les joues du couple. Ils étaient juste déçus de leur fils. Déçus comme s’il avait fait une bêtise. Je n’en pouvais plus, comment des parents pouvaient ils réagir ainsi face à l’exécution sur la place public de leur propre enfant. Comment un peuple tout entier pouvait-il tolérer cela, voir même l’encourager. Je ne comprenais pas. Je repris alors ma course jusqu’à ma chambre ou je m’empressais de ranger toutes mes affaires dans mon sac. Je ne voulais plus rester dans ce pays, je voulais partir mais je ne pouvais pas. D’après mon carnet je devais rester sept jours ici, je ne pouvais partir qu’après demain.
Je n’avais pas fermé l’œil de la nuit. La même scène se rejouait encore et encore dans ma tête. Jamais je ne pourrais oublier le visage de ce petit garçon juste avant sa mort. Son seul péché avait été de ne pas correspondre à des critères fixés arbitrairement par une poignée d’individus vivant dans un cocon entouré de muraille. La nuit blanche m’avait cependant permis de comprendre la vérité que renfermais « l’éternité » d’Aetenor. Il s’agissait simplement d’une sélection des individus comme on choisirait quel bétail abattre pour avoir le meilleur rendement l’année suivante. Cela faisait écho à l’histoire que j’avais lue à la bibliothèque, les descendants des fondateurs avaient mis à profit l’isolement géographique afin de soumettre des milliers d’individus à des règles dans le but d’uniformiser la population. Tout cela était recouvert par le beau concept de « l’éternité » pour faire passer les conséquences de l’Urteil comme normales.
Je passai le reste de la journée tantôt à regarder les murs, tantôt la fenêtre, tantôt ma montre en espérant que le temps passe plus vite en vain. Le jour de mon départ, je partis à la première heure en prenant soin de ne pas croiser les gérants de l’auberge. Je fis rapidement quelques emplettes auprès des premiers marchands installés sur la grande place, le même endroit ayant connu un massacre avant-hier. Je me dirigeai finalement au nord du pays pour passer par le tunnel et dire adieu à ce pays à tout jamais. A l’entrée, se trouvait un garde me demandant ce que je faisais là. Je lui expliquai que j’étais un voyageur et que je quittais définitivement le pays. Il me répondit qu’il avait effectivement reçu l’ordre de me laisser passer et c’est sans me retourner que je mis fin à mon escale à Aetenor.