Non, je ne rêvais pas : une voix s’élevait bel et bien de la salle de musculation. Au vu de l’heure, il y avait peu de chances pour qu’elle appartienne à quelqu’un de chair et d’os. J’interceptai le propos saccadé :
-- 997… 998… 999… 1000 ! Allez, 10 000 squats maintenant ! Tiens ? De la compagnie !
Je ne l’aurais sûrement pas identifié comme « fantôme » s’il ne brillait pas dans le noir du gymnase. Or c’était le cas : il irradiait un léger halo bleuté, signe de sa présence d’outre-tombe. Cela mis à part, il se présentait extrêmement bien conservé, pour un mort : il mesurait deux mètres et possédait un corps sculpté comme Schwarzenegger, c’est-à-dire que ses biceps avaient l’épaisseur de troncs d’arbre.
Il posa ses haltères, tout sourire. Il semblait très heureux que je sois là ; d’ailleurs, sans rien changer de sa jovialité, il s’avança et s’arrêta à une dizaine de centimètres de moi. Malgré son visage engageant (des traits rudes, ravagés par l’acné, mais emplis de gentillesse), je me sentais terriblement oppressé, tout petit, devant cette force de la nature.
Son poing fut aussi imprévu que puissant. S’il avait touché un humain, nul doute qu’il aurait explosé les viscères, projeté tout ventre de la cible sur le mur derrière. Moi j’eus seulement le souffle coupé et des phalanges imprimées sur les abdos.
-- Tu veux te battre ? grimaçai-je.
Mon rictus passa de la douleur à la provocation. Je préférais quand les choses se passaient comme ça, que je n’ai pas à me casser la tête pour l’apaiser. On se rentrerait dans le lard et le plus fort gagnerait.
Il n’en avait pas décidé ainsi :
-- Non, ça fait longtemps que je n’ai pas eu de jouet aussi solide. Je voudrais m’amuser un peu. Tu veux bien me suivre ?
Résolu, je ne bougeai pas, alors que lui s’en allait. Il se retourna, attristé.
-- S’il te plaît, viens faire un foot ! Tu ne sais pas comment je m’ennuie…
J’avais le plus grand mal à cerner la personnalité de ce gaillard. Par défaut, je lui obéis, espérant que cela l’amènerait à sa dernière demeure, celle où il devait habiter, selon l’implacable loi de la Mort. Mon envie de jouer au football était quasiment nulle, d’autant plus que je tiens en horreur les jeux de ballon, mes aptitudes en la matière laissant grandement à désirer. Cependant, je ne voulais pas vexer le fantôme.
Il me mena à une salle immense, au sol de parquet. Celle-ci ne dispensait normalement pas de matchs au pied ; mais les cages suffiraient à ce soir, et l’endroit nous permettrait au moins de nous affronter sous la lumière et discrètement, plutôt que dehors, dans la nuit.
Les néons s’allumèrent, accompagnés de leur bourdonnement caractéristique. Le lycéen prit une cigarette (à son époque, à son âge, il n’y avait aucun problème à ce qu’il fume) et, avec un claquement de doigts, l’alluma. Le tabac ne brûlait pas de sa lueur habituelle rouge, mais dans des braises bleues, magiques. Il apposa l’origine des volutes nauséabondes sur le ballon, qui prit feu.
Le fantôme posa le ballon au milieu exact du terrain. En se relevant, il m’observa m’échauffer, et proposa :
-- Je t’explique les règles ?
-- Je veux bien, oui.
-- Rien de compliqué : il faut mettre sa balle dans le but de l’autre. Aucune interdiction. Le premier à cinq points a gagné.
-- Tu ne t’encombres pas de détails.
-- Prêt ? demanda-t-il, ignorant ma remarque.
-- Prêt, confirmai-je.
Par fair-play, il me laissa engager. Je compris, au premier contact, que si je la touchais avec autre chose que mes pieds, je me brûlerais à cause des flammes magiques. Ne sachant pas trop quoi faire d’un ballon que je n’étais pas habitué à utiliser, je tirai dedans de toutes mes forces. Il partit ; le fantôme le regarda passer tout près de lui, ébahi par sa puissance ; moi-même je n’en revenais pas. Je plierais l’affrontement en peu de temps, si ça se passe comme ça… songeai-je.
Pourtant, malgré la direction qu’il semblait prendre, le ballon s’écrasa contre le mur, à dix mètres de la cage à laquelle il était destiné. J’avais osé espérer, ma pratique rare ne me donnant aucune idée de mon niveau.
Le ballon qui retomba figura un signal, un coup de feu, qui nous fit démarrer une course effrénée pour le récupérer. Plus véloce que moi sur le sprint, mon adversaire y parvint avant ; il me feinta, partant dans la direction opposée à celle que je défendais. Plutôt que de shooter de loin, il eut tout le temps de s’approcher de mon but, tandis que je peinais à maintenir une distance raisonnable entre nous.
-- 1-0, jubila-t-il.
Je pris la balle qui roulait mollement, déterminé à ne pas le laisser macérer dans sa gloire. Lui suivit mon dribble avec un flegme qui faisait mal à mon honneur. Je me pris malencontreusement les pieds dans le ballon et m’étalai de tout mon long sur le parquet.
-- Je suis un peu déçu, je dois avouer, soupira-t-il. 2-0.
Une spectatrice entra dans la salle.
-- N’interviens pas, je te prie, lui demandai-je.
-- Ce n’est pas mon but, répliqua-t-elle.
Je me relevai, essuyai le sang qui coulait de ma lèvre inférieure. Le fantôme allait en pâtir, désormais, c’était sûr.
-- 4-1, souffla-t-il, tout près de mon oreille. Plus qu’un et c’est terminé.
Si vous vous demandez comment j’acquis un point, c’était du fait d’un heureux coup de chance. J’avais touché le ballon sans faire exprès et il prit le chemin qui lui plaisait. Ce fut une coïncidence si celui-ci finissait par mon but.
Vous comprendrez donc aisément les raisons pour lesquelles j’ellipse les points qu’il m’avait infligé : je n’en avais pas saisi la nature. Tout se passait si vite, avec mon adversaire… Je crachai, haletant. Il fallait coûte que coûte que je redresse la situation. Il n’y a aucune règle, observa une voix dans ma tête. Plutôt de te faire défoncer au ballon, tu n’as qu’à vraiment te fritter contre lui… Mais je secouai la tête. La situation épineuse dans laquelle je me trouvais, à bien y réfléchir, me procurait du plaisir… et je ressortirais insatisfait si je la gagnais autrement.
Par cette réflexion, j’étais passé du désespoir le plus complet à une combativité acerbe. Bon joueur – et persuadé de gagner de toute façon – le lycéen attendait que je revienne pour terminer le match.
Confiant, il tira. Juste au moment où le ballon partait, et sa trajectoire n’allait nulle part ailleurs que dans ma cage, je l’interceptai de mon genou. Le feu bleu brûla ma peau, mais pas mon habit, grâce à une magie fantomatique. Cette réception me permit de passer devant le lycéen étonné, et de me diriger vers ses cages. Néanmoins, il se reprit. La poursuite fut serrée tant elle jouait un rôle important pour lui comme pour moi. Je feins de rater mon tir au dernier moment ; ainsi tromper, il me laissa le champ libre pour poser le ballon dans le but.
-- 4-2, souris-je.
-- Que ?!
Je le laissai repartir mais avant qu’il ne finisse le match, lui pris le ballon puis courrai dans sa direction opposée. Il suivit et récupéra la balle. Je fis de même, et lui aussi, encore une fois. Embêté par ce duel qui n’en finissait pas, je me fiai à mon instinct. Il me hurlait de fermer les yeux pour que mes membres inférieurs aient entièrement le contrôle.
-- 4-3, murmura le fantôme. Je n’y crois pas…
Je rouvris les paupières. Je n’y croyais pas non plus, à vrai dire : le coup m’avait bel et bien fait gagner un point.
-- Allez, du nerf ! cria Daphkarny.
Je ne savais pas trop si elle me grondait ou si elle m’encourageait. J’avais oublié qu’elle me surveillait. Savoir cela me motivait encore plus, car une chose était sûre : je me relâchais.
Je défendis alors de toutes mes forces de ma cage face à l’offensive toujours plus dangereuse de mon adversaire. D’ailleurs, le lycéen sembla gonfler, devant moi. Une veine palpitante apparut sur son front ; ses muscles doublèrent de taille, tellement que sa peau se déchira, découvrant des fibres ensanglantées. La symétrique de cette métamorphose, bien qu’elle lui fasse perdre son humanité, ne le rendait pas disharmonieux. Seulement, l’aura qu’il dégageait du haut de ses trois mètres (je ne suis pas sûr de sa taille) n’était plus du tout la même.
J’avais le ballon. Tentant de ne pas me perturber par ce revirement, j’avançai. Pourquoi ne me suivait-il pas ? Après tout, je ne m’en plaignais pas. Mais… où était la balle ? Pourquoi ne tirai-je dans rien ? Le cœur palpitant, je me retournai.
À moins d’un mètre de ma cage, le lycéen fantôme me regardait. Il n’eut qu’un minuscule mouvement de pied à exécuter.
-- 5-3. Tu t’es bien battu.
Je m’étais mis à genoux, atterré autant qu’épuisé. Lui vint vers moi ; je pensais qu’il me tuerait. À la place, il tendit sa main calleuse et m’aida à me relever. Daphkarny s’approcha aussi, son épée de lumière au poing. Je pressentais son dessin, c’est pourquoi m’interposai-je.
-- Tu le défends maintenant ? s’étonna-t-elle. Il faudrait savoir ce que tu veux.
-- Tu te dis exorciste ? Tu ne vois pas qu’il est bon ? Tout ce qu’il fait, c’est de la gonflette la nuit.
-- Et toi, tu ne comprends rien à rien. Cette âme est damnée, sinon elle ne nous hanterait pas. Dis-moi, combien de personnes as-tu tué ?
-- Moi ? fit le lycéen. Une de mon vivant, et une dizaine en tant que fantôme. Ils étaient trop faibles, je trouvais.
Il intercepta mon regard dans lesquels se mélangeaient la peur et la tristesse.
-- Mais maintenant je les regrette. Si j’avais su que j’affronterais ce gars un jour…
Par « ce gars », il me désignait.
-- Tue-moi, si tu veux, conclut-il. Je ne suis plus sûr de mériter la vie.
Daphkarny observa tout à tour mon regard devenu noir et le sportif offrant son cou. Finalement, elle rengaina son sabre. Dans un long soupir, elle partit.
-- Hé, la tsundere ! Attends !
-- Quoi encore ?
-- Je ne te comprends pas. Tu n’arrêtes pas de changer d’avis…
-- Et alors ? Tu n’as pas besoin de me comprendre.
-- Tu me crois aveugle ? Je sais qu’au fond de toi, tu as envie qu’on fasse équipe. Pas vrai ? Tu es venue assister à mon combat, et tu as voulu m’aider quand il s’est fini par une défaite.
Elle tressaillait, je m’en rendis compte un peu tard.
-- Je ne te comprends pas non plus, dit-elle. Qui es-tu pour inspirer une telle confiance chez les gens, malgré ta nature ?
-- Je te dirais si tu me racontes d’abord ton histoire.
-- Je suis évangéliste, c’est une branche du protestantisme. Tu le sais sûrement, chaque religion a sa face cachée, celle de l’exorcisme de l’ennemi, plus ou moins apparente en fonction de l’époque et de la doctrine. C’est ainsi qu’on s’est retrouvé avec l’Inquisition catholique au XVe siècle…
-- Je vois…
-- J’ai été choisie comme le pont qui relie l’Ange Aerel au Monde des Humains, ce qui équivaut à dire que je suis la prêtresse la plus importante de ma religion. Mais moi, je n’ai jamais voulu ça… Alors, j’ai fui. Quand j’ai vu que toi, tu faisais face à ton destin comme ça, je me suis dit que je ne pouvais plus me cacher plus longtemps. Et puis, tu as été dans l’embarras, et je t’ai sauvé. Mais… je ne sais pas quoi penser. On m’a toujours dit que les Démons sont le mal, qu’il ne fallait pas leur parler. Pourtant, je n’ai pas l’impression que tu sois une mauvaise personne… Explique-moi, s’il te plaît.
-- Si j’étais un vrai Démon, tel qu’on les voit en religion, tu commettrais une grande erreur. C’est le propre du Démon de pervertir celui qui l’écoute.
Nous nous étions assis. Dès que j’eus fini, elle tenta de s’enfuir ; j’agrippai son bras.
-- Je ne suis pas un Démon à proprement parler, rassurai-je. Plutôt… un être intermédiaire. C’est compliqué ; mais je te garantis que je témoignerais ce que je sais et que je ne déformerais rien.
-- D’accord. De toute façon, au point où j’en suis…
-- Je… Désolé, mais je ne peux pas te dire ce que je suis réellement. Rappelle-toi juste que je ne suis ni un Démon, ni un Ange. Je suis du côté de la justice.
Elle baissa la tête. Son regard se perdit dans le bitume de la cour, jusqu’à qu’elle arrive à une décision qui sortit ses yeux du flou :
-- Allions-nous. Je ne veux pas que mon pouvoir soit inutile ; je veux aider.
Nous nous saluâmes après cet accord. Il était temps pour moi d’aller me coucher. Demain, lorsque j’inspecterais le lycée, je serais épaulé, et cela me comblait.