- V -

Je n’allais tout de même pas chercher des fantômes tous les jours. Mon emploi du temps, véritable gruyère, m’en laissait la possibilité, or il était crucial que je me détende un peu, surtout que mon corps criblé de courbatures me rendrait moins efficace. Je pris donc la direction du CDI, où je lirais tranquillement la Dame aux camélias, en vue du prochain cours.

Je fouillai aux tréfonds de mon sac, en quête du livre classique, relativement ennuyeux. En fait, tout dépendait de l’heure à laquelle je m’y plongeais : en l’occurrence, mon désir de retrouver cet imbécile d’Armand rasait zéro. Pour cette raison, ma main fut très heureuse de tomber sur un vieux numéro de Psikopat.

Enfin, je ne pouvais pas lire ce magazine empli de nichons, bites et couilles (excusez le langage, mais y a-t-il des mots plus adaptés pour décrire Psikopat ?). J’avisai donc un recoin isolé, entre deux hautes étagères de dictionnaires.

J’étais un plein dans un épisode d’Hiroshiman, lorsque quelqu’un rit, par-dessus mon épaule.

-- Ah ! Que je me gausse ! Ah ! Combien cet humour est-il vulgaire, mais pourtant il semble parfaitement orchestré ! Incroyable ! Je n’avais jamais rien vu de comparable !

La voix qui exprimait ce commentaire réjoui n’avait rien de « lycéen ». Dans un timbre à la fois chantant, dont les octaves se suivaient les unes après les autres dans des gammes étonnantes, restait un fond guttural, rocailleux. À cela s’ajoutait un remplacement systématique des « r » par des « w ».

Je me retournai, et fis face à un mur. Évidemment, puisque je m’étais installé dans un cul-de-sac… Ce qui m’intriguait encore plus sur la nature de celui qui lisait Psikopat avec moi. Je me disais que j’avais peut-être affaire à une créature non-humaine… Un fantôme. D’où me parlait-il alors ? Représentait-il juste une âme invisible au monde des vivants, communiquant grâce à une distorsion magique des ondes sonores ?

Et pourquoi j’entendais, depuis cinq minutes, les Pogues plus ténument que jamais ?!

Une forme mouvante sur le sommet d’une encyclopédie sur l’Irlande mit fin à mes interrogations, ou plutôt, une nouvelle interrogation éclipsa toutes les autres : pourquoi un leprechaun haut d’un pouce dansait sur une compilation de musique celtique, s’échappant d’un tout petit lecteur de cassettes ?

Comme je l’observais, il leva les yeux de sa transe survoltée. Il bougeait ses pieds comme un dieu, d’ailleurs. Suivit un long moment gênant durant lequel il me fixa intensément.

-- Je… ne sais pas quoi dire, avouai-je, comme son regard ne changeait pas. Je m’attendais à un fantôme, moi… Mais un minuscule leprechaun ?!

Finalement, il détourna ses prunelles d’émeraude. Puis il sauta de son promontoire de pages. Dans sa chute, il reprit progressivement une taille normale. Par une taille normale, je veux dire, pour sa race : en effet, il ressemblait exactement à l’image d’Épinal que l’on a du farfadet folklorique irlandais. Nain, bedonnant, coiffé d’un chapeau haut-de-forme, vêtu d’une veste verte assortie à ses culottes, et surtout, barbu. C’était la barbe la plus fourragée qui m’ait été donnée d’admirer, d’une couleur rousse extraordinaire, un orange de feu cuivré.

Il plongea la main au cœur de cette épaisse pilosité, y retira une pipe qui s’alluma toute seule. Une odeur écœurante s’éleva des herbes en combustion (peut-être magiques… peut-être pas tout à fait légales). Que diraient les documentalistes, intriguées par une odeur de fumée, en voyant un lycéen debout, parlant tout seul, un numéro de Psikopat des nineties à la main, à leur épicentre ?

-- Ne t’inquiète pas pour la senteur de ma pipe, elle est connue des documentalistes. Connue, mais pas comprise : je fais partie des mystères de ce lycée. Héhé.

-- D’accord mais peut-on aller discuter ailleurs ? chuchotai-je. C’est que je ne veux pas déranger les travailleurs…

Le CDI n’était occupé que par quatre adolescentes aux conversations (de mon point de vue) futiles et extrêmement bruyantes. Il me rirait au nez, je le devinais, s’il savait que j’avais peur de me faire choper à discuter avec des formes invisibles. Cependant, poli, il accepta.

Dans un couloir du bâtiment G, nous – surtout moi, à vrai dire – nous sentions plus à l’aise pour converser. À cette heure, les élèves désertaient ce corridor, pour les salles où sont dépensées les longues heures d’apprentissage.

-- Tu t’es focalisé sur les fantômes, apprit-il, mais je pense que la structure surnaturelle du lycée est bien plus complexe que ça. C’est seulement une théorie, mais un lycée si proche d’une nécropole royale (la basilique) n’aurait aucune raison de se voir épargné par des Démons, des Anges, bref, toute créature surnaturelle.

-- Ah bon ? maugréai-je, imaginant la tâche qui m’attendait.

-- Je pense qu’ils sont discrets, en fait. Je suis persuadé que rien que chez les professeurs, il y a de quoi faire.

-- Mais… Pourquoi les fantômes ne sont-ils pas discrets, alors ?

-- Je pense qu’ils n’en ressentent pas le besoin, puisqu’ils font partie de l’environnement du lycée. Ils naissent ici, ils sont en quelque sorte « naturels ».

Quelque chose continuait de me tarauder, surtout après l’explication du leprechaun :

-- Comment est-ce que tu t’es retrouvé dans un lycée de banlieue française ?

-- Ma foi… soupira le farfadet. Une année, un professeur d’anglais est venu enseigner dans ce lycée. Passionné par l’Irlande et son mysticisme, il centra toute sa première séquence sur le leprechaun. Cela dura la moitié de l’année, puis il disparut dans la nature. Or, son cours, éminemment intéressant, avait, en quelque sorte, « converti » les élèves : ainsi, bien qu’ils continuèrent de croire en leur Dieu unique, comme on leur avait appris, ils admirent l’existence de ma race. Cette foi invoqua plusieurs des miens. Ah ! Il aurait fallu voir, en cette belle époque, le lycée foisonner de leprechauns – et de chance, pour ceux qui nous visualisaient ! C’en était presque une succursale du celticisme !

Il rit mais prit presque aussitôt un air plus grave.

-- Le bon temps ne dure pas, hélas. Je suis le dernier.

-- Ils sont morts ?

Ma question, peu subtile, partait d’une autre interrogation, que je n’avais pas bien exprimé :

-- Mais qu’est-ce qui les a tués ?

-- Pas exactement, répondit-il avant que je n’eusse reformulé. Ils se sont… effacés. Ils parlaient de moins en moins, se déplaçaient de moins en moins, étaient de moins en moins coloré. Jusqu’à ce qu’un jour, on les oublie totalement. Moi-même, je n’ai les souvenir que d’une ambiance, pas de personnes.

-- Oh… euh… Je dois y aller !

Je pressai le pas, un peu mélancolique.

 

 

La révélation du leprechaun me désintéressa des fantômes. Savoir qu’une créature surnaturelle occupait potentiellement le rôle de professeur me tourmentait. J’oubliais le fait que rien ne prouvait ce fait plus proche, dans les faits, d’une hypothèse.

-- Et voici comment on obtient le coefficient directeur de la droite d

J’acquis la certitude sur une chose : ce n’était pas celui qui tentait désespérément de nous instruire aux mathématiques. Sa personne était aussi plate que son ventre était rebondi. Il n’avait rien de mystérieux. Je cessai donc de chercher un quelconque signe de son identité secrète pour mieux me concentrer sur son cours, un peu laissé pour compte.

Après cette heure fort ennuyeuse, nous avions cours de littérature. Devant la porte, alors que toute la classe attendait la professeure, Daphkarny me prit à part.

-- J’ai découvert un nouveau fantôme.

-- Cool ! m’exclamai-je.

-- Après le lycée, je t’expliquerai comment je l’ai rencontré.

-- D’accord. Sinon, moi, j’ai appris que les profs ne sont pas tous humains.

-- Quoi ? Tu veux dire, le prof de maths, par exemple ? Non, il est bidon, lui. Qui ?

Nous nous tûmes au bruit de la clé tournant dans la serrure. Mme Acqua, enseignante de lettres, nous écoutait bouche bée discuter de faits d’autres mondes. Ce n’était pas parce qu’elle n’y croyait pas ; au contraire, cela se voyait que nos mots préoccupés la concernaient plus que toute autre personne.

Mme Acqua se présentait sous l’aspect d’une jeune femme de taille moyenne. Ses cheveux, ni très courts ni très longs, avaient les bouts décolorés, et une queue de cheval les retenaient sur le sommet de la tête. Un piercing décorait son nez, s’accordant avec son style vestimentaire à la fois étrange et classe. Enfin, des tatouages recouvraient ses bras : notamment, un motif indien sur l’avant-bras.

Une punk, aurais-je pensé en d’autres circonstances. Or, sa réaction laissait un doute en moi… combiné à un cours des plus envoûtants… Car oui, le français qu’elle nous donnait m’intéressait beaucoup. Était-ce une prédisposition naturelle chez moi ? Ou quelque chose d’infiniment plus ésotérique ?

À la fin du cours, elle nous héla, tandis que tous s’empressaient de ranger leurs affaires avant de rentrer chez eux. C’est deux élèves tressaillant qui s’approchèrent de son bureau. Nous nous sentions proche d’une vérité indicible.

-- J’ai entendu ce que vous disiez dans le couloir, et j’ai bien vu vos regards interrogateurs pendant le cours. Vous ne devriez pas croire toutes les rumeurs : je ne suis pas surnaturelle. Tout comme toute l’équipe d’éducation.

Nous hochâmes la tête, mi-honteux de notre jugement un peu rapide, mi-désappointés qu’il ne se vérifie pas, puis partîmes du lycée, la journée de cours se finissant et le soleil se couchant sur Saint-Denis.

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