IV - Infection

Par Jamreo

II . IV

 

Luca ne pensa pas à retenir la porte lorsqu'il fut à l'intérieur de la taverne et se retourna, l'air coupable, pour finalement voir qu'Anis s'était glissée à sa suite avec la souplesse d'un chat. Elle avait perdu son sourire et lançait des regards effarouchés autour d'elle en serrant son immense sac contre sa poitrine. Cette mascarade calculée rappela à Luca qu'il était censé prendre la tête des opérations. Il se composa un masque qu'il espérait solide et déterminé mais sentit son cœur sombrer vers son ventre, tant ce rôle lui déplaisait.

L'endroit n'était pas bien éclairé, plutôt sinistre. Seules quelques bougies éparses et irrégulièrement disposées, noyées dans l'atmosphère de poussière et de bière, dessinaient des globes ténus de lumière suspendue. De longues tables en bois épais striaient la pénombre et s'étiraient jusqu'au fond de la salle ; tout autour des paires d'yeux luisaient, rougeâtres, jaunes, à demi-fermés ou au contraire tout à fait ouverts et fixés sur les nouveaux venus. Luca hésita. Il scruta plus attentivement les silhouettes indistinctes et évalua, avec un peu de soulagement, qu'il n'y avait pas beaucoup de clients. Uniquement des hommes, d'après ce qu'il pouvait juger des grognements et raclements de gorge. Des bottes de marche frappèrent le plancher, accompagnées d'un rire éphémère. Luca se douta que ce tintamarre moqueur était destiné à Anis. Son cœur s'agitait toujours dans les environs de son estomac. Il se détourna de la salle et se dirigea vers ce qu'il pensait être le comptoir, encadré de deux chandeliers lugubres en fer noir qui arboraient des essais floraux terrifiants, ensevelis sous une toile d'araignée.

Depuis ledit comptoir une femme mal habillée lui faisait face, son imposante chevelure blonde lui masquant le visage. Malgré cela il comprit vite, alors qu'elle s'immobilisait en plein nettoyage, chiffon toujours à la main, qu'elle lorgnait d'un œil effaré la ficelle qu'Anis avait nouée autour de son col. Il s'éclaircit la gorge.

— Euh... commença-t-il en posant sa main serrée sur le comptoir.

Elle baissa les yeux vers le poing, l'air de réfléchir, puis releva la tête pour le détailler.

— Hmhm ?

— Je...

Il jeta un coup d’œil à Anis, qui hocha imperceptiblement la tête. C'était incroyable comme elle paraissait petite et fragile, le menton enfoui dans sa cape de voyage.

— Une chambre pour la nuit, dit Luca en ouvrant subitement sa main pour dévoiler les sols. Et... et un repas pour ma tante et moi, improvisa-t-il.

La femme plissa le front d'étonnement et le fixa de plus belle, avant de tordre une esquisse de demi-sourire sur le coin de sa bouche. Luca n'osa pas se tourner vers Anis, les joues en feu. C'était ce qu'il avait trouvé de mieux, c'était le lien le plus probable que l'on aurait pu visuellement tisser entre eux deux ; de plus cela ne prêterait ni à confusion, ni aux ragots. Il pouvait presque sentir l'amusement d'Anis et en nourrissait une honte cuisante. Pourtant, elle n'avait pas ri. Elle n'avait peut-être même pas souri.

— Une seule chambre pour vous deux ? renifla la tenancière en astiquant une grande chope déjà propre, machinalement.

— Euh...

— 'tendez.

Elle se dirigea vers une porte située derrière le comptoir qui devait mener à la cave et, l'ouvrant :

— Jefta ! Jefta !

Pendant un temps, rien ne se produisit. De sourds murmures gonflaient peu à peu dans leur dos. On devait déjà s'interroger sur leur identité et le but de leur voyage. Luca transpirait et sa sueur se glaçait sur ses paumes, dans son cou : autant de signes qu'il s'embourbait au beau milieu d'un marais étranger. Il régnait ici un parfum sombre d'alcool, de jeu, d'appât du gain. Luca n'appartenait ni à l'instant, ni à l'endroit. Il était trop différent de ces hommes retranchés dans l'ombre, observateurs impunis, penseurs de mal dont l'attention ne faiblissait jamais, fourbe et à peine camouflée. Le malaise fleurit tout à fait dans son estomac et il crut qu'il allait vomir. Au même instant, un homme aux cheveux gris surgit des entrailles de la cave. Il était vêtu d'une chemise sale aux manches retroussées, tenait un carnet de cuir dans lequel il devait tenir ses comptes.

— Ce m'sieur m'a demandé une chambre, Jefta, lui dit la tenancière. J'sais plus s'il nous en reste ?

— C'est donc possible ? se hasarda Luca.

— Pour sûr que c'est possible, dit Jefta. Seulement il nous reste qu'une chambre, ce sera ça ou rien, désolé. Et si vous voulez aussi becqueter, va falloir vous dépêcher. On aime pas les histoires, surtout ici qu'on est pas protégés, loin d'la ville. On fait pas de service de nuit.

— Oui, oui, s'impatienta Luca avec un mouvement de la main.

Il fit glisser les pièces sur le bois.

— Allez vous asseoir, dit la femme. J'vous apporte la boustifaille.

Le jeune homme s'avança jusqu'à l'une des tables. Il rasa le mur, évitant soigneusement les voyageurs qui étaient attablés devant lui et tournaient la tête à mesure qu'il progressait ; il se rendit compte, de près, que la plupart semblait assez respectable – ce qui n'empêchait pas les marmonnements moqueurs. Il devait faire un bien piètre voyageur. Peut-être son teint était-il trop pâle et trahissait-il sa peur ? Il finit par se glisser sur un tabouret vide à l'écart, imité par Anis qui s'installa en face de lui. Il passa un coup de sa manche déjà sale pour estomper la pellicule de crasse et les traces d'hypocras, repensant à ce soir où il avait rencontré le directeur dans un des trous mal famés de Murano. Les images passèrent devant ses yeux sans y laisser de trace ou d'impression. Pas de colère, pas de mélancolie. Il sentait la pourriture, la saleté, il voyait la lueur verte et brouillée de la lanterne extérieure tomber par pans déployés sur le plancher.

Anis fit un moment jouer ses doigts au-dessus de la flamme d'une bougie, pensive. Luca la regarda faire. Il sentait la chaleur et la fumée meurtrière de l'incendie qui l'avait piégé, à Murano...

Il frissonna pour la première fois et repoussa les souvenirs au fond de lui. Consciente de son trouble, elle replia sa main et riva ses deux prunelles d'émeraude dans les siennes. Il y lut de l'ironie sévère et le sang afflua à ses joues.

La tenancière leur apporta bientôt un plateau chargé de nourriture accompagné de deux gobelets. Elle déposa son fardeau dans un bruit entrechoqué puis s'éloigna sans attendre, faisant claquer son torchon.

— Bon, eh bien, murmura Anis. À votre santé.

Elle prit le gobelet le plus proche et sirota son contenu. Luca attrapa le sien, circonspect, et observa le liquide brunâtre qui s'y prélassait sous une fine couche de mousse. L'homme situé à sa droite, séparé de lui par trois tabourets inoccupés, le fixait sans retenue. Alors il leva le gobelet à ses lèvres et le vida d'un trait. La bière était voluptueuse, épaisse, et tournoya maladroitement dans sa gorge : il avait avalé de travers. Il eut les larmes aux yeux et s'empressa de les essuyer d'un revers de main, tâtonnant parmi les victuailles du plateau. Ses doigts s'arrêtèrent sur une tranche de pain qu'il garnit de fromage, contournant soigneusement les lambeaux de viande salée qui lui évoquaient, pour l'heure, trop de choses désagréables. Le mal qu'il avait à dissimuler la douleur de sa blessure ne faisait aucun doute. Anis le gratifiait de coups d’œil réguliers. Il porta le pain à sa bouche et mordit, pour aussitôt grimacer. Le fromage distillait sur sa langue des bouffées de saveur âcre. Il mastiqua laborieusement et avala, ressentant alors une douleur sourde, une pression autour de sa gorge... la ficelle, bien sûr. En-dessous, sa blessure et ce qui restait d'onguent l'irritaient. Il se gratta machinalement mais le regretta vite : une souffrance vive s'éveilla au contact de ses ongles, à travers le tissu, et lui vrilla la chair avec la force d'une lame de couteau. Ou de dents pointues. Il reposa sa main tremblante à plat sur la table et déglutit avec précaution.

Anis n'avait pas bougé.

— Vous ne mangez rien ? demanda-t-il pour dissiper cette impression désagréable d'être littéralement cloué par ses yeux, puis découpé en tranches nettes et méticuleuses comme sur l'étal d'un boucher.

— Oh, répondit-elle, non, mon cher neveu, vas-y. Je me servirai après, mange pour reprendre des forces.

— Ça va. Vous pouvez arrêter ça, vous savez.

Elle hocha la tête en ricanant et attrapa le couteau posé sur le plateau pour se servir. Luca serrait son morceau de pain, redoutant de voir arriver le moment de prendre une deuxième bouchée. Pourtant, il avait faim et même les aliments les plus infects auraient le mérite de lui tenir au corps. Il mordit à pleines dents et eut la prudence de passer un doigt entre son col et le nœud de la ficelle avant de se risquer à avaler. L'opération était douloureuse. La texture du pain, plus que tout, lui était insupportable ; son corps se souleva pour dresser une barrière sur le passage de la bouillie. À nouveau, il pressa sa main sur la table pour en maîtriser les tremblements.

Anis faisait comme si de rien n'était. Mais Luca ne remarqua que trop bien le plissement entre ses deux yeux, tracé dans une contraction imperceptible. Il laissa la douleur refluer lentement.

Que pensait-elle, à ce moment précis ? Pouvait-elle faire quelque chose pour le guérir de cette nouvelle débilité physique ?

Cela avait-il quelque chose à voir avec sa blessure... ?

Il ouvrit la bouche dans l'espoir d'oser traduire ces questions en mots, conscient du fait qu'il aurait mieux fallu garder un silence de circonstance au milieu de ces gens ; mais une partie de lui refusait d'obéir à toute logique.

— Anis... murmura-t-il.

— Hm ?

— Sommes-nous encore loin de Milan ? articula-t-il au lieu de toutes les hypothèses fiévreuses qui lui démangeaient l'esprit.

Il se mordit la langue, soulagé malgré lui. Surtout, se dit-il, ne rien ajouter. Ne rien demander. Anis sourit et se pencha par-dessus la table pour lui serrer brièvement la main. Un geste de réconfort ?

— Nous ne sommes pas encore arrivés, répondit-elle à voix basse. Si nous continuons à pied, ainsi, nous mettrons plusieurs jours. Ce serait très fatiguant, même pour moi.

— Pourtant vous étiez...

— J'ai rencontré quelques difficultés. Nos... mes compagnons de voyage et moi sommes tombés dans un traquenard de bandits. Ils nous ont presque tout pris. Nos chevaux, pour commencer.

Elle se recula sur son tabouret. Luca n'osa pas lui faire remarquer le gouffre évident qui se tenait entre ses paroles et la situation présente. Elle parlait de compagnons de voyage.

Elle était seule.

r13; J'ai pu m'échapper, et...

Elle s'interrompit.

— Finissez de manger. Nous devrions aller dormir pour repartir d'un bon pied demain matin.

Ce fut Jefta qui les conduisit jusqu'à la chambre, à travers un couloir étroit, creusé de trois ou quatre portes. La lumière qu'il tenait dessinait un orbe trouble, secoué par ses toux sporadiques. Il s'arrêta au bout du couloir.

— Voilà, annonça-t-il en poussant la porte. Me reste plus qu'à vous souhaiter bonne nuit. Et j'vous laisse ça.

Il tendit la chandelle à Anis qui l'accepta avec un mot de remerciement. Jefta, de son air détaché, serrant son carnet contre lui, hocha la tête et s'en fut. Ils entendirent ses pas lourds mais mesurés qui regagnaient l'escalier et l'étage inférieur.

— Il n'y a plus que vous et moi, dit Anis.

La chambre était petite et comportait un lit pour deux personnes, doté d'une couverture rugueuse et de deux oreillers fourrés de paille. Anis posa la bougie sur la table bancale, postée sous la fenêtre aux volets rabattus. Luca se pencha et enleva ses chausses de tissu qui mettaient ses pieds au supplice. Il vit combien elles avaient souffert. Décousues sur un côté, dessinant une gueule à peine entrouverte. Il ne savait pas comment il ferait pour supporter le reste du voyage. Il leva la tête vers Anis qui posait son éternel sac et s'asseyait sur le bord du lit.

Il n'avait pas pensé à ce problème-là. Anis et lui devraient partager un lit.

— Je vous laisse le lit, je peux dormir par terre avec...

— Ne dites pas de bêtises. Vous avez besoin de vous reposer et ce lit est assez grand pour nous deux. Venez ici et montrez-moi votre morsure.

Il s'assit, les mains crispées sur ses genoux, et la laissa défaire le nœud à la lumière de la bougie. La douleur n'était plus si éblouissante. Alors que les doigts fins d'Anis palpaient précautionneusement la plaie, il ne sentit rien qu'un grouillement pareil à celui d'un millier de pattes, une rangée d'insectes filiformes qui faisaient doucement frémir sa peau.

— Comment vous sentez-vous ? marmonna-t-elle en appuyant contre un morceau de chair à vif.

Quelque chose, dans son ton, fit naître des flammes d'angoisse dans les entrailles de Luca.

— Pas trop mal, dit-il malgré tout. Pas si mal.

Anis fronçait les sourcils.

— Quoi ?

— Essayez de vous reposer, éluda-t-elle.

Elle se leva pour dénouer ses bottes. Luca tourna la tête. Tout à coup, un étrange tremblement glacé lui parcourut le corps. Il coinça ses bras contre sa poitrine pour ne pas se trahir.

 

0 ~ * ~ 0

Luca avait trouvé le sommeil plus vite qu'il ne s'y était attendu. Les premiers instants s'étaient déroulés paisiblement.

Il y avait eu, ensuite, des secousses de lumière aveuglante, une teinte qui s'ancrait dans ses pupilles et traversait son corps avec des picotements froids. Il avait crispé ses mains de chaque côté de sa tête, puis de sa poitrine, pour y insuffler un peu de chaleur. Sans succès. Le malaise n'avait pas lâché prise. Il s'était inconsciemment tourné et retourné, changeant désespérément de position chaque fois que le mal menaçait de l'engloutir.

Un rêve biscornu commença de se former dans ses pensées tourbillonnantes. Il revivait le moment où la bouche visqueuse s'était arrimée à sa peau pour le mordre. La scène, cette fois-ci, dans l'océan qui l'entraînait jusqu'au fond de son cauchemar, n'était plus plongée dans l'obscurité mais très brillamment éclairée, comme si un cortège d'étoiles s'était immergé avec lui. Il flottait et voyait, au loin, la surface qui miroitait ; pourtant il avait le sentiment qu'il ne pourrait plus jamais se sortir de cette prison. Son agresseur lui enserrait le cou et du sang coulait de sa bouche. Luca le voyait, menton baissé, ses cheveux bruns masquant son visage. Il semblait à bout de souffle. Les gouttes d'abord suspendues à sa lèvre inférieure, fleurs de rouge, tombaient ensuite l'une après l'autre et s'écrasaient sur le plancher avec un bruit de tonnerre. Luca dut faire quelque chose, un mouvement peut-être qui ne lui plut pas, car le monstre à forme humaine releva la tête. Il avait des traits fins, des yeux bruns. Il s'essuya la bouche d'un revers de manche, attrapa Luca par les épaules et le secoua d'avant en arrière, faisant buter son crâne contre la pierre du moulin. Le jeune homme ne ressentit pas la douleur. La peur, elle, était dévorante ; il fit son possible pour se débarrasser de la poigne meurtrière. Le rire insupportable du monstre lui fendit les tympans et ces mains, ces petites mains agiles, compressèrent la blessure encore fraîche creusée dans son cou.

L'agresseur continuait de le secouer, imperturbable. « Luca », s'était-il mis à appeler d'une voix suraiguë. « Luca ? ». Il ne riait plus mais lui souriait d'un air mauvais.

— Luca ? Réveillez-vous !

C'était finalement une voix de femme. Luca ouvrit les yeux en grand, et son rêve se dispersa comme de la fumée par grand vent.

— Lâchez-moi ! protesta-t-il encore dans un réflexe.

Il frappa Anis sur la tempe et elle bascula contre l'oreiller de paille en étouffant un cri de surprise. Luca fixa bêtement sa main ouverte devant son visage, comme s'il ne la reconnaissait pas.

— Pardon, murmura-t-il à Anis en se rendant compte de sa méprise.

Il la regarda se relever et frémit lorsque, les mâchoires contractées, les pupilles vrillées de colère contenue, elle rejeta le col de sa tunique pour observer la morsure.

— Arrêtez de bouger, s'exaspéra-t-elle.

— Je... je ne peux pas, répliqua Luca en claquant des dents.

Des tremblements le parcouraient. Il essaya de les contrôler, en vain ; ils le faisaient esquisser des gestes qu'il n'avait pas commandés et lui donnaient sans aucun doute un aspect stupide.

— C'est drôle... constata Anis.

— Très drôle ! Terr-iblement d-drôle !

— Ce n'est pas ce que je voulais dire. Et parlez moins fort.

Luca pressa une paume sur sa bouche et plissa les yeux, priant pour que cette soudaine folie physique prenne fin. Ce n'était pas de la souffrance qu'il ressentait mais plutôt une rage débridée, doublée à la honte de se découvrir si incontrôlable. Il mettait toute son énergie en œuvre pour rétablir le calme mais ne parvenait qu'à épuiser ses forces, sans résultat.

— Allongez-vous, exigea Anis en le poussant contre le matelas. Tentez de vous calmer. Attendez-moi ici.

— Où allez-vous ? s'inquiéta-t-il en voulant se relever.

Elle appuya méchamment contre sa clavicule et le dissuada de faire le moindre mouvement.

— Il faut partir au plus vite, dit-elle tout bas. Je ne sais pas ce que vous avez, mais il vous faut de meilleurs soins que les miens. Je vais descendre chercher un cheval à l'écurie...

r13;Vous allez le v-voler ? chuchota-t-il.

— Nous n'avons pas le choix. À dos de cheval, nous devrions atteindre Milan bien plus vite... il ne faut pas perdre de temps. Attendez-moi ici et gardez la porte entrouverte. Je vous appellerai lorsque je me serai assurée que la voie est libre. Tentez de vous détendre, vous n'êtes pas en état de marcher.

Luca acquiesça machinalement. Anis ramassa son sac de voyage, lui adressa un dernier regard et s'en fut. Il entendit un craquement ténu de bois fatigué, et ses pas légers qui s'éloignaient dans le couloir.

Luca noua ses bras contre sa cage thoracique. Le nuage de terreur moite dans lequel il se trouvait faisait tressauter sa vision et il dut garder les yeux fermés, plaquant ses mains crispées sur les draps pour rouler sur le côté et respirer à pleins poumons, à bout de souffle.

Il attendit. Attendit. Il lui sembla entendre quelque chose de flou, une lutte lointaine et très discrète suivie d'un léger bruit tranchant...rien de suffisant pour alerter l'attention des dormeurs. Il tendit encore l'oreille, mais ne perçut plus rien. Au bout d'un temps il se dit qu'Anis l'avait abandonné. Inutile de chercher bien loin : il serait plus agréable pour elle de continuer seule. Oui mais, et le duc ? Peut-être avait-elle décidé de rompre toutes ses obligations et de disparaître. Luca secoua plusieurs fois la tête dans le vague. Non, ça n'était pas possible.

Tout à coup la voix d'Anis perça les murs de son labyrinthe mental. Il eut un sursaut et se mit en position assise, les yeux mi-clos, tendant les bras devant lui pour palper sa présence dans la chambre. Mais il ne la trouva pas.

— Luca ! appela-t-elle à nouveau, dans un marmonnement strident.

Il tourna la tête. Il avait une sensation étrange.

— Où êtes-vous ? demanda-t-il.

Il entendit alors qu'on poussait la porte.

— Vous pouvez vous mettre debout ?

— Je ne s-sais pas.

Il resta immobile, la respiration sifflante. Des mains le saisirent sous les épaules et le forcèrent à se redresser. Pantelant, il se dirigea à l'aveuglette vers la porte ouverte sur le couloir et se laissa guider par Anis, faisant glisser ses paumes sur les murs. Anis le mena dans l'escalier puis jusqu'à la salle du rez-de-chaussée plongée dans la nuit, rayée de quelques traits de lumière venant des étoiles. Ils traversèrent la pièce vide et regagnèrent l'extérieur. Luca allait un peu mieux maintenant que l'air frais lui frappait le visage, série de poings éphémères et bienfaiteurs. Mais il le sentait : le mal n'avait fait que temporairement se cacher. Il essuya la sueur glaçante qui coulait de son front et se laissa traîner par Anis qui avançait à pas de loups vers l'écurie.

— Restez ici, murmura-t-elle.

Luca attendit donc à l'extérieur.

Il crut saisir une ombre étrange depuis l'arrière du bâtiment en bois de la petite écurie. La curiosité l'emporta, aidée par un nouvel accès de tremblements qui le poussèrent à ne pas rester sans rien faire, sous peine de se voir happé vers un nouveau tourbillon de crise. Il s'approcha donc de cette ombre et découvrit, dissimulés à l'angle du mur, deux cadavres tassés l'un contre l'autre. C'était leur tête, étirée par la nuit, qui avait dessiné cette forme si étrange. Le premier corps était celui de Jefta. Il avait le teint pâle. Son carnet lui avait glissé entre les doigts et reposait, ouvert, sur ses genoux curieusement pliés. Impossible de croire un seul instant qu'il s'était assoupi. Tout en lui respirait la mort, le signe le plus évident étant le point rouge qui caressait sa poitrine à l’endroit du cœur. L'autre, une personne que Luca n'avait jamais vue, avait subi le même sort. Le souffleur eut un hoquet. Ne sachant que faire, il retourna d'où il venait et se planta devant l'écurie d'où émanaient de petits bruits – sabots raclant le sol, chuchotements, respiration chevaline, lourde et saccadée. Peu de temps après, Anis refit surface en tirant derrière elle un cheval obéissant.

— Montez, dit-elle. N'ayez crainte, il ne vous repoussera pas. Les chevaux me font confiance.

— C'est pour cela qu'il vous a laissé commettre deux meurtres ?

Anis afficha une mine sombre. Luca, malgré ses tremblements fiévreux, ne faiblit pas et soutint son regard.

— Pas le temps pour cela. Je vous expliquerai plus tard. Montez, si vous ne voulez pas qu'on nous surprenne.

Elle se hissa sur le dos de l'animal avec agilité. Luca, malgré lui, s'approcha et tendit une main. Elle le tira pour qu'il s'installe convenablement et, sans prendre le temps de prévenir, lança sa monture dans une vitesse folle qui faillit leur faire perdre l'équilibre. Ils disparurent de l'arrière-cour comme les restes d'un mauvais souvenir.

Ils chevauchèrent dans le silence, trop occupés à garder leur maintien respectif : Anis apprenait à contrôler et laisser sa part de liberté au cheval, qu'elle ne connaissait pas et qui lui semblait plus nerveux, plus brusque qu'il n'aurait été souhaitable. Luca s'accrochait au dos de sa guide pour ne pas tomber, inconscient du fait que son étreinte pouvait la gêner dans ses manœuvres. Depuis que les secousses de glace l'avaient déserté, la souffrance se déversait dans ses muscles lacérés avec une force démultipliée. Le sang pulsait derrière sa blessure, comme frappant la peau d'un tambour tendue à l'extrême. Il avait toujours une vague et doucereuse envie de vomir, qu'il parvenait tout juste à canaliser. Un moment d'inattention, et le désagrément monterait jusqu'à son gosier.

Tout à coup, le cheval fit une embardée difficile et s'arrêta dans une bouffée de poussière. Anis descendit avec la souplesse de sa grande habitude et attacha les rênes de cuir au tronc d'un arbre. Elle détacha ensuite son sac de la selle.

— Descendez, ordonna-t-elle.

— Aidez-moi, s'il vous plaît.

Il n'était auparavant jamais monté à dos de cheval de sa vie et n'avait aucune idée de comment redescendre.

— Non. Je veux vous voir le faire seul.

Il fut interloqué par un tel refus, mais ne protesta pas plus. Les traits de la femme étaient recouverts d'ombres : pourtant Luca avait l'impression que les rides de colère au coin de ses yeux, sans qu'il puisse discerner s'il les avait lui-même attribués à son ton directif ou s'il les avait bel et bien aperçus, ressortaient aussi clairement que des traînées sanguinolentes sur un carré de tissu blanc. Il se laissa glisser et tomba sur le flanc dans un grognement.

— Allez-vous me dire pourquoi vous les avez tués, maintenant ? demanda-t-il en se relevant.

— Je n'avais pas le choix. Je l'ai fait pour vous, il ne fallait pas qu'il nous voie voler ce cheval. Je ne pensais pas que ce pauvre Jefta serait encore éveillé à une heure aussi tardive. Croyez-moi, je regrette sincèrement.

Luca ne répondit rien, empli d'une horreur muette. Il n'avait pas encore réalisé à quel point ce sentiment était profond et absolu, vague d'acidité et de brume, mais cela viendrait. D'un autre côté... il devrait sans doute lui être reconnaissant.

Reconnaissant ?

— Pourquoi s'est-on arrêtés ? Je croyais qu'il fallait rejoindre Milan au plus vite.

— Il le faut.

— Alors pourquoi...

— Je... j'ai pensé à quelque chose et... je ne sais plus quoi faire.. comment vont vos tremblements ?

— Mieux, regardez.

Il tendit les bras devant lui pour démontrer ses paroles, mais un rictus de dégoût parcourut alors la bouche d'Anis. Avait-elle peur de le toucher ? Les yeux de Luca s'étaient accommodés de l'obscurité. Il observa attentivement son visage qui avait adopté une immobilité de pierre.

— Vous avez peur de moi ?

Il se releva et fit quelques pas. Il éprouvait le besoin de se sentir bouger, sans autre but précis que celui de vaincre la sensation de vide qui l’emmaillotait maintenant de la tête aux pieds. Sans le faire exprès, il effleura l'épaule d'Anis en faisant volte-face pour reprendre ses cent pas. Elle bondit en arrière en lâchant une exclamation hérissée de haine. Il s'écarta lui aussi, vivement, et scruta sa main.

— Qu'est-ce que j'ai ? interrogea-t-il, tentant de se persuader lui-même que ses doigts et la couleur de sa peau avaient soudain quelque chose d'anormal, de terrifiant, de repoussant.

Pourtant il n'y avait rien.

— Anis, qu'est-ce que j'ai ? s'alarma-t-il en plantant ses yeux dans les siens, deux amandes de lueur sous le couvert de l'obscurité.

— Que s'est-il passé ? Je veux dire, lorsque votre crise a commencé ? laissa-t-elle tomber d'une voix coupante.

Il s'accroupit et ferma les yeux. Que s'était-il passé ?

— J'ai rêvé, se souvint-il. J'ai rêvé de ce moment.

— Quel moment ?

— Le moment où il m'a mordu. J'ai vu qui il était.

Cette sensation aurait pu le hanter, prendre le dessus sur toute autre émotion et le plonger dans une mare de terreur dont il n'aurait jamais plus relevé la tête, étouffé sous le poids d'un sentiment trop entier pour être combattu. Mais il n'avait presque rien éprouvé. Rien d'absolu ou d'écrasant, en tout cas. De la gêne, ou une forme de honte. Il prit une inspiration.

— C'était Leo.

— Qui ?

— Leo, répéta-t-il plus fort. Celui qui m'a conduit dans tout ce pétrin. Dans mon rêve, c'était lui.

Il y eut un moment de silence, seulement troublé par la respiration lourde du cheval. Luca n'osait pas se relever, de peur de voir Anis prendre ses jambes à son cou et le laisser se débrouiller seul. Ou bien...

— Est-ce que vous allez me tuer aussi ?

— Oh non, c'est stupide ! s'énerva-t-elle. Tenez.

Il chercha des yeux en entendant un bruit métallique. Anis avait ouvert son sac pour en sortir une fois de plus le pot contenant cette pâte nauséabonde. Elle en retira le couvercle et le tendit à Luca.

— Appliquez-en une nouvelle couche sur la morsure. Soyez généreux. Et massez, ensuite.

Il prit l'objet et ne manqua pas de remarquer le léger tremblement qui agita les doigts d'Anis lorsque les siens s'y collèrent. Elle retira sa main et la frotta contre son pantalon.

Il ne savait pas comment s'y prendre, et décida de faire confiance à son instinct. Il voulut se souvenir de la façon dont Anis avait badigeonné son cou de pommade, les gestes précis qu'elle avait employés, la quantité utilisée, mais ne reproduisit qu'un ballet de mouvements maladroits. En tout cas, il espérait ne jamais apprendre ce que la mixture contenait.

— Je... commença Anis lorsqu'il eut terminé. J'ai peur que vous soyez contaminé par le mal. Je sais, c'est absurde, mais...

Il ne répondit pas. Qu'y avait-il à répondre ? De quelle contamination parlait-elle ? Il se prit la tête dans les mains.

— Alors vous allez partir, murmura-t-il. Vous allez me laisser ici.

Ce fut au tour d'Anis de se trouver muette. Incertaine, elle fit un pas vers lui, le poing serré.

— Vous n'avez pas besoin de me parler pour que je le comprenne, vous savez. Vous avez peur pour vous-même. Eh bien laissez-moi ici. Après tout, je me suis souvent débrouillé seul. Peut-être que je pourrai survivre.

— Non. Non. Je suis désolée, je n'aurais pas dû vous traiter ainsi. On m'a confié une mission et je vais la remplir. Je vous emmène de toute urgence à Milan. Vous avez besoin de soins. Je ne sais pas qui était ce Leo, je ne sais pas par quoi vous avez été mordu exactement mais...

Silence. Les paroles étaient sorties en trombe de sa bouche, si vite que Luca avait eu du mal à tout saisir. À présent elle était parfaitement muette, comme à court de mots.

— Mais quoi ?

Sous le regard faible de la lune, il devina qu'elle s'était détournée pour dénouer les rênes de sa monture. Il dut tendre l'oreille pour entendre la phrase suivante.

— Ça y ressemble.

Anis soupira.

 

— Oui, ça y ressemble, voilà tout. Mais je ne me laisserai pas impressionner.

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vefree
Posté le 28/06/2013
Bah quoi ? Qu'est-ce qu'elle a cette blessure ? On dirait que Luca ressemble de plus en plus à un pestiféré.
Oui, bon, je devine puisque je connais le pot-aux-roses, mais c'est intrigant quand même. Luca aurait-il changé physiquement ? On ne parle pas de fièvre, mais de tremblements et d'apparence, semble-t-il. Aurait-il attrapé une infection spéciale ?
Bon, c'est bien fait, tout ça. Parfois un peu confus sur les sensations de Lucas et ce qui se passe vraiment sur son corps, sa plaie en particuliers, dans son corps, mais on fini par comprendre que c'est de pire en pire. Cette plaie ne guérit pas et lui fait faire des cauchemars en plus. Mais quoi qu'il en soit, c'était bien Léo qui l'a mordu ? Je ne sais plus... ou alors c'était Achille... mort épouvantablement, ça je m'en souviens.
La tension du chapitre était permanente. Entre l'entrée dans l'auberge à jouer un rôle pour passer inaperçu, le cauchemar et la fuite à cheval de nuit, j'étais tout tendue en lisant. Si tu voulais ça c'est réussi. En plus, les mystères se sont épaissis parce qu'on se demande vraiment ce qui va se passer. Entre la fuite, la blessure et le trajet dangereux, rien n'est fait pour que le voyage se passe sans encombre.
Quand on sait que Sanfari vient de se faire piéger, on se demande ce qu'est en train de bricoler le Duc avec toute cette machination.
Allez, encore un chapitre, je veux savoir la suite...
Biz Vef' 
 
Jamreo
Posté le 28/06/2013
hm quoi ? Quelle blessure ? :p
Luca ne sait pas ce qui se passe, et comme on se met à le regarder en coin il cherche du côté de l'apparance oui. Après, est-ce une infection spéciale ou non-spéciale, seul l'avenir nous le dira xD merci d'avoir soulevé que ça te semblait confus. En même temps la situation est plutôt propice à la confusion du côté de Luca, mais je relirai attentivement ce chapitre pour me rendre compte. Pour la bébête qui l'a mordu, ça ne pourrait pas être Achille, Luca s'est directement enfui et l'a trouvé déjà mort donc ç'aurait été difficile :P  du coup ce qui est sûr c'est que Luca a rêvé/a des soupçons du côté de Leo, oui. 
Bah en effet, pour cette histoire je cherchais et cherche toujours des ambiances lourdes/cauchemardesques. Enfin je ne saurais pas trop dire jusqu'à quel point ce choix est conscient mais en tout cas il essaie (essaie *siffle*) de continuer son chemin tranquillement :) 
ahAh ! Oui il faut se demander ce que bricole le duc, précisément *niark*  merci beaucoup pour ta lecture et ton avis éclairé Vef =)
Slyth
Posté le 09/06/2013
Aie, aie, aie... je le sens mal tout ça ! =S
J'avoue que je n'avais pas imaginé que la blessure de Luca puisse s'infecter à ce point. Sans compter qu'il ne s'agit pas d'une infection banale si l'on doit en croire les dernières paroles d'Anis. Elle avait plutôt l'air de faire un lien avec cette légende qu'elle a raconté dernièrement. 
Mais, dans ce cas, serait-il réellement possible que Luca soit en train de se "transformer" en l'un de ces monstres sanguinaires ? J'avoue que je ne sais pas trop quoi en penser. Car, après tout, Leo était quelqu'un de tout à fait normal avant d'être envoyé à l'Etablissement. C'est vrai qu'on ne sais pas exactement ce qu'il y a subi mais de là à pouvoir contaminer d'autres personnes ? Il me semble y avoir un pas difficile à franchir par rapport à une telle hypothèse. Néanmoins, il m'est difficile d'imaginer autre chose. 
Bref, j'ai l'impression que c'est gentiment en train de mal tourner de tous les côtés. Je suis très curieuse de savoir comment tout cela va bien pouvoir évoluer !
Quoi qu'il en soit, j'te souhaite une excellente continuation ! A bientôt !  ^^
Jamreo
Posté le 09/06/2013
Mais non, faut pas le sentir mal :P haem
Anis fait le lien, oui, donc pour elle ce n'est pas une infection banale. Et je comprends ta difficulté à envisager que Leo ait pu contaminer quelqu'un d'autre. Comme tu le dis, il était "normal" . Un pas difficile à faire, comme tu dis, peut-être un peu perplexifiant. C'est aussi ce dont je parlais sur mon JdB : beaucoup de ce qui concerne le sens de tout ça est en fait repoussé à la partie III et normalement, c'est là que ça devrait s'éclaircir (si je rate pas mon coup ceci dit xD). Je suis en train de réfléchir au fait que les épisodes pourraient être placés différemment dans la partie II, ça cogite ça cogite :p
Merci beaucoup encore une fois Slyth, pour ta lecture et ton commentaire <3
 
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