IV – L'érosion de toute roche

Par Dan
Notes de l’auteur : Mogwai – Ether

L’érosion de toute roche

Shangri-la, Titan, satellite de Saturne

 

Copernic leva le nez de son ouvrage et plongea le regard par la fenêtre ronde. En bordure de l’immense champ de dunes qui striait la plaine de Shangri-la, les premières couleurs du ciel changeaient les lacs d’hydrocarbures en rubans de soie. Dès qu’il aurait fini son quart, Copernic irait courir sur leurs berges, une heure ou deux, avant de lire encore et de se coucher. Ses permanences à la réception de l’auberge l’avaient changé en oiseau de nuit et ça n’était pas pour lui déplaire. Les gens réfléchissaient moins quand ils dormaient ; les rêves n’étaient pas aussi envahissants que les pensées.

Le regard de Copernic suivit la route bitumée qui louvoyait jusqu’aux lacs. À une dizaine de mètres de l’auberge, la zone de stationnement ressemblait à un immense dortoir à vaisseaux, sagement alignés sous les veilleuses des lampadaires à pétrole. Kahlo y jouait à cache-cache avec ses amis imaginaires ; Copernic la voyait surgir de derrière un bâtiment, s’accroupir, se faufiler sous le ventre d’un autre, partir en courant. Il n’y avait aucun repos ni aucun répit dans cet esprit-là et Copernic était heureux de se trouver trop loin pour le décrypter télépathiquement.

Un mouvement dans le ciel bas capta alors son attention et Copernic se redressa. Il n’était pas rare que des clients débarquent à des heures indues : l’aube était un concept très localisé, dans le système solaire. Si Copernic s’inquiétait, c’était uniquement parce que le nouveau vaisseau « clignotait » : sa surface perdait et gagnait en clarté, jusqu’à devenir parfaitement tangible à l’atterrissage. Second élément alarmant : le scintillement de son camouflage défaillant avait attiré Kahlo comme une torche attire une phalène.

Copernic éteignit son numélivre et se précipita dehors. Un homme était descendu du vaisseau autour duquel Kahlo caracolait en s’extasiant devant les grandes rosaces suspectes qui tachaient ses flancs. Copernic accéléra, l’image gagna en précision. Le propriétaire était vêtu d’un ensemble unique, avec des couleurs criardes ; des breloques et des fils tricotés se mêlaient à sa barbe. Il ne pouvait être que Ganymèdien, et pas de la meilleure espèce à en juger par le générateur d’invisibilité qu’il avait bricolé sur son véhicule abîmé.

Le vieil homme réussit à interrompre la course folle de Kahlo et la lumière des candélabres tomba sur eux. Il lui tendait quelque chose, un objet minuscule, qu’elle observait avec des yeux pleins d’émerveillement. Copernic combla les derniers mètres en pas furieux et, lorsque le Ganymèdien l’entendit arriver, il se dépêcha de s’écarter de Kahlo en secouant les mains, l’air de dire « C’est pas moi, j’ai rien fait ! ». Sous ses yeux brûlants, Copernic attrapa Kahlo par le bras.

Nick… – elle se débattit ; sa grimace était aussi chouineuse que ses pensées, mais Copernic l’ignora et raffermit sa prise. Il est pas méchant, Nick. Il aime mes bracelets, c’est tout. Il m’a offert une perle pour aller dessus. Une de celles de sa barbe, regarde comme c’est sundar !

Copernic jeta un bref coup d’œil au Ganymèdien qui songeait : Elle le connaît ? Pourquoi il la secoue comme ça, la simplette ? Est-ce que je devrais… ?

Une seconde silhouette apparut alors dans le champ de vision de Copernic, émergeant juste des ténèbres de la soute. Il plissa les yeux pour observer le nouvel arrivant, mais à vrai dire, il n’était pas tout à fait certain qu’il s’agissait d’un « il » : sa capuche et son poncho tombaient sur sa stature fluette comme un chapiteau sur un cure-dent, cachant toutes ses formes à l’exception de ses épaules étroites. Du reste, on ne distinguait qu’un menton pointu et un cou de poulet autour duquel s’enroulait une longue tresse.

« Miranda », devina Copernic.

Ce n’était pas tant une distraction qu’un exercice. Copernic était de garde toutes les nuits depuis ses treize ans et à chaque réservation, il testait son sens de l’observation en essayant de déterminer la lune natale des clients. Aujourd’hui, les usages vestimentaires n’avaient plus de secrets pour lui.

Ce spécimen-là correspondait si fidèlement aux codes – chauds habits amples et longs cheveux nattés –, que c’était presque trop facile à cerner. Il ne devait pas voyager beaucoup : les vadrouilleurs avaient tendance à changer de mode au gré de leurs escales ou à adopter les coutumes locales en déménageant. Reconnaître un natif de Phoebé qui aurait vécu dix ans sur Himalia puis dix autres sur Sycorax, voilà qui aurait été un défi à la hauteur de l’œil affûté de Copernic.

Il le garda pourtant fixé sur le Mirandien, qui fit un pas supplémentaire en repoussant sa capuche.

— C’est bien toi, Nick ? lut-il sur ses lèvres barrées par une cicatrice blanche qui filait d’une narine au menton.

Il en portait une autre à la mâchoire, une troisième au front et encore une en travers du sourcil, près d’une plaie fraîche à l’arcade. Sacrément amoché, pour un sédentaire. Miranda était faite de falaises et de canyons, mais on aurait pu imaginer que ses autochtones avaient appris à s’y déplacer, ou sinon à éviter les dangers du relief. Ce Mirandien était soit très téméraire, soit très bête. Copernic espérait que la deuxième option était la bonne, car il n’aimait pas que les gens téméraires lui cherchent des noises.

Il reconnaissait les moonshiners presque aussi facilement que les luniens venus de loin, désormais : ils étaient de plus en plus nombreux à se présenter à l’auberge pour y prendre une chambre qui servirait de cachette ou de repaire pour leur trafic. Comme la propriétaire tenait à ce que l’établissement reste respectable, il était crucial de les repérer rapidement et de les refouler ; chose que Copernic s’apprêtait à faire quand le Mirandien s’avança dans la lumière d’un lampadaire et reprit :

— C’est moi, Bo. Je… Tu te souviens ? Je viens… Je voulais parler à ta mère…

Mais il restait campé sur la passerelle rabattue comme un petit animal prêt à se réfugier dans sa tanière. Il avait l’air complètement perdu ; Copernic aurait pu croire qu’il était arrivé là par hasard s’il n’avait pas observé l’auberge en pensant : Je l’imaginais exactement comme ça, et Kahlo en s’émerveillant : Comme elle a grandi !

Bowie, oui… il se souvenait de lui. De quelqu’un ayant porté ce surnom, en tout cas.

Désolé pour le dérangement, exprima Copernic dans l’esprit du Ganymèdien en pivotant vers lui ; il avait horreur de téléphaser chez les étrangers, d’avouer ainsi qu’il possédait ce don forcé, qu’il était muet, sourd aussi ; le plus complet des luniens saturniens. J’espère qu’elle ne vous a pas trop importuné. Bonne journée.

Il tourna les talons en ignorant l’expression médusée de Bowie, qui n’avait rien « entendu » de sa déclaration abrupte et qui ne comprenait donc pas son soudain revirement. Entraînée par Copernic, Kahlo trébucha en levant vers lui ses yeux bridés. Ces yeux enfantins, ces yeux brillants qui cillaient trop et qui ne se méfiaient pas assez. Ces yeux qu’il haïssait.

Je t’ai déjà dit de ne pas ennuyer les clients, pensa-t-il d’un ton cinglant en évitant de la regarder.

Il avait envie de tout effacer sur son visage, de recoiffer les cheveux blond-blanc qu’elle attachait en palmiers ridicules, de redresser ces dents, de retracer ce nez, de gommer cette moue idiote à peine plus supportable que les sourires idiots qu’elle adressait à tout le monde sans se soucier d’incommoder.

C’était rare, mais il arrivait aussi que des planétiens se présentent au comptoir de l’auberge pour profiter d’un lit confortable ou d’un repas lors d’un circuit touristique. L’établissement avait une excellente réputation, pour un commerce de luniens, et ce parce que les gérants savaient très bien cacher qu’ils en étaient, justement. La mère de Copernic y parvenait sans trop d’efforts et il avait tout fait pour l’égaler en grandissant.

Mais Kahlo ne pourrait jamais tromper personne sur sa condition : jamais les médecins planétiens ne l’auraient laissée naître avec une tare comme la sienne. Jamais un couple de planétiens n’aurait voulu d’un bébé pareil et d’ailleurs jamais leur père n’avait voulu d’eux après elle.

Copernic allait la ramener de force dans ses quartiers quand Bowie surgit devant lui.

— Il faut que je parle à Elion, articula-t-il, sourcils froncés sous les petites mèches brunes qui s’échappaient de sa tresse. Elle travaille toujours ici ? Je peux la voir ? J’en aurai pas pour longtemps. Je veux pas vous embêter… C’est juste… urgent.

Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne se laissait pas décontenancer.

Qu’est-ce que tu lui veux ?

Bowie parut indisposé – réaction prévisible pour un inhabitué de la télépathie – puis surpris, puis peiné, puis fâché.

Je veux la voir, c’est tout. C’est important.

Kahlo le dévorait des yeux et Copernic le jaugea longuement du regard. Ses pensées étaient durcies par la détermination ; rechigner serait une pure perte de temps. Mieux valait encore accepter rapidement pour se débarrasser rapidement de lui.

Copernic acquiesça. Si l’entrevue tournait au vinaigre, ses quatre-vingt-dix kilos de muscles n’auraient aucun mal à faire un joli nœud du petit moonshiner, alors pourquoi s’inquiéter ?

Il reprit sa marche en emmenant Kahlo. Bowie dans leur sillage, ils contournèrent le dôme de pierre qui abritait la réception et s’engagèrent dans le réseau d’escaliers et de plates-formes qui liaient les pôles de l’auberge. Bâtie sur le relief escarpé d’une saillie, la pension usait de la hauteur pour se préserver du mouvement des sables. On ne pouvait jamais complètement leur échapper, cela dit, et des cascades de grains fins comme de l’eau coulaient de marche en marche sur leur passage.

Bowie faillit d’ailleurs glisser trois fois, hypnotisé comme il l’était par le paysage qui se dévoilait au fil de leur ascension. Le soleil se levait enfin à l’horizon de Shangri-la, réduit à un halo orangé par le smog qui opacifiait perpétuellement l’atmosphère. Sa lumière diffuse traçait des ombres émoussées sur le relief des dunes. Le plus infime mouvement de l’œil changeait leurs zébrures en un vortex vertigineux et Bowie finit par détourner le regard en s’agrippant à la rampe sculptée à flanc de falaise.

Copernic le conduisit jusqu’au dôme des employés. Il régnait là une odeur et une fraîcheur agréables ; un air de cave ou de grotte : au nord, les lourdes pierres de taille ne captaient jamais le soleil.

Va dans ta chambre, ordonna-t-il à Kahlo en désignant la porte qu’elle criblait de clous pour exposer les trésors déterrés au gré de ses explorations – rien que des fragments et des ordures ramassés sur le parking.

Kahlo baissa piteusement la tête, amorça un pas, puis fit brusquement volte-face pour serrer Bowie dans ses bras. Elle marmonna quelque chose contre son torse que Copernic ne parvint ni à décrypter sur ses lèvres ni à démêler de ses pensées. Elle est craqui, songea Bowie avant que Copernic détache Kahlo de lui et la pousse en avant, pourquoi il la brutalise comme ça ? Copernic essaya de ne pas y prêter attention. Que pourrait-il comprendre à sa situation, de toute façon ? Que savait-il de sa famille et du vide qui la gangrenait ?

« Ton père était quelqu’un d’important, voilà pourquoi il est parti », disait évasivement Elion. Il était rentré chez lui, sur une planète – ça, elle ne l’avait jamais confirmé, mais Copernic en était certain – parce qu’il avait compris que leur famille bancale ne mènerait à rien.

Sans doute avait-il cru pouvoir faire en sorte que ça fonctionne, au départ : Elion était une femme respectable, robuste, et Copernic était un garçon brillant ; s’ils étaient restés tous les trois, l’homme important aurait pu oublier qu’ils n’étaient que des banlieusards. Mais Kahlo était arrivée ; elle lui avait rappelé la vérité et appris autre chose : ce n’était pas trop tard pour lui. Il pouvait encore revenir sur le droit chemin et fonder une famille plus conventionnelle. Une famille réussie.

Kahlo n’y était pour rien, mais Kahlo y était pour tout, aussi. Elle lui avait pris son père, elle avait brisé sa mère en faisant fuir son mari. Copernic essayait de lui pardonner, mais la haine et la frustration s’accrochaient presque malgré lui. Presque. Kahlo était une victime facile ; facile à détester.

La porte de sa chambre se referma et Copernic s’enfonça dans l’ombre humide de la pièce, suivi par Bowie. Chacun de leurs pas soulevait des nuages d’une poussière qu’aucun Titanien n’essayait plus de balayer. Elle tombait des parois et des plafonds comme une bruine, s’amassait devant les fenêtres comme une neige sèche et se faisait un nid dans tous les recoins.

La salle commune était aussi ronde et vaste que la réception, mais plus sombre et occupée en son centre par un poêle à mazout aussi gros qu’une armoire. Les soirs d’hiver, Elion, Copernic et les autres avaient l’habitude de se réunir autour du fourneau pour se réchauffer les mains et le visage ; en cette saison, on ne trouvait sur les banquettes de grès que des serviettes et des caleçons étendus pour sécher.

Le reste de l’espace était divisé par un réseau de murets arqués dont les serpentins délimitaient des zones de lecture, de jeu ou de repos ; par souci d’économie de matériau et de surface, les Titaniens construisaient peu de cloisons pleines. De toute façon, la plupart d’entre eux étaient durs de la feuille, alors les amateurs de dés ne dérangeaient pas beaucoup les assoupis.

J’espère qu’y a au moins des vrais murs autour des cabinets…, pensa Bowie.

Copernic préféra ne pas relever ; il contourna le poêle et se dirigea vers le bureau de sa mère. Malgré l’heure avancée, il était sûr de l’y trouver : Elion ne dormait plus beaucoup et elle ne mangeait pas davantage. Les plateaux de petit-déjeuner que son fils commandait aux cuisines restaient intacts, plus copieux et gourmands à mesure qu’Elion devenait maigre et aride. Elle s’effritait aussi rapidement que leur demeure ; plus, peut-être : Copernic avait l’impression de la voir perdre consistance de jour en jour. À chaque relais qu’il lui passait pour la journée, il redoutait de la voir – serait-elle transparente, ce matin ? Se serait-elle mélangée au sable et à la poussière accumulés entre les dalles, devenue elle-même le joint de leur auberge ?

Il ouvrit à Bowie qui entra timidement et Elion leva son visage émacié des tablettes de compte. Copernic la trouvait toujours belle, avec ses courts cheveux d’un blond polaire, ses yeux d’eau et sa raideur princière. Mais il ne pouvait plus ignorer l’ombre qui s’y superposait : l’ombre grise de la maladie qui creusait ses traits durs et voilait son regard, comme le smog dans le ciel.

Elle s’accentua quand Elion se redressa en faisant jouer la lumière des lampes-tempête sur les colliers qui l’habillaient de la mâchoire à la clavicule. Elle paraissait tourmentée et Copernic craignit d’avoir fait une erreur en amenant Bowie ici. Il s’apprêtait à intervenir quand la « voix » de sa mère pénétra l’esprit de leur invité :

Bowie ?

Celui-ci fronça encore son nez retroussé et s’enfonça le petit doigt dans l’oreille en secouant la main pour la déboucher. À moins de vivre sur une lune de Saturne, on n’était jamais vraiment à l’aise avec le procédé.

— Salut, Shĕnshen, lut Copernic sur les lèvres tremblantes de Bowie.

Elion se releva aussi vite que ses jambes le lui permettaient et le sourire de Bowie s’élargit comme un croissant de planète quand elle s’avança, d’abord pour le saluer des mains jointes devant le menton, puis pour appuyer une paume sur son épaule – un geste intime auquel Copernic n’avait plus eu droit depuis ses dix ans. Bowie avala alors la distance qui les séparait et se réfugia contre la poitrine haute d’Elion, comme Kahlo l’avait fait avec lui. La tête rentrée dans le poncho, il l’étreignit de toute la force de ses bras maigrichons. Copernic détourna le regard.

Que fais-tu ici ? Qu’est-ce qui se passe ? demanda sa mère en écartant Bowie.

Une bourrasque se leva dans son esprit Par où commencer pendant qu’il cherchait ses mots elle va me dire que je délire c’est forcé. Elion ne souffrait pas de cette effusion de pensées : elle pouvait seulement exprimer par télépathie même si je lui explique et pas recevoir. Copernic, lui, serra les mâchoires mais je dois essayer pour contrer l’afflux pour Māma, pour Austen, pour Guevara aussi.

— … venir te chercher, décrypta Copernic lorsqu’il releva les yeux sur Bowie. Tu sais, Māma a été arrêtée à Inverness, l’an dernier. Austen et moi, on a essayé de savoir pourquoi ils nous interdisaient de la voir et de lui parler, mais personne nous a répondu… Maintenant, Guevara aussi s’est fait arrêter et…

Copernic esquissa un pas – il n’aimait pas le tour que prenait cette conversation –, mais sa mère l’arrêta d’un signe de la main et « dit » :

Qu’est-ce que tu insinues ?

— Je sais plus trop, avoua Bowie. Je crois… Je crois qu’il se trame un truc vraiment pas net, avec son emprisonnement, à Māma. Et je veux comprendre. C’est pas seulement que je pige rien aux procédures judiciaires, j’en suis sûr… ils nous cachent quelque chose.

Que me demandes-tu, exactement, Bowie ?

— De… De l’aide. Pour comprendre ce qui se passe et la sauver.

La sauver ? À quoi tu penses ?

— Je sais pas encore… Je… Je sais juste qu’il faut que je la voie. Je le sens, là-dedans – il montra son cœur – je sens qu’elle va mal. Très mal. Il faut que j’aille sur Charon. Elle venait te voir souvent… Enfin, un peu moins ces derniers temps à cause des patrouilles mais… C’était ton amie…

Si Copernic avait eu une voix, il aurait ri. La dernière fois qu’Elion et Bowie s’étaient croisés, leur échange s’était sûrement borné à un bonjour ; elle, c’était la tante sévère qu’on préfère ne voir qu’en coup de vent, un peu bizarre, presque effrayante. Même si Elion avait pu parler sans forcer ses interlocuteurs à une gymnastique de neurones, elle n’aurait pas été plus encline aux platitudes qu’aux mots doux ; alors qu’auraient-ils pu se raconter ?

Bowie ne leur avait jamais adressé une onde pour prendre de leurs nouvelles. Copernic s’en fichait, personnellement ; Bowie ne représentait rien pour lui, rien qu’un morceau de passé, tellement éloigné qu’il n’en gardait rien et il n’en voulait rien garder.

Alors de quel droit débarquait-il sans prévenir, et pour lui réclamer ça ? Il ne suffisait pas de parler d’anciennes amitiés et de visites occasionnelles pour mériter l’aide d’Elion, il ne suffisait pas de parler de l’amour qui les avait soudés si longtemps et qui était devenu plus tabou encore que celui qu’elle portait à ses enfants. Inutile de tenter de tirer sur la corde sensible – elle n’en avait pas. Bowie l’avait-il seulement regardée, alors qu’elle se cramponnait aux accoudoirs de son siège pour se rasseoir ? Il fallait être aveugle ou égoïste pour lui extorquer quoi que ce soit.

Comment pourrais-je t’être utile ? questionna Elion.

Copernic la dévisagea.

Tu ne comptes quand même pas…

Nick, arrête. Ça ne te concerne pas.

Mais si, ça le concernait. Ça concernait la santé de sa mère. Alors cette fois, Copernic ignora son regard d’avertissement et la voix de menace qu’elle soufflait dans son esprit. Il fut près de Bowie en une enjambée et, perché deux têtes au-dessus de lui, il plongea son regard dur dans le sien.

Va-t’en, maintenant, pensa-t-il. On ne veut pas de toi ici.

Bowie ouvrit des yeux ronds comme des billes d’ambre. Il avait commencé à trembler, poings et mâchoires serrées. Mirandien, pouvoir lié au toucher ; cicatrices et émotivité. Il n’en fallut pas plus à Copernic pour comprendre : sa propre colère le contaminait.

Nick ! Sors !

Et la rage monta en lui comme un geyser, un des plus grands et des plus violents, pareil à ceux d’Encelade. Elion était inconsciente. Que pensait-elle faire ? Partir, dans son état ? Et pour aller où ? Pour faire quoi ? Pénétrer de force sur Charon ? Contacter Shelley ? Et après ? Si elle y parvenait, qu’adviendrait-il d’elle ensuite ? Pensait-elle pouvoir reprendre tranquillement la tête de l’auberge et…

La fureur retomba brusquement, le laissant fébrile. Non, bien sûr que non. Si la maladie avait attaqué son corps, elle n’avait pas altéré son esprit tranchant.

Tu ne vas pas revenir, dit Copernic.

J’ai essayé de la joindre, moi aussi, et je n’y suis jamais arrivée, dit Elion. Mais j’ai pensé qu’elle ne souhaitait simplement pas me parler… Comme le dit Bowie, et même avant les patrouilles renforcées, nous nous voyions moins ces dernières années…

Et alors ? Ça mérite que tu te mettes à ce point en danger ? Tu sais que…

Je ne m’attends pas à ce que tu compatisses. Tu ne te souviens pas de Shelley et de Guevara comme elles étaient avant et c’est tout juste si tu adressais la parole à la première lorsqu’elle venait ici. Ça n’était pas tes amies, à toi. Et pour moi, c’était plus que ça. Quand… Avant que ton père…

Elle inspira, puis expira très lentement.

Il s’est passé des choses, Nick. Des choses que je pensais avoir laissées derrière moi, mais auxquelles je n’ai plus le droit de tourner le dos, désormais. Elles le feraient pour moi. Je dois le faire. Si c’est ce que je crois… Il le faut, on se l’est promis. Laisse-moi gérer ça. Pars.

Elle continuait à le fixer, mais Copernic ne la regardait plus ; ses yeux s’étaient posés sur Bowie et tentaient de le forer jusqu’à l’âme. Il allait lui prendre sa mère comme Kahlo lui avait pris son père et Copernic en fut presque consolé : après toutes ces années, il venait de trouver quelqu’un d’autre à détester.

Copernic sortit en trombe du bureau. Il resta un moment dans le couloir, l’esprit tendu pour capter leurs pensées et retracer leur discussion, mais c’était peine perdue. Il y avait trop d’interférences : trop de ses propres réflexions houleuses au premier plan. Il valait mieux prendre de la distance.

Copernic déambula dans la salle commune avant de se laisser tomber devant le poêle éteint. Le froid semblait plus mordant maintenant qu’au cœur de la nuit ; quand il ferma les mains sur le bord du banc, il lui sembla sentir la montagne frémir. Bowie allait détruire leur monde ; un monde qui ne tenait déjà plus qu’à leur fierté muette et à leur talent partagé pour feindre que tout finirait par s’arranger. Copernic n’était pas prêt à gérer cette auberge sans sa mère ; il aurait sûrement dû, il savait que la maladie ne l’épargnerait plus longtemps, mais il n’était pas prêt à affronter cette vie sans elle.

Un pinceau de lumière lui chatouilla le coin de l’œil quand la porte d’une chambre s’entrouvrit en révélant une mince bande de visage joufflu. Kahlo pleurait toujours, en silence. Elle entendait toutes leurs pensées, elle aussi ; mais elle entendait également la vraie voix de Bowie, dans la pièce d’à côté, qui expliquait peut-être ses plans pour convaincre définitivement Elion de l’accompagner.

Copernic ne pouvait pas comprendre le geste de sa mère et il ne pouvait pas non plus supporter l’idée qu’elle gâche des décennies de travail et de vertu, qu’elle abandonne tout, qu’elle l’abandonne lui, qu’elle risque la prison et la mort prématurée, surtout pas en lui laissant Kahlo sur les bras. Alors Copernic se leva, adressa un regard de réprimande à sa petite sœur trisomique et prit la direction de ses propres appartements.

Il espérait que quand le temps aurait passé, Elion, elle, comprendrait le geste de son fils.

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Rimeko
Posté le 30/05/2017
Coucou Danah !
Bon bah ça y est, je me suis remise à jour :P
(Et, par rapport à ta réponse à mon commentaire précédent : moi aussi j’aime bien le point de vue d’Aessa… COMMENT ÇA ELLE DISPARAIT PAR LA SUITE, si tu me dis qu’elle est morte j’arrête Moonshine de dépit XD)(Mais en fait tu vas rien me dire donc mes menaces ne servent à rien, c’est ça ?)
Ha, mais voilà Nick ! C’est une certaine Léthé qui a dû être contente :P Je retrouve l’extrait que j’avais vu lors d’un PaCNo, la description sableuse de l’auberge… J’aime beaucoup ce nouveau point de vue, surtout avec ce nouveau pouvoir-handicap ! Entendre les pensées des autres, c’est à la fois très classe et probablement très ennuyeux dans la vie de tous les jours ^^ Mais c’est bien, j’ai trouvé ça clair la façon dont tu nous présentais ses particularités. (J’ai eu un peu plus de mal avec Euclide, j’ai mis longtemps à comprendre qu’elle était vraiment handicapée… je me demandais pourquoi Woody pensait à elle comme à une « simplette » alors que pour moi son comportement c’était juste parce qu’elle était gamine.) (Ah, et tant qu’on en est aux trucs qui ne m’ont pas semblé évidents… il a quel âge Nick ? Parce que je sais pas, je l’imaginais genre la trentaine, mais entre l’âge de sa petite sœur et son comportement un peu ado par moment, je suis perdue.)
Donc, Hepburn a accepté d’aider Bowie ? C’est cool ! J’espère que ça va leur permettre d’entrer en contact avec Wilde… et aussi d’en savoir plus sur le passé de ton trio de nanas, je suis bien curieuse d’en savoir plus à ce sujet.
Ah, et… du coup, en pensant à Guevara, ça m’a fait penser : il s’est passé quoi pendant l’élipse, entre le moment où ils quittent en catastrophe la planète plus ou moins poursuivis par la PI, et l’arrivée sur cette lune ?? (Hé mais… il sont proches de Saturne, donc ? Et de l’explosion des terroristes ?)(Est-ce que tout est lié ou c’est juste moi qui psychothe ?)
 
 
Dan Administratrice
Posté le 30/05/2017
Ehehehe bravo ! Et merci ♥
Je suis contente que tu l'aimes, mais évidemment, je ne dirai riendutou :P Et les menaces sont effectivement inutiles parce que son sort est scellé depuis un certain temps maintenant...
L'extrait venait bien de ce chapitre, en effet ! C'est drôle que tu t'en souviennes ^^ Tant mieux si ce point de vue te plait, et surtout si tu as trouvé ça clair (j'avais essayé de reprendre certains passages après la lecture et le commentaire de Léthé, donc j'espère que c'est ça qui a joué et que j'ai réussi à dissiper des doutes inutiles ^^). Pour Euclide, je comprends bien ; je crois que c'était Lou qui m'avait conseillé de dire plus tôt, voire d'emblée, qu'elle était trisomique, mais bleh, je sais pas, j'arrive vraiment pas à m'y résoudre xD Même si du coup j'ai bien conscience que ça embrouille un peu, je trouve ça dommage.
Clide a donc 20 ans, et Nick 22 ^^ C'est amusant que la question de son âge vous titille toutes les deux (enfin, "marrant", c'est plus probablement moi qui ai géré ça comme une quiche, du coup xD)
Hepburn est prête à leur filer un coup de main, en effet, mais ça risque de se compliquer encore un peu... Quant à savoir ce qui s'est passé, ehehe... Pour l'élipse, eh ben, Hal les a aidés, mais j'en dirai quelques mots quand on repassera du point de vue de Bowie dans un des chapitres suivants =) Ils sont en effet du côté de Saturne ; sur quoi porte ta psychose exactement ? :P Tu penses qu'ils vont se frotter aux terroristes ?
Comme toujours, merci pour ta lecture et ton commentaire, Rimrim ! J'espère que la suite te plaira !
Léthé
Posté le 24/05/2017
Salut Danouille !
Bon, j'ai lu ton chapitre hier, j'étais toute retournée (aujourd'hui ça va un peu mieux xDD) ! Déjà parce que Nick, contre toute attente, S'APPELLE EN FAIT COPERNIC. Moi je me disais qu'il y avait une mère qui avait pris un risque en appelant son enfant sans nom de mec de l'histoire, mais en fait que dalle xD
AH ÇA VEUT SE RÉVOLTER MAIS ÇA SUIT LA TRADITION HEIN 
Et ensuite, j'ai été étonnée parce que Nick c'est en fait plutôt un homme qui n'a pas fini sa crise d'ado (oui je caricaturise parce que je vais pas rentrer dans la psycho de tes personnages). Je le voyais jovial et tout, parce que sur le dessin que t'as fait de lui IL SOURIT. C'est tellement trompeur, tellement vil. Je devrais faire ça sur mes dessins pour faire croire que mes persos se fendent tous la poire.
Quoiqu'il en soit, même si Nick est bougon, j'ai été contente de le voir pour la première fois. Et puis, il a toujours ses muscles et sa tête d'ange DONC JE ME FERAI À SON CARACTÈRE. <br />Je trouve qu'il a une façon de penser plutôt normale, même si pas très mature sur certains points (il sait pas gérer ni l'auberge ni sa sœur ni sa mère). Du coup pendant tout le chapitre on se demande l'âge qu'il a (il doit être un peu plus âgé que Bowie, je suppose). 
J'ai été contente de voir un nouveau "pouvoir" (accompagné de la tare qui va avec), j'ai quand même mis beaucoup de temps à comprendre que Copernic était dur de la feuille :')<br />Au début j'étais là genre "mais pourquoi tu lui réponds pas avec ta bouche mec ? Pas besoin de dévoiler ton pouvoir" mais je suppose qu'il est sourd muet. Et puis bon, dans la mesure où tous les Titaniens sont atteints du même truc, je pense que ça doit être dur à cacher au bout d'un moment xDD
La lecture de ce chapitre a été plus difficile pour moi, à cause de la découverte du personnage en partie, et parce qu'il y a beaucoup de mystères que tu ne veux pas dévoiler de suite (Copernic qui ne parle pas, Euclide qui est trisomique, la lecture dans les pensées, etc. J'ai relu quelques paragraphes plusieurs fois et suis revenue en arrière à une ou deux reprises car je butais un peu au niveau compréhension. Je sais pas si c'est moi qui suis lente ou que les indices sont durs à assimiler :')
Des choses toutes simples :
"J'espère qu'elle ne vous a pas trop importuné. Bonne journée. Il tourna les talons en ignorant l'expression médusée de Bowie et entraîna Euclide avec lui."
Ici je pensais que Bowie était médusé parce qu'il avait parlé dans son esprit, et du coup la phrase sur le fait qu'il en est indisposé plus loin ne fait pas sens (parce qu'il aurait dû l'être là). Je n'ai compris qu'ensuite que Bowie était médusé parce que Nick s'est retourné sans lui répondre (vu que le Ganymédien c'est le mec à perles (oui j'ai un trou pour son nom xDD)). Ou peut-être que j'ai faux.<br />Bref, tu vois, comme on reste beaucoup dans le non-dit, j'ai eu énormément de mal à m'y retrouver x)
Rien de dramatique, mais du coup la lecture m'a pris plus de temps. Après, je comprends que ce soit tendu à retoucher, vu que ce chapitre, pour le coup, distille très bien les réponses aux questions (même si un peu tardivement).
Bref, j'ai vraiment beaucoup aimé, quand même ! La surprise de voir Nick ainsi a été immense x')<br />(Du coup je crois que je préfère Hepburn hahahaha)
Il me tarde la suite !<br />Merci pour la lectuuuuureeee Danouuuuuu <3 <3 <3 <3 
Dan Administratrice
Posté le 24/05/2017
Merci à TOI ma Léthouille pour ce commentaire monstrueusement splendifique ♥
Ehe oui, Copernic, tu savais pas ? xD J'étais persuadée qu'on l'avait appelé par son surnom complet quelque part. Mais non, personne n'échappe à la tradition (déjà parce que le principe des noms/surnoms/diminitifs est assez compliqué comme ça sans rajouter des exceptions partout, et puis surtout parce que Bowie et Copernic ont été les deux premiers noms choisis pour Moonshine ♥ (enfin pour le deuxième j'hésitais entre Copernic et Galilée mais Galilée c'était beaucoup trop classe, ce jeune homme n'aurait eu aucune tare)). Puis Hepburn est quand même la moins rebelle de la troupe de rebelles :P
Pour ce qui est de ta surprise vis-à-vis de son caractère (et du fait que t'aies préféré sa mère, finalement) ben... ça m'a laissé un drôle de sentiment, je t'avoue ; parce qu'hormis ce léger sourire sur UN dessin (et il lui arrive de sourire sournoisement :P) j'ai quand même rien dit sur lui, si ce n'est que c'était pas forcément un chic type, et de t'être hypée toute seule je crois que tu t'en es fait une fausse idée xD Donc je suis désolée pour la déconvenue, j'espère que tu me pardonneras cette traîtrise, et que tu finiras par l'apprécier malgré tous ses gros défauts (que tu as bien cernés, par ailleurs !). Le point rassurant, comme tu dis, c'est qu'au moins les muscles sont toujours là, alors on est sauvées !
Par contre, non, il est plus jeune que Bowie, mais je sais c'est trompeur puisque Bowie a l'air d'avoir sept ans (en fait il en a vingt-sept, et Nick vingt-deux, comme Hendrix (Euclide en a vingt)). C'est vrai qu'il a un côté un peu ado ; pour sa défense, gérer sa soeur c'est pas forcément le job le plus facile du monde xD Quant à gérer l'auberge, qu'est-ce qui te laisse croire qu'il y arrive pas, dans ce passage ? C'est une vraie question hein, parce qu'autant je veux montrer que c'est un handicapé social, autant ça m'embête si on en conclut qu'il sait pas s'occuper de la boutique ^^'
Je vois ce que tu veux dire pour les pseudos-mystères qui se multiplient. En fait j'ai eu un mal fou à pondre ce chapitre et je l'ai repris une foultitude de fois, ce qui doit se ressentir d'une manière ou d'une autre. Ajouté au fait que, comme d'hab, en tant qu'auteur, tout nous paraît limpide, il manque peut-être effectivement des petites indications pour dissiper le doute là où il ne doit pas y en avoir (pour la phrase que tu cites, typiquement : c'est bien à Eastwood qu'il "parle" et Bowie est juste surpris par le fait qu'il s'en aille).
Ce qui est plus délicat c'est au sujet des pouvoirs/tares parce que c'est le genre de trucs que j'aime pas dire clairement (mais j'avais tortillé pareil pour Guevara et finalement j'avais accepté d'écrire un bon gros "elle voit l'avenir" dont je m'y rendrai peut-être pour Nick aussi...). En fait tous les luniens de Saturne sont pas sourds et/ou muets mais ça a toujours à voir avec l'ouïe et/ou la voix ; ce que Nick essaye surtout de cacher, c'est à quel point il est impacté puisqu'il a vraiment AUCUN de ces sens qui fonctionne, et, comme c'est pas exclu qu'un planétien vive sur une lune, il aimerait bien faire croire qu'il est de ce genre-là, même si ça l'avance à rien (c'est juste son obsession, de se faire passer pour quelque chose qu'il n'est pas, et ses pouvoirs/tares particulièrement difficiles à cacher l'embêtent beaucoup dans cet objectif).
Je sais pas, ça me paraît un peu foiré si je me retrouve à expliquer tout ça en réponse, donc je pense qu'il va falloir que je reprenne ce chapitre, déjà en éclaircissant tout ce qui doit absolument l'être. Pour le reste je vais essayer d'être un peu plus directe aussi sans tout écrire noir sur blanc, et je verrai si les prochains lecteurs ont les mêmes difficultés que toi !
En tout cas, un grand grand grand merci pour ta lecture et ton retour très détail et très constructif sur ce chapitre ! Je m'en veux, j'ai un peu l'impression de t'avoir déçue après toute cette attente v.v J'espère que la suite te plaira davantage ! Encore plein de mercis et de bisous ma Léthouille ♥
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