IV. Seul avec les étoiles

Par joamika
Notes de l’auteur : TW (violence physique explicite, langage insultant).

SIX ANS PLUS TÔT

Michaël rentrait du collège avec l'habituel pas lourd qui l'accompagnait lorsqu'il se rendait chez lui. Ses pensées s'emmêlaient comme des cheveux trop remués par le vent, et c'est l'âme glacée qu'il entreprit de se souvenir quand est-ce que Maman avait cessé de le ramener de l'école après les cours. Cela faisait un moment qu'il marchait seul, ayant pour unique compagnie un silence de plus en plus pesant sur ses épaules. La maison, jadis protectrice et porteuse d'amour, était devenue aussi inerte et fébrile qu'une feuille morte ballottée par les brises automnales. Elle n'était plus qu'un lieu vide, une salle d'attente, et chaque soir l'objectif était douloureusement semblable : survivre jusqu'au collège le lendemain. Il passait son temps à le perdre, en s'imaginait puérilement qu'ainsi, il pourrait s'en échapper.

Il lui arrivait souvent de s'imaginer voler dans le lointain, albatros abîmé aux vastes ailes blanches se transformant soudain en un animal marin, qui s'enfoncerait au plus profond des océans lorsque viendrait la tempête, là où sa peur se mélangerait à la noirceur des abysses. Parfois, il était un avion qui s'aventurait au plus haut des cieux, là où l'air serait aussi froid que tout son être, et où le nez de l'appareil gèlerait – ses yeux se couvrant de glace, et qu'il n'aurait plus à ouvrir pour voir un monde qu'il n'aimait plus. Un monde qui ne l'aimait plus.

Lorsqu'il longea une haie de houx aux feuilles aussi sombres que pointues, son ventre se tordit amèrement et il dû retenir un haut-le-cœur. Il s'agissait malheureusement d'un mal-être quotidien, attaché à la pensée de l'arrivée près de la maison. Comme fiévreux, il sortit en tremblotant les clés de son sac à dos. Les passant dans la serrure et tournant deux fois, il s'efforça de calmer les battements de son cœur, qu'il entendait pulser péniblement dans ses tempes.

Quand Michaël entra, il se dépêcha de retirer sa veste et de filer dans sa chambre, montant presque les escaliers quatre marches par quatre. Une fois à l'étage, il s'installa devant son bureau vide, simplement décoré d'un pot contenant un stylo bille et un crayon – mascarade douteuse qui ne servait qu'à rappeler l'utilité du mobilier. Il ne dit rien et se contenta de garder le silence en essayant de le faire régner dans son crâne – il avait déjà fait ses devoirs dès qu'il l'avait pu dans la journée. Seul à sa table de self, il s'était ingénié à décortiquer ses problèmes de mathématiques ; à la récréation de l'après-midi, il avait complété ses devoirs de français et d'anglais avec une rare application pour un garçon de onze ans. Enfin, à la fin des cours, il avait quelque peu peiné devant son schéma de sciences à remplir, mais avait finalement réussi à le faire entièrement et d'une écriture bien lisible. Tout était d'une perfection à faire pâlir le premier de la classe – une simple habitude pour éviter de se faire disputer et maintenir un semblant de je vais bien, tout va bien...

Les minutes s'écoulant en une lenteur qui lui donnait envie de hurler, Michaël descendit craintivement dans le salon où se trouvait sa mère, qui somnolait sur le canapé – habitude qu'elle avait prise il y a un petit moment de cela. Regarder Maman assoupie était un rituel qu'il effectuait le plus possible, quelque chose qui lui permettait de garder un peu d'elle et de douceur dans la tête. Il détailla d'abord son visage du regard, suivant ses rides précoces sûrement dus à la fatigue, lesquels parcouraient sinueusement son front et creusaient ses joues. Les paupières closes, ses longs cils clairs surplombaient de fin cernes violacés. De part et d'autre de son visage anguleux et de son cou couraient des boucles d'un blond foncé, sous lesquels se cachaient des épaules trop émaciées aux clavicules saillantes. Paraissant plus fragile que la raison l'autorisait, sa mère semblait s'être enfermée dans une spirale dangereuse : l'appétit coupé, elle délaissait les aliments et se tournait vers la douceur du monde des songes. Un univers onirique bienveillant dans lequel ses bras diaphanes n'étaient pas peint d'hématomes bleuissant.

Le bruit d'une porte qui claque retentit soudainement dans l'entrée. Les poings de Michaël eurent à peine le temps de se serrer violemment que Maman était déjà debout, accourant avec empressement dans le corridor, prenant soin d'ignorer son enfant.

— Bonjour, mon chéri, tu as bien travaillé ?

Sa voix était trop faible, trop fausse, trop craintive et épuisée pour sonner juste. De bien des manières, son père était le dompteur de lions, et eux de serviles félins ; les crocs trop fins pour mordre, les griffes trop petites pour se défendre.

— Range ça. Où est le môme ?

— Je suis là, répondit Michaël d'une voix aussi fluette qu'un roseau.

Une odeur de goudron brûlé embaumait la maison. Michaël frissonna en découvrant une cigarette dans entre les doigts de son père, tandis que ce dernier se dirigeait vers la table de la cuisine, qui donnait face au salon dans lequel le garçon se trouvait. Appuyé contre le canapé, le fils lançait des coups d'œil craintifs au père, trop occupé à se consumer les poumons pour le remarquer.

— Tu as fait tes devoirs ?

— Oui.

Son père avait les mêmes yeux d'un bleu grisâtre que lui et ses cheveux bruns et ternes retombaient, désordonnés, dans son cou. Son visage, quant à lui, était semblable à ses mains : une peau rougie comme ébréchée parcourait son corps. La chemise nonchalamment ouverte sur son torse rugueux, il ressemblait à tout père de famille un peu fatigué après une journée de travail bien remplie. D'apparence calme, Michaël sursauta lorsque son père se mit à crier :

— Rosa !

Il n'eût aucune réponse à son bruyant appel.

— Rosa ! cria-t-il plus fort – il avait cette capacité terrible d'hausser le ton, mugissant presque, au volume qu'il souhaitait.

— Oui, mon chéri ? répondit Maman, qui venait d'arriver.

— Il me faut un verre. Et du vin.

Michaël vit dans les yeux de sa mère une étrange lueur qui lui donnait envie de courir se réfugier dans ses bras.

— Approche, ordonna son père de sa voix grave et cassée.

Son invective résonna dans ses oreilles alors qu'il constatait son erreur : il avait lâché la cigarette des yeux. Quasiment terminée, la fumée noirâtre s'échappant du cylindre blanc et brun voletait dans la pièce comme une âme damnée, empestant la mort et le chagrin. Il ne put retenir quelques larmes d'embuer ses yeux, sachant d'ores et déjà le sort qui l'attendait – et celui, bien plus épouvantable que tout ce qu'il pouvait imaginer, s'il osait prendre la fuite. Serrant son maigre tee-shirt contre lui, il s'avança d'un pas hésitant devant son père – c'était son seul rempart entre son corps et l'obscurité du monde.

Alors que Michaël distinguait sa mère revenir du cellier une bouteille à la main, son père tendit la sienne, porteuse du mégot, tout contre son épaule. Traversant le vêtement, la face noire et ardente de la cigarette rencontra sa peau froide et fébrile. Bien que ce ne fut pas la première fois, Michaël sentit une vague de douleur, puissante et rougeâtre, s'abattre violemment contre sa carcasse. S'il y avait une forêt en lui, on venait d'y mettre le feu et chaque parcelle de sa chair se consumait cruellement alors qu'il se tordit de douleur. Chutant au sol après un geste maladroit de recul, il essaya tant bien que mal de les retenir, mais les larmes dévalèrent ses joues comme pour éteindre l'incendie qui lui rongeait les os.

Il n'eut pas le loisir d'étudier chaque bribe de la souffrance qui lui dévorait le squelette qu'il entendit du verre se briser avec violence contre le carrelage de la cuisine : Maman venait de lâcher la coupe qu'elle tenait entre ses mains, sans doute à cause du drame qui se déroulait devant ses yeux, et Michaël vit le sol se joncher de lames de rasoir transparentes. Son père frappa furieusement la table à laquelle il était toujours assis en hurlant.

— Putain ! T'as onze ans, et t'es une vraie pleureuse ! Casse-toi !

Michaël sentit son père empoigner le col de son tee-shirt et le jeter dans le couloir. Il essaya tant bien que mal de se rattraper sans se blesser avec le verre brisé, mais ses mains rencontrèrent quelques éclats tranchants qui firent saigner ses paumes.

— Rosa, ramasse ça. Et nettoie le couloir. Il n'a pas intérêt à en foutre de partout, sinon je monte lui en coller une. Et ne te mets pas à chialer aussi.

Sans attendre de réponse, il s'empara de la bouteille déjà ouverte et engloutit le vin noir qui en coulait, son flot obscur digne du Styx qui semblait le conduire, lui aussi, à une mort certaine.

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