Aela était plongée dans la nébuleuse de ses pensées lorsque la sonnerie marquant la fin de cette journée de rentrée retentit. Son crissement strident fut salvateur et annonçait déjà une après-midi sereine, à flâner sous le doux soleil de septembre. Elle se leva avec empressement, tandis que sa voisine aux cheveux clairs prenait un temps infini à ranger ses stylos dans sa trousse, trop occupée à glousser avec son amie. Les fins de cours constituaient pour Aela un challenge inavoué qu'elle cachait tant bien que mal à ses camarades : l'objectif était de sortir le plus rapidement possible, ce qui impliquait que ce soit avant les autres. Elle envoya la bretelle de son sac à dos sur son épaule en empoignant vivement sa veste en jean, donna un coup sec dans le pied de sa chaise pour l'expédier sous son bureau, et regarda vers la sortie.
Michaël venait de franchir la porte d'un air à la fois las et furieux.
Aela avait conscience que sa réaction était terriblement stupide et puérile, mais elle n'apprécia pas. Ce garçon était exaspérant comme fascinant, alors qu'il venait inconsciemment de lui voler la victoire de son jeu préféré. Sa manière de passer la porte – yeux vides, moue énervée, pas désinvolte – traduisait chez son camarade la même envie qu'elle : sortir hâtivement de ce bâtiment étouffant qui allait les emprisonner chaque jour de l'année à venir. Aela eut l'envie de savoir ce qui l'attendait à chez lui, dans la rue, partout ailleurs que dans un lycée. Peut-être dessinerait-il rageusement un autre visage qu'elle avait peiné à distinguer de loin, comme ce matin.
Profondément philosophe, elle sentait en elle une curiosité qu'elle n'expliquait pas. Tomber sur un problème le premier jour de cours – un problème aux yeux gris acier et semblant impossible à résoudre – était fâcheux. Aela le compara à un hapax : un mot que l'on inventait pour faire fonctionner un palindrome, un jeu de mot ; quelque chose de précieux qu'on n'utilisait qu'une seule fois. Une entité inconnue, que l'on s'acharnait à traduire en vain. Méthodique, Aela s'imagina attaquer cette énigme comme si elle analysait ce genre de legomenon : il fallait trouver un contexte à ce mot, un texte auquel se référer, un univers à explorer. Michaël ne tarderait pas à dévoiler les secrets que recelaient son prénom et son visage inexpressif.
Elle passa la porte en souriant tristement : elle avait l'impression d'être dans la peau d'un tueur en série cherchant à connaître sur le bout des doigts la vie de ses victimes. Pourtant, elle ne pouvait refréner l'attention qu'elle éprouvait pour ce jeune homme silencieux. Aela avait toujours aimé observer le monde qui l'entourait et les êtres humains qui le peuplaient. En général faciles à comprendre, du moins dans les grandes lignes, elle aimait être capable d'entendre leurs problèmes et soulager leurs peines – sans doute un besoin né de son passé houleux, dont elle s'efforça d'oublier les effluves glauques qui lui donnaient mal au cœur lorsqu'elle abordait le sujet. Qui était Michaël ? Pour avoir réussi à la tenter, à l'enfermer dans une spirale de questions sans réponses ? Aela n'avait jamais connu cela.
Avant, peut-être. Peut-être avait-elle été plus ouverte, curieuse et enjouée autrefois. Mais depuis des années qu'elle avait cessé de compter, elle s'était murée dans un donjon et n'avait construit que peu de ponts vers les autres – et quand elle le faisait, elle s'assurait de le bâtir en bois afin de pouvoir y mettre feu avant de s'attarder trop longtemps de l'autre côté de la rive. Aela avait une accablante capacité à s'emmurer dans les souvenirs plutôt que de voir le présent et ses vérités en face. Cassée, elle paradait au bord du gouffre – elle jouait au funambule en ayant le vertige. Et à la lisière du vide, elle avait vu quelqu'un. Qui lui ressemblait un peu, sans doute dans son expression triste et fatiguée. Voilà pourquoi Michaël l'intriguait. Parce qu'il avait les mêmes prunelles fêlées que quelqu'un qui a vu des choses laides, douloureuses, et noires.
Descendant machinalement les escaliers, de nouveau seule entre ses pensées et ses démons soigneusement mis en cage qu'elle avait trop sollicités lors de cette matinée, elle s'empressa de sortir dans la cour pour savourer les caresses des rayons de l'astre solaire sur sa peau. S'accoudant à l'une des barrières métalliques qui bordaient la plateforme devant le CDI, elle attendit patiemment que Marine sorte en scrutant la foule ; un drôle de mélange de visages qu'elle connaissait et de regards inconnus. Lorsqu'elle la repéra enfin, elle marchait souriante main dans la main avec Aiden, le grand garçon aux cheveux de jais.
— Marine ! s'écria-t-elle en courant dans le dos de son amie pour la surprendre.
Cette dernière afficha une mine faussement étonnée, devant le regard amusé de ce qui semblait être son nouveau petit-ami. Il ne fallut pas deux secondes pour que les deux jeunes femmes éclatent de rire simplement parce qu'elles se regardaient – les yeux pétillants d'une joie atypique qui n'existait que lorsqu'elles étaient ensemble.
— Que faites-vous cet après-midi, mademoiselle Lee ? demanda alors Marine, imitant la voix d'un aristocrate pompeux s'adressant à un courtisan du roi.
— La même chose que vous, sans doute. Je suis à votre entière disposition !
Elles pouffèrent à nouveau.
— Eh ! Tu es prête à me tromper si facilement ? s'exclama Aiden.
— Je n'aimerais jamais personne plus que toi, idiot. Quoique, James Bond te fait de la concurrence... susurra-t-elle alors qu'Aiden s'approchait déjà pour l'embrasser.
Aela détourna le regard, comme à chaque fois qu'elle était témoin d'une preuve d'affection en public. Bien plus que par respect, les embrassades sentaient l'odeur âcre et terrible des miasmes de son bordélique passé. Trop de choses chronophages la hantaient pour qu'elle puisse supporter d'en revoir certains traits dans son quotidien – aussi futiles soient-ils.
*
Installées à la terrasse d'un café, à une table ombragée par le lierre rampant qui parcourait les structures de la tonnelle au-dessus d'elles, Aela et Marine buvaient en silence. Elles n'étaient pas vraiment les meilleures amies que l'on côtoyait dans les films ou les romans : elles étaient capables de passer plusieurs semaines sans se voir ou s'envoyer des messages, mais quand elles se retrouvaient, il suffisait d'une unique minute pour réaliser que leur amitié était toujours aussi flamboyante qu'au collège. Aela sirotait sa limonade avec application, tandis que Marine savourait une bière. Peu connaisseuse en matière d'alcool bien qu'elle en ait testé plusieurs fois la consommation, les boissons de ce genre ne plaisaient que rarement à Aela. L'alcool, et la légère brûlure qu'il laisse le long de la gorge de celui qui le boit, lui rappelait un sentiment redoutable qui l'avait abîmée ; une sensation qui dit cours, cache-toi... Alors, comme une enfant de huit ans, elle se contentait d'un verre de thé glacé ou de grenadine lorsqu'elle sortait avec son amie.
— Alors, Lee, dis-moi, comment tu vas ? Tu as rencontré des gens sympas ce matin ? demanda Marine.
Aela savait qu'elle essayait de savoir si elle allait mieux, comme à chaque nouvelle rentrée depuis quatre ans. Si elle se mêlait de nouveau aux gens comme la pensée de l'autrefois qu'elle avait eu en sortant de la classe après Michaël, et qui l'avait effrayée. La question, bien que posée pour une bonne cause, fit se renfrogner Aela.
— Non. Je n'ai pas vraiment envie de me faire de nouveaux amis. Ça... ne m'intéresse pas.
Aela revoyait sa voisine, Camille, exacte copie de son amie. Vêtements de marque, maquillage minutieux... Tout cela la dépassait. Elle n'était pas non-plus du genre à se ficher de son apparence, mais admettait au moins que celle-ci avait le droit d'être imparfaite. Malheureusement, le reste du lycée ne semblait pas de son avis.
— Tu sais ce que je veux dire. Je sais que tu as évolué, et je suis fière de toi pour cela, mais parfois, je me dis que mon amie optimiste et sociable me manque.
Aela soupira, et Marine devait sentir qu'elle était en train de se refermer comme une coquille d'huître car elle ajouta, moqueuse :
— Elle doit sûrement manquer à pas mal de gars aussi...
Elle étouffa un rire.
— Tout le monde ne te veut pas du mal, Aela. Je sais que tu as peur de faire confiance aux autres... mais il faut continuer à avancer. Je sais que c'est dur, mais je sais aussi à quel point tu es forte, d'accord ?
Aela eu de nouveau cette impression d'avoir trois ans. Souhaitant à tout prix changer de sujet – les démons commençant à s'agiter avec un peu trop d'enthousiasme dans leurs cages – Aela laissa échapper sa découverte du matin :
— Il y a un gars bizarre dans ma classe. (Le visage de Marine s'illumina.) Je lui ai dit bonjour et il n'a même pas relevé la tête.
— Donc tu as parlé à quelqu'un ! Mais c'est une très bonne nouvelle ! T'as intérêt à me le présenter ! Et quel est son petit nom ? Je-suis-bizarre ? Je-fais-parler-Lee ?
Aela prit une grande inspiration. C'était étrange de prononcer ce prénom nouveau à voix haute, à la fois inaccessible et atteignable, beau et énigmatique, doré et bleu.
— Il s'appelle Michaël.