On recommence à murmurer contre moi. Je pensais que c’était à cause de Méphiboscheth, mais tout de même, cela fait un an que David a repris Jérusalem ! Encore ce matin, je les ai surprises, et cela n’aurait pu être plus clair. Alors que je m’approchais de la salle de bains pour prendre une brosse, Abithal et Bethsabée ont brusquement interrompu leur conversation, m’ont regardée puis se sont éclipsées. Que me reproche-t-on, enfin ?
Egla m’a renseignée sur ce sujet.
- Il y a une famine dans le peuple des Gabaonites.
- En quoi cela me concerne-t-il ?
- La cause de cette famine serait un serment que ton père, le roi Saul, n’a pas respecté.
Mais enfin, c’est ridicule ! Mon père est mort il y a maintenant près de quarante ans. Pourquoi cette histoire lui retomberait-elle dessus maintenant ?
* * *
Je voulais parler à David, mais il n’est pas dans son bureau. À la place, je suis tombée sur une lettre des Gabaonites. Je l’ai parcourue du regard, et ce que j’y ai lu m’a glacée. Il s’agit d’un long discours sur pourquoi et comment mon père est responsable de leur situation. La lettre se termine par cette phrase :
« Puisque cet homme a voulu nous exterminer et qu'il avait le projet de nous détruire pour nous éliminer de tout le territoire d'Israël, qu'on nous livre sept de ses descendants et nous les pendrons devant l’Éternel à Guibea, la ville de Saul. »
Il faut que je trouve David. Il ne peut pas commettre pareil crime. Je dois l’en dissuader.
J’ai trouvé David. Je l’ai supplié à m’en user les genoux. Il n’a rien trouvé d’autre à me répondre que :
- Je leur ai déjà répondu : « Je vous les livrerai. »
* * *
Mérab est venue me voir, en pleurs. Ses cinq fils ont été emmenés. Ils seront livrés aux Gabaonites et pendus sur les murailles de Guibea. Je l’ai serrée dans mes bras, le plus fort possible. Je n’ai jamais été aussi heureuse de ne pas avoir d’enfants.
Puis elle m’a regardée dans les yeux et m’a dit :
- Mikal, jure-moi devant l’Éternel que tu ne laissera pas un tel crime impuni.
- Qu’y puis-je, Mérab ?
- Il devient vieux. S’il s’affaiblit petit à petit, personne n’ira soupçonner sa nourriture. Adriel et moi te fournirons le nécessaire.
- Mais n’est-ce pas un meurtre ?
- As-tu oublié la loi de Moïse ? Tuer un meurtrier, est-ce un meurtre ou bien la justice ?
Alors je me suis engagée.
* * *
Les sept descendants promis ont été pendus. Les cinq fils de Mérab, et deux de nos demi-frères, les fils de Ritspa, qui était la concubine de papa. Seul Méphiboscheth a été épargné, parce qu'il est le fils de ce cher Jonathan. David a essayé de me parler, mais j’ai refusé de lui adresser le moindre mot.
Il a essayé de m’amadouer avec des gâteaux aux raisins. Me prend-il pour une fillette ?
Il m’a annoncé qu’il allait faire enterrer les corps des sept défunts dans la terre natale de papa. Il va aussi en profiter pour enterrer papa et Jonathan, dont les cadavres ont été déplacés il y a plusieurs années.
Je ne vais pas lui pardonner aussi facilement. Je me moque qu’il ait fait, ou non, enterrer mes neveux. Il n’aurait pas dû les tuer.
David en a eu assez de ma froideur. Il est reparti faire la guerre aux Philistins. J’espère qu’il mourra. Ainsi, je n’aurai pas à le tuer moi-même.
* * *
David a manqué de mourir, mais il a survécu et est revenu indemne. Il me faut à présent tenir ma promesse. Je serre dans ma main le flacon que m’a remis ma sœur. Aurai-je le courage de m’en servir ?
Ça y est. Je n’ai pas manqué à la parole que j’ai prononcée devant l’Éternel. J’ai fait semblant de vouloir me réconcilier avec mon mari, et je lui ai offert des gâteaux que j’avais préparés moi-même. Dans la pâte, j’avais versé quelques gouttes du flacon de Mérab. Si je lui en donne petite dose par petite dose, sa mort semblera naturelle.
* * *
David est en train de mourir. Abigail a proposé de trouver une jeune fille vierge pour qu’elle s’occupe de lui. J’ai ramené une fille, une Sunamite, et je l’ai payée pour qu’elle continue à administrer le poison à David. Elle n’est ni intelligente, ni pieuse, ni vertueuse, mais elle est jolie et docile. Il n’a aucun doute à son égard.
Mérab et moi obtiendrons justice.
* * *
Bethsabée est en colère. Apparemment, David lui avait promis que son fils, Salomon, serait roi après lui. Mais c’est Adonija, le fils de Haggith, qui a pris le pouvoir. Cela semble logique : après Amnon, Kileab et Absalom, c’est lui l’aîné. Cependant, ce ne serait pas la première fois dans l’histoire de notre peuple que le cadet parvient à doubler l’aîné.
David a accédé à la requête de Bethsabée. Avec l’aide du prophète Nathan, ils ont réussi à destituer Adonija et à sacrer Salomon. Mais cela ne me concerne pas. Tout ce qui m’importe est la mort de David.
* * *
David est mourant. Il a convoqué Salomon pour lui transmettre ses dernières volontés. J’attends avec les autres femmes devant la porte. Une fois sa mort annoncée, nous devrons pleurer et manifester notre chagrin. Cela ne me sera pas difficile. Je n’aurai qu’à penser à mes frères et mes neveux.
* * *
Cela fait déjà un an que Salomon est devenu roi. J’ai quitté Jérusalem. Je suis retournée vivre avec Palthi de Gallim. Tout ce temps, il a attendu que je revienne. Il m’aime et je l’aime aussi.
J’ai plus de soixante ans à présent. Je ne pourrai pas avoir d’enfants. Mais ce n’est pas grave. Palthi et moi vivons heureux sur ses terres. Mérab et Adriel ne vivent pas très loin, nous nous voyons souvent. Leurs fils sont morts de la main de David, mais leurs filles sont devenues de belles femmes et ont épousé des hommes droits et sages.
Personne ne saura jamais le rôle que nous avons joué, Mérab et moi, dans la mort de David. Nous emporterons ce secret dans notre tombe. J’espère cependant que les historiens n’oublieront pas de consigner l’assassinat gratuit de mes neveux. Je ne veux pas qu’ils soient oubliés à jamais.