Mérab est repartie. Me voici de retour chez David. Évidemment, mes compagnes ont trouvé un nouveau motif de discorde entre elles. Amnon, le fils d’Achinoam, a violé Tamar, la fille de Maaca. L’une accuse l’autre de ne pas avoir élevé convenablement son fils, l’autre maintient que si la jeune fille n’avait pas passé son temps à aguicher tous les hommes des alentours, cela ne se serait pas produit. Il est vrai que Tamar est loin de se comporter comme devrait le faire une jeune fille bien élevée. Pour ne rien arranger, Abigail, reconnue comme étant la plus sage de nous toutes, soutient son amie Achinoam ; mais Maaca a l’appui de Bethsabée, la favorite de David. Egla, Haggith, Abithal et moi sommes sans cesse prises à témoin, chacune essayant de nous faire gagner son camp. C’est pesant.
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Absalom, le frère de Tamar, a décidé d’étouffer l’affaire. Il a accueilli sa sœur chez lui et n’a pas demandé justice. Cette décision m’a étonnée. Je pensais qu’il aurait essayé de faire condamner Amnon. Tout de même, Absalom est deuxième sur la liste de succession depuis la mort de Kileab, tandis qu'Amnon est premier ! N’était-ce pas l’occasion rêvée pour le chouchou de David d’accéder à la première place ?
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Aujourd’hui, j’ai surpris David dans la salle des enfants, à jouer avec le petit dernier sur ses genoux. Le petit Salomon, le fils de Bethsabée. Il a quoi, quatre, cinq ans ? Jamais le grand roi David n’avait passé une seconde avec un bambin du même âge. Et est-ce nécessaire d'afficher aussi ostensiblement son nouveau chouchou alors que les deux aînés sont en train de feuler l'un contre l'autre ? Je lui en ai fait le reproche avec toute la politesse dont j’étais capable :
- Que fait mon seigneur avec cet enfant ? Ne sait-il pas que cela est une mauvaise idée d’attiser ainsi les rivalités entre ses fils ?
Évidemment, il m’a rembarrée. Il n’accepte aucune critique de la part d’aucune de ses femmes.
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J’ai pu revoir Mérab, pour la Pâque. Elle se porte bien, elle s’occupe de ses huit enfants. Trois filles et cinq garçons. Ils grandissent bien. Quant à elle, elle vieillit, mais reste en forme malgré ses cinquante ans. Nous avons échangé de nos nouvelles, elle m’a offert un parfum supposément aphrodisiaque, même si je doute de pouvoir encore tomber enceinte à mon âge ; je lui ai confié un chaton que j’ai recueilli dans les rues de Jérusalem. Il sera certainement plus heureux à la campagne qu’au milieu de la capitale.
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Absalom, le fils de Maaca, a finalement eu sa vengeance. Deux ans après qu’Amnon ait violé sa sœur Tamar, Absalom a invité le coupable à un banquet et en a profité pour le faire assassiner.
David est furieux. J’ai cru comprendre qu’Absalom s’est enfui.
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Absalom est finalement revenu à Jérusalem, mais David refuse toujours de lui pardonner. Adonija intrigue pour récupérer le droit d’aînesse, et Egla commence à suggérer à Jithreab de faire de même. Selon moi, ils n’ont aucune chance. Tout le monde sait qui est le chouchou de David : son prénom commence par S et finit par alomon.
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J’écris dans une tente, en périphérie d’un camp militaire. Nous avons fui Jérusalem. Absalom s’est rebellé et David a été contraint de quitter la capitale, accompagné d'une poignée de soldats qui lui sont toujours fidèles. Il cherche un endroit où il ne sera pas pourchassé, mais pour l'instant, à peine sommes-nous installés quelque part qu'il faut partir ailleurs.
Nous autres femmes ne sommes pas en reste dans l’organisation de la fuite. À nous de gérer les enfants, de tenir les tentes propres et de préparer des repas corrects avec ce que nous trouvons. Heureusement, nous pouvons compter sur l’expérience d’Abigail et d’Achinoam, qui ont déjà suivi David du temps où régnait mon père. Achinoam est particulièrement motivée à l’idée de se venger d’Absalom, l’assassin de son fils Amnon.
Seules Maaca et une dizaine de concubines sont restées. Elles gardent la maison, prétendent-elles. En vérité, je sais que Maaca espère la victoire de son fils.
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Nous avons croisé un homme qui prophétisait du malheur à David. Peut-être mes craintes étaient-elles fondées, peut-être Dieu s’est-Il détourné de mon époux. En tout cas, David n’a pas souhaité faire tuer cet homme. Il dit qu’il obéira à la volonté de l’Éternel, quelle qu’elle soit. C’est louable. Cependant, de mon côté, j’aimerais bien que la volonté de l’Éternel soit que nous rentrions à Jérusalem.
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David supplie l'Éternel, il écrit psaume sur psaume pour espérer son soutien. Abithal, Egla et moi-même l'accompagnons avec des instruments de musique de fortune. Abigail l'encourage plutôt à aller sacrifier quelques bœufs. Qu'elle aille, si elle en trouve ! Nous n'avons que quelques chèvres et les grains que nous glanons dans les champs.
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Je ne devrais pas écrire alors qu'il y a tant à faire, mais je suis en colère et il me faut bien passer mes émotions sur ce journal, sans quoi ce seront mes belles-sœurs qui en pâtiront. Mon neveu, Méphiboscheth, le fils de mon défunt frère Jonathan, a profité de la situation. Il a voulu monter un âne et s’auto-proclamer roi. La maison de Saül n’a-t-elle pas suffisamment souffert de s’être rebellée contre David ?
À présent, David et les autres femmes me regardent de travers. Comme si j’avais quoi que ce soit à voir avec cette affaire ! J’espère que David ne me fera pas emprisonner ou exécuter… Méphiboscheth, comment as-tu pu être aussi inconséquent ?
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L'armée d'Absalom s'avance vers nous. Qui l'emportera ? Nous le saurons très bientôt. Que le Seigneur Éternel soutienne le bras de David !
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Ça y est ! Nous sommes de retour à Jérusalem. Je suis tellement soulagée ! L’armée est en train de pacifier le pays, mais nous ne sommes plus dans une situation critique. Absalom n’aura pas duré longtemps.
J’ai bien entendu tancé vertement Méphiboscheth. Celui-ci a ouvert de grands yeux et juré sur l’Éternel qu’il n’avait jamais eu l’intention de réclamer le trône. Selon lui, ce ne sont que des calomnies de son serviteur. Il a certes demandé un âne, mais c’est uniquement parce qu’il est boiteux des deux jambes et qu’il ne peut pas marcher. Ses excuses ne me convainquent pas, mais l'important est qu'elles convainquent David. Je lui ai conseillé de faire profil bas devant le roi.
Heureusement pour lui, d’autres ont détourné sur elles la fureur de David. Les concubines qu’il avait laissées à Jérusalem ont partagé la couche d’Absalom pendant son absence. David les a fait exécuter, et Méphiboscheth est passé entre les mailles du filet. Maaca, elle, a disparu. Peut-être est-elle morte pendant les affrontements, peut-être a-t-elle fui la ville. Peu m’importe.
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Le calme est revenu. David a enfin fait son deuil de son chouchou Absalom. Il est occupé à pacifier Israël. Quant à moi, je me repose. J’ai cinquante ans bien sonnés, ces cavalcades ne sont plus de mon âge.