Ça a mal tourné n’est-ce pas ?
Il fait si sombre ici. Il fait noir comme une cave sans l’odeur, comme un four sans la chaleur, Moe, tu dois croire que je t’ai abandonnée ? Où es-tu ? Je ne peux pas sortir – je ne sais même pas si sortir d’ici, c’est sortir, ou rentrer. Je ne peux ni sortir, ni rentrer. Tout est si sombre, où es-tu maintenant ? Où es-tu maintenant ? Où es-tu maintenant ?
Est-ce que j’ai eu tort ?
J’ai voulu créer un monde dans lequel tu serais en sécurité.
Je ne me cherche pas d’excuses pour ce que tu découvriras, mais un tel monde a été difficile à construire. Nous-mêmes – tu sais de qui je parle – nous avions grandi dans une époque étrange. J’avais tout. On avait tout. Les opportunités. Les ouvertures. C’était une paume ouverte, et sur elle, les ponts et les portes, et nous avions les clés de toutes ces ouvertures.
Je suppose que ça nous a rendus plus forts. Pas nous tous, juste nous. Et en même temps, ça nous rendait fous.
Nous avions grandi dans un monde étrange où les eaux montaient haut et où les continents étaient en feu. Des îles entières disparaissaient dans les flammes, depuis les villes, les bords de route, et puis les parcs, et les montagnes à l’herbe rase. J’ai vu sur les écrans et j’ai vu de mes yeux : les gens pensaient qu’il s’agissait d’un disparamètre incontrôlable, un retour de bâton de cette paume que nous avions ouverte de force. Ils ne voulaient pas voir que c’était des gens comme eux, des vrais gens avec des vrais corps, qui allumaient ces feux. Je ne voulais pas voir. Saison sèche en saison sèche. Les gens allumaient les feux. Personne n’avait plus le contrôle et personne n’appelait à l’aide avant qu’il ne soit trop tard. Il était trop tard trop vite.
Je suppose que ça nous a rendu plus forts. Pas nous tous, juste nous. Et en même temps, ça nous rendait fous.
On n’allumait pas de feux mais ils nous avaient rendus fous.
Les autres, ils ne nous comprenaient pas.
Est-ce que j’ai eu tort Moe ?
On ne se comprenait qu’entre nous, mais on pouvait pas s’aider, parce que ça créait trop d’échos. Nos percepts s’amplifiaient, exagérément, inconciliablement, dès qu’on était trop proches les uns des autres et on se retrouvait paralysés. Entrelacés comme des gibbons dans les recoins et les angles. On pouvait plus se voir alors, mais puisque plus personne ne pouvait nous comprendre, alors chacun a dû sa solution tout seul. Toutes les tentatives étaient brouillonnes et brumeuses.
En ce qui me concerne, j’ai changé de formes tant de fois, j’ai perdu un peu pied ; j’essayais de rien construire qui pourrait éventuellement être perdu.Je ne voulais pas perdre de temps ; j’ai fait disparaître le temps. J’ai pris de la transparence. J’ai marché à travers des ombres et des vides. J’ai couru, couru, couru ; les pièces dans lesquelles j’entrais changeaient de forme aussi et de socle et moi aussi, moi aussi en retour ma tête s’est agrandie et ramassée sur elle-même, ma peau de multiples couleurs s’est prise, je ne savais plus qui être et je ne savais plus qui j’étais ; c’était très bien. J’ai dormi dans des églises dans des canapés dans des familles dans lesquelles j’ai laissé, méthodiquement, la peur, l’envie, l’horloge, les épées de Damoclès ; ils ont pris avec eux l’amour, la générosité, la tendresse, l’honneur. C’était une contrepartie acceptable.
Les villes sont tombées dans l’eau et l’eau s’est hissée au-dessus des fenêtres.
Ça arrivait enfin complètement. Le monde était enfin aussi brouillon que nos tentatives, et c’était presque un soulagement, Moe, on préférait le cataclysme impavide et inévitable à la menace fantôme.
Tu arrivas à cette vie.
J’ai essayé de te garder dans le dehors. Je pressentais que si tu arrivais au dedans, dans ce monde étrange, ces forêts calcinées et noyées, moi je te poserais les mêmes questions qu’aux autres, pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Tu t’es accrochée à mon ventre, à mes tissus, à tout ce qu’il y avait de solide et liquide, et c’était alors le premier de tous ces mots que tu ne prononcerais jamais et que j’entendrais quand même :
S’il te plaît.