Je suis le capitaine Fuentes

Par Captain

Mai 2053, l'année des Grands Bouversements a beau dater de 33 ans, je me revois tel que j'étais à l'époque. Fraichement gradé, franchement incompétent. On parlait de réponse équilibrée, de respect de l'intimité, toutes ces conneries, tout ce temps perdu. Heureusement, ces 3 décennies furent formatrices. Et la plupart des gens se sont habitués. Pour les autres, ceux qui ont la tête plus dure, nous sommes là. Avec une efficacité telle que j'ai commencé à m'en attribuer tout le mérite. Je pensais ne plus me faire surprendre. Savoir me tirer de n'importe quelle affaire. Être capable de pouvoir envisager le pire. L'anticipation trônait au sommet de la pile de mes compétences. Cette saine habitude acquise lors de mes classes, les vraies, au front de tant de guerres civiles. Imaginer l'inimaginable, le tout-à-fait désagréable, pour ne jamais être pris au dépourvu. Mais, si j'avais su vers quelles extrémités me conduiraient tous ces à-priori, c'est sûr, j'aurais enclenché la seconde, vers un peu plus de souplesse. Les articulations rouillées, j'en suis maintenant réduit à claudiquer vers des zones un peu plus chaleureuses. Je m'étais goinfré de tous ces récits, censés permettre de survivre partout, que ce soit dans la rue, au bureau, jusqu'aux plus sales des terrains d'opérations. Avec pour seul résultat tangible, une bonne indigestion. Mon estomac, que je croyais endurci, c'était simplement nécrosé. Et j'allais bientôt comprendre qu'il en était de même pour tous les autres organes de mon corps. Le cœur, on en parle du cœur ? Non, on n'en parle pas. Parce qu'à force de le traiter comme un vieil ustensile inutile, perdu au fond d'un tiroir trop haut, il avait pris le pli. Il ne prenait rien d'autre que la poussière, tranquille. N'envoyait plus aucune nouvelle, bonne ou mauvaise, depuis des années.

Au fil des ans, c'est que j'en avais validées, des pseudos théories. Pour un jour réaliser qu'elles quadrillaient tout mon univers, que plus rien ne me touchait de l'extérieur. J'avais une réponse pré-mâchée pour tout. Jamais pris en défaut. El Patrone, ils m'appelaient, les collègues. Des petits cons, attachants, mais... cons ! Eux, je les avais classés dans la catégorie "que de la gueule" dès mon arrivée au Centre. Je me souviens encore du jour où j'ai franchi la porte cochère de ce vénérable bâtiment. Avec ses murs sculptés de lions et d'aigles en bas reliefs, qui protégeaient l'entrée monumentale du 12 rue de Trévise. Bien tenté mais non, il en aurait fallu plus pour m'impressionner. En entrant, j'eus simplement la certitude d'être à ma place, de rentrer à la maison. Le ton sec et inquisiteur du planton, loin de produire une quelconque irritation, résonna comme une langue maternelle. Je me suis presque retenu de ne pas lui faire la bise. Mais, je ne suis pas très câlin avec les étrangers, de base. Ma zone, ta zone et que la paix règne sur la Terre comme aux Cieux. Pourtant, le voir comme ça, faire son chien de garde, implacable autant qu'impeccable, vrai monolithe de confiance en soi et en sa mission... Ça m'a réchauffé tout l'intérieur. Rassuré de savoir qu'il y en avait au moins un qui faisait son taf sans s'embourber de quelques précautions chronophages. Ce monde était parfait pour moi. On sait qui fait quoi. Qui ne fera jamais quoi. Chacun ici semblait occuper une place affectée pour lui précisément et de toute éternité.

Imperméable à toute tentative d'intimidation, j'avais pu, l'esprit clair, poser la bonne question. Et obtenir la bonne réponse. J’étais attendu pour mon intégration, au bureau n°18, du couloir A, face au Bâtiment des Cérémonies. Je notais, en marchant, la bonne tenue des lieux. Les jardinières fraîchement désherbées, les murs blancs de pierre récemment sablée, les parquets cirés. Le lieu racontait, mieux que n'importe quel bonimenteur, ce qu'on allait me vendre ici. De la tenue, de la présentation, de la posture. La rue, c'en était bien fini pour moi. Je pourrai enfin leur cracher copieusement à la gueule, à tous ces poètes lyriques qui nous vendaient leurs mètres carrés de trottoir pourris, leurs cages d'escalier en ruine, au prix des essences les plus précieuses.

La haine, j'avais pris goût à la haine... Et au sang. Lorsque ça arrive à un chien, on l'abat. Moi, je recevais promotions sur promotions. Chaque espèce a ses privilèges, du moins la nôtre. Et, j'étais prêt à mordre jusqu'à l'os l'inconscient prétendant m'en priver. Ce que je n'eus que très peu l'occasions de faire. El Patrone, c'était pas un surnom, c'était une vocation, un sacerdoce. Un état de fait qui s'est imposé de lui-même. Petit à petit, au fil des coups donnés, des coups encaissés, un beau jour, j'ai pu lire la crainte dans les yeux de ceux qui m'approchaient. J'ai su que j'étais arrivé. Depuis, le poids de mes décisions s'impose de lui-même.

Maintenant, je parle, on la boucle et on m'écoute. Ordonner, être respecté ; ces deux mouvements se sont accélérés pour me placer au centre d'une sorte de vortex. Il repousse toute tentative d'intrusion hors la bulle imaginaire de verre blindé. Bulle créée de toute pièce par mes soins mais pourtant réelle aux yeux de tous. De mon côté, je fais comme d'habitude, je n'écoute personne. Sauf sujet technique non maîtrisé, les ronronnements vocaux qui m'entourent n'ont qu'un effet sensible : déclencher un agacement, une irritation que seule la violence est à même d'apaiser. Ce qui, à vrai dire n'est pas un problème pour moi. Qu'il soit physique ou verbal, tout échange est l'occasion de rester affûté. Ce jeu, cruel lorsque l'on perd, n'a jamais fait que nourrir la confiance métallique qui m'habite. Les petites voix qui ont pu, un jour, me traiter d'incapable, d'usurpateur ont toutes fini fracassées. La violence, on a beau dire, c'est très efficace.

Le premier représentant de l'autorité auquel j'ai été confronté à mon arrivée au Centre l'a tout de suite compris ; les coups, c'est moi qui les donne. Et, son siège, j'en ai pris possession dés mon premier regard posé sur lui. Victoire qu'il m'a fallu quelques petits mois à concrétiser. Mais ce fut fait, en temps et en heure. Désolé, pas désolé. Ici, pas d'ennemis, pas d'amis. Ici, on bosse, point. Qu'il m'en ait voulu ou pas, il a surtout vite eu d'autres plaies à panser. Il avait compris, à la dure, que sa confiance n'était rien d'autre qu'une sale manie, une habitude cristallisée en certitude. Mais, propulsé par mes récents succès, c'est son train-train à lui qui allait droit dans le mur. J'étais le mur. Son petit paquet d'évidences s'est écrasé sur un coin de parpaing au crépi affûté... j'ai la main un peu rugueuse, pour le dire vite.

Le souci des hiérarchies, c'est qu'une fois l'escalade entamée, impossible de s'arrêter en chemin. On pourra mettre ce qu'on veut en plafond de verre, l'altitude, ça fait rêver tout le monde. Sauf moi. Je ne sais pas où je vais mais les sommets m'emmerdent. Sérieusement, maintenir à vie une position que l'on sait culminante, c'est pas du combat, c'est de la diplomatie. Du cirage de pompe. De l'arrangement entre amis. L'art du mytho par excellence. Tout ça pour garder le perchoir d'en haut. Et stagner, gérer, comptabiliser. Crever doucement, oui...

De toute façon, ces histoires ne me concernent pas. J'avance au pas, en mode tracteur, lent mais pesant. De loin, on dirait même que je ne bouge pas. De près non plus, d'ailleurs. Alors, si je m'interroge, c'est dans les yeux des autres que l'étendue de mes talents s'affiche sans la moindre ambiguïté. Ce qui n'arrive pas souvent. Les gars baissent les yeux. C'est bien la seule validation que j'attends de leur part. J'aime les collectionner, ces journées passées sans croiser de regards. Les gars, je les connais, je sais d'où ils viennent et où ils vont. Je les vois s'affairer, le plus souvent tout à fait vainement. Eux ont toujours besoin de ma validation, de preuve sur la qualité de leur travail. Je comprends. Mais, ces preuves, elles sont dans mon coffre. Et, ce coffre, j'en ai avalé la clé, entre deux tranches de leurs malheureuses tentatives d'arriver quelque part.

La terreur et la manipulation, sont de parfaits outils pour gérer ce petit monde. Je leur apprends à se déplacer en silence, à défiler en gueulant. Sans jamais qu'ils sachent quoi faire quand, ni quand faire quoi. Quand à savoir où ces tartes qui planent vont tomber ? Même moi, je n’en sais rien. Chaque moment, chaque erreur, devient l’occasion d’un drame aléatoire, indiscutable, imprévisible. Ou de rien. Alors ils restent affûtés.

Je travail aussi ma diction, parle en me mordant la commissure des lèvres. Ce qui donne un petit air spécial au souffle qui sort de ma bouche. Comme si les gouttes de sang que je m'arrache coloraient l'air ambiant. Savent-ils les efforts que je mets dans la création de ce personnage ? Qu’importe. Tant qu'ils la ferment...

J'aime cette tâche de jardinier. Je désherbe leur tranquillité en variant les outils, à coup de machette, de serpette, de binette. La tranquillité, c'est simplement cette minuscule seconde qui nous prépare au grand départ. Et le travail de la terre, ça remet tout en perspective. L'envie de s’allonger peut s'imposer. Se servir d'une motte de terre pour y planter sa tête. Attendre qu'un plan, une solution de repli, une idée ne germe enfin. Alors, on en revient toujours à la nécessité de les arroser abondamment, ces fleurs de chair. Ces fleurs de pierre, de désert et de poussière qui s'écrasent sous les chaînes des chars de légionnaires. En plein soleil, personne ne pleure. Mais, le soir venu, tout pourra changer ; enfin seul sous la douche. Comme si l'eau avait le pouvoir magique de tout nettoyer. Pourtant, les gouttes n'effacent qu'un temps ce qui nous dégoûte. Après, il en faudra d’autres gouttes, de la chimie généreuse, des litres d’alcool pour fluidifier nos contacts.

Je leur ai offert la peur. Compagne exigeante mais fidèle. C'est sûrement ça qu'ils aiment. Sûrement pour ça que je n’ai pour eux aucune estime démesurée. Elle passe où elle veut, la peur. Elle est aussi fidèle que la Foi qu’on met en elle. Je n'écoute plus ces salades. Ces lèvres s'agitent encore parfois, comment dansent les sirènes aux corps de serpents. Mais elles peuvent toujours gueuler, je n'ai jamais su danser. J’ai la solitude confortable.

J’ai fait de notre équipe un bloc solide. Ponctuel aussi. Ceux qui nous attendent, ceux qui nous méritent, ils seront servis. Nous ne faisons pas de promesses. On travaille sur agenda. Pas d’ultimatums, que des rendez-vous. Ne prévoyez rien en attendant, vous n'attendrez pas. Tout est dans nos statuts. Nous sommes la seule opportunité envisageable. Détendez-vous, le pire ne devrait pas tarder. Ne renoncez pas à l'immobilité de l'agneau, elle est votre seule porte de sortie.

Les mouvements, on s’en occupe. J'ai beaucoup bougé, je sais ce que c’est. Pendant mon temps d'apprentissage, section terreur. Je quittais des douzaines d'escouades aériennes en vol, sans jamais attendre l'atterrissage. Nous étions tous fous, persuadés d'être d'airain et ivres des actions les plus incertaines. Maintenant, je marche comme d'autres sautent dans les trains. Pour retrouver l'humus. Son odeur seule devrait nous suffire. Mais, qui s'arrêterait une fois rassasié ? Qui ne roulerait qu'une seule cigarette ? Qui reviendrait les mains vides un jour de soldes ? Vivez tranquilles, nous nous occuperons du reste. Vos courses suivront leur cours sans qu'aucune rupture ne s'attaque aux stocks. Si d'aventure vous deviez perdre patience, la nôtre est toujours là, bien au chaud. Avec ce qu’il faudra de larmes et de sang, nous vous gardons en sécurité. Voilà toute notre promesse.

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