Suspicion

Par Captain

Je ne voulais rien donner, rien laisser filtrer, que je n'aurais pas au préalable analysé, validé. Comme si j'avais un secret à cacher. Comme si je voulais le faire croire. Et, ça marchais plutôt bien. L'entourage immédiat ne posait plus trop de questions. Poète ou légionnaire, ou les deux, je traversais les ans par paquets de dix, dans le flou d'un orage latent. J’entraînais les gars pour une mission qui n'arrivait jamais. Personne ne gueulait ; nous étions trop bien payés pour remettre en question quoi que ce soit. Au diable les prises de positions inconsidérées. Et puis, je leur mettais une pression constante. Ça empêche de se disperser, de s'évaporer en vaines considérations. Voilà le topo, le temps imparti pour chaque exercice préparatoire ; tu peux le faire ? Fais-le. Et, tes questions de tripoteur de brachycères, tu les avales toutes crues avant qu'elles ne viennent bourdonner à mes oreilles.

Quelle qualité faut-il pour supporter les niveaux de décibels que ma voix balance contre leurs tympans ? La confiance, j'imagine... Et une bonne dose de docilité. D'un niveau tel que je n'ai aucun souvenir d'y avoir un jour jamais consenti. Plus jeune, peut-être, mais c'était il y a si longtemps... Peut-être que j'y croyais, à toutes leurs organisations, réglementations, directions, jusqu'au sortir de l'enfance. Mais, les fêtes furent toutes gâchées, les cérémonies bancales, les concerts désaccordés. Un 12 janvier du siècle dernier, je suis monté sur une chaise pour leur dire ce que j'en pensais, de leurs grandes affirmations corroborées par... Rien. Ils ont écouté, rigolé en se réservant de la dinde cramée. Mon premier fiasco ne fut pas inutile, j'ai coupé les ponts. Du jour au lendemain, j'ai embarqué pour la grande traversée en solitaire. Plus aucun de mes contemporains n'aurait accès à une once de ma confiance.

Il a fallu apprendre à crier. Pas qu'on ne cache pas, loin de là. Mais l'on s'épuise vite. Or il faut savoir faire durer son souffle. Sans s'en lasser. Sans s'en dégouter. Sans s'en effrayer. J'ai pris goût à la saveur que prend ma voix, lorsqu'elle revient vers soi, après avoir écrasé tous les systèmes auditifs environnants. Ça ressemble à du piment poivré. Ou une drogue dure. Une bulle sonore qui retient à distance respectable les scories, les excréments mentaux et autres irradiations sociétales. Rien à voir avec le cri primal qu'on rejouerait une vie entière, contre un univers désarmant de vacuité, d'injustice et de dangers. Le cri qui m'occupe, à la base de mon boulot quotidien, est autrement plus brutal ; balancer un mur sonore contre lequel s’écrasent les plus belles théories comportementales. L'astuce est malheureusement tombée dans le domaine public ; c'est dorénavant à qui gueulera le plus fort. Du coup, je m’entraîne. Au hurloir du Centre, construit sur mes instructions, j'ai une réservation quotidienne.

J'enrage pas mal contre la technologie qui a donné à tout un chacun la possibilité de propulser sa voix à des puissances jusque-là réservées aux professionnels des concerts en arènes. Les mecs, un petit micro devant la bouche et c'est les rois du pétrole. Et ça hurle de tous les côtés. Ça en impose. L'atmosphère se rempli de toutes ces ondes amplifiées, elles se chevauchent, s'annule ou s'additionnent dans un désordre hallucinant. Pour qu'il ne reste finalement, plus rien du signal originel. Alors, pour m'adapter, je mute. Une colère acide a disloqué mon ADN. Mes facultés vocales ne me permettent souvent que quelques onomatopées. Mais ce que je perds en intelligibilité, je le gagne en force de frappe. Et curieusement, au lieu de nuire à l'impact de mes propos, mes ordres n'en sont devenus que plus imposants.

On pourrait croire que les auditoires sur lesquels j'ai le plus d'emprise ne sont constitués que d'abrutis finis. C'est loin d'être le cas. Je me suis demandé un temps, pourquoi tant paroles privées de tout ce qui pourrait faire sens, avaient autant d'attrait ? Une de mes théories d'alors était que les récepteurs du cerveau n'avaient que faire de l'intelligibilité des signaux qu'ils reçoivent. Ça fait plaisir ? Alors c'est bon. Comme un court-circuit neuronal. L'effet faisant office de signifié. C'est tellement plus simple. La charge émotionnelle devient preuve d'utilité. Plus besoin d'interminables réflexions ; si ça fait du bien, je vote pour.

Alors, j'ai vomi mes logorrhées devant toutes sortes de public avec toujours le même succès. Et, des bains de foules et des accolades. S’ils avaient pu me déchirer, morceaux de fringues, bouts de cheveux, quartiers de chairs ; ils l'auraient fait. Le revers de la médaille, semble-t-il ? En tout cas, pas d'une absence de service d'ordre qualifié. Ma garde rapprochée a toujours été des plus compétentes. Mais, on ne peut plus cogner en toute discrétion. Un smartphone dans toutes les poches, la prudence est de mise. Je ne dis pas qu'une bavure peut pas arriver. Nous ne sommes pas des machines, malheureusement. Si les gens savaient à quel point il y a beaucoup moins de complots implacables que de grosses conneries humaines... Pas sûr de toute façon que ça ne rassure quiconque.

Parce qu'être persuadé d'un complot, finalement, ça rassure. On se dit qu'on ne connaît peut-être pas toute la vérité mais qu'on s'en rapproche ; qu'elle est là, quelque part, à se cacher, pour un temps qui ne saurait durer. Car, un jour ou l'autre, tout se sait. Alors que la certitude de la bêtise humaine, ça n'a pas vocation à rassurer. Et, surtout, que pourrait-on y faire ? J'en ai secoué des coups, soulevé des têtes. Ça fait mine de décoller la pulpe deux secondes. Pour qu'à la fin, il n'y qu'un vainqueur, la gravité. Avec un dépôt toujours plus épais. Ceci dit, c'est joli à voir, comme une boule de neige qui cache la Tour Eiffel. J'ai des gars accrocs au secouage de bulbes. C'est compliqué de les sevrer. Et puis, ça les occupe. Tant qu'ils ne traînent pas dans les bistrots...

La mission tant attendue n'arrivait pas. Tous les stratagèmes dont j'abusais sur la bleusaille n'avait aucune chance de fonctionner sur moi. Faudrait être un peu débile pour s'auto-conditionner. Je ne l'étais pas. Et, laissais traîner mes oreilles dans tous les coins susceptibles de distiller quelque information. Quel intérêt d'entretenir une telle entreprise sans en attendre une quelconque rentabilité ? Je ne sais plus à quel paragraphe je m'étais promis de ne plus réfléchir, de ne plus rien promettre mais, je constate que tous mes sens sont en alerte. Et, qu'ils n'ont qu'un but ; trouver des infos sur le destin de cette équipe improbable.

Au fil des mois, cette légère curiosité est devenue une vraie manie. Je me suis retrouvé hier, dans un bureau où je n'avais absolument pas l'accréditation d'en franchir le seuil. Sans parler des tiroirs que j'ai consciencieusement fouillés. Des caméras que j'ai légèrement brouillées. Des codes crackés. Du matériel emprunté. Pour finalement n'être pas plus avancé. Très occupé. Mais pas très avancé. J'ai encore quelques pistes à vérifier. Mais, si je continue à ne rien trouver, il va me falloir prendre encore plus de risques. C'est-à-dire, impliquer d'autre personne. Je recule au maximum cette échéance car j'ai bien conscience que ça va faire grimper de façon exponentielle les possibilités de se faire repérer.

Pour l'instant, mon objectif est le bureau de validation des crédits. Il y a forcément là-bas des informations sur le fonctionnement de l'équipe. Des responsables, des inventaires, des dates, que sais-je ? J'ai souris comme un abruti en mettant les gants multi-protection, comprenant le blocage d'ADN, d'empreintes, etc. Je ne me savais pas aussi coquet, à faire le con devant la glace du salon, un doigt en l'air à la James Bond. Ne serais-je pas en train de glisser ? Non, tout est sous contrôle. C'est juste pour faire baisser la pression. Et puis, je sais bien que je n'ai aucun spectateur ici. Pas de caméra derrière la glace. Enfin, normalement ? J'ai vérifié le jour de mon incorporation. Mais, c'était il y a si longtemps... Et, j'en connais de très patients, des surveillants du personnel... Il n'est pas question que je laisse cette question en suspens.

Oui, il est grand temps de remettre une couche de tutoriel : comment repérer une caméra espion ? Deux axes, vérification des ip des appareils connectés, recherche des ports ouverts dans un premier temps. Ça, c'est la manip que je fais au moins une fois par semaine. Rien de visible à ce jour. Maintenant, toutes lumières éteintes, utiliser son smartphone en mode photo. Le joli mauve vif des diodes infrarouge, invisible à l'œil nu, s'affiche parfaitement sur l'écran. Je me cogne à tous les meubles mais, tout à coup, mon écran s'éclaire : elle est bien là, la garce... Tout en haut, à l'aplomb du lit, avec ce qu'il faut d'inclinaison pour consulter l'affichage d'une tablette. J'ai une montée de sueur. Qui se transforme vite en léger agacement. Et, très vite, c'est la sainte colère qui m'encourage à vite me bouger le cul si je veux passer du statut de victime à un autre, plus compatible avec mes aspirations.

Bien sûr, je dois laisser l'appareil en place. Ne pas donner d'alerte. Il va me falloir vivre avec cette compagne intrusive. Pas de soucis. Je gère. On me traite souvent de maniaque. Parole d'incapable. Je suis simplement attentif. Chaque geste à une raison d'être. C'est l'automatisation qui fait l'automate, ce que je ne suis pas. Non pas par essence mais par volonté. Il n'est pas plus compliqué de prendre une bonne habitude qu'une mauvaise, quoiqu'en pense ceux qui n'ont jamais essayé. Chaque chose qui entre dans mon espace intime se crée une place qui devient la sienne. J'accepte cette place et elle y reviendra toujours. Placer un objet ici plutôt ailleurs ne demande pas tant d'effort supplémentaire. Ce n'est qu'une affaire d'attention. Il est certain que la nécessité d'oubli s'en trouve perturbée. Le cerveau n'étant pas câblé pour se souvenir de trop de choses. La réponse à ce problème s'impose d'elle-même : je ne garde pas une infinité d'objets, ne collectionne rien, ne stocke rien. Vous trouverez mon univers vide, à n'en pas douter. Ce n'est qu'une impression. C'est simplement qu'ici, vous serez incapable de vous raccrocher à autre chose que vos angoisses intimes. Je n'ai que très peu de visites.

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