Un soir, on vint frapper à ma porte.
Sur le perron, je trouvai le petit officier bedonnant, au visage sans couleur, que j’avais vu sortir de la voiture de police quelques jours auparavant. Ses yeux inexpressifs me dévisagèrent et je me sentis mal à l’aise, d’autant plus que je remarquai, avec un temps de retard, son collègue maigre comme un clou qui m’observait depuis le trottoir.
L’officier de police se racla la gorge, l’air vaguement ennuyé.
« Je ne vous dérange pas, j’espère ? Je m’appelle Gémas, c’est moi qui suis en charge de l’enquête – vous savez, la disparition de la fille. Je peux entrer ? J’aimerais m’entretenir avec vous, oh, rassurez-vous, rien de bien formel, on discute… vous avez à boire, peut-être ? ».
Il débita tout cela d’une traite, d’un ton las et monocorde. Je n’eus même pas le temps d’ouvrir la bouche pour répondre : son coude manqua de me rentrer dans l’estomac alors qu’il se frayait un passage dans l’entrée.
Gémas trouva de suite le salon. Il se mit à faire les cent pas, de sa démarche traînante.
« Une bien sympathique maison... oh, rien à voir avec la sienne, bien sûr… vous êtes ici depuis longtemps ? Locataire ? Non ? Étrange… vous êtes pourtant bien jeune ; enfin, du moins, vous n’êtes pas vieux, pour être propriétaire… Cigarette ? Vous ne fumez pas ? Permettez, je m’en grille une… ».
Ma gorge se noua.
—C’était la maison de mes parents. Ils sont morts.
—Ah ! Je vois… Alors, vous êtes un héritier, tout comme elle…
Et, poursuivant sa ronde autour du tapis, il eut un curieux claquement de langue que je fus bien en peine de comprendre.
—Comme elle ?, fis-je.
—La fille, oui !
—Je ne comprends pas…
—Ah, laissez-moi deviner : vous ne la connaissez même pas, pas vrai ?
—Eh bien, non, en effet, je ne vois pas…
Gémas me fixa d’un air désapprobateur, puis secoua la tête.
—La jeunesse… ! Vous ne vivez plus que pour vous-mêmes, et êtes bien incapables d’avoir un peu de considération pour les autres – en particulier ceux qui vous sont les plus proches ! D’ailleurs, je l’attends toujours, ce verre…
—Oui, oui, je m’en occupe, répliquai-je vivement.
J’allai à la cuisine. Mes mains tremblantes se saisirent d’une vieille bouteille de whisky toute poussiéreuse, à peine entamée, que l’un de mes voisins (probablement Ian) avait dû m’offrir lorsque j’avais emménagé des années plus tôt. Je servis Gémas, mais sa figure vira de suite au gris clair lorsqu’il aperçut sa boisson.
—Sans glaçons, malheureux ! Allons, prenez ce verre, j’en prendrai un autre.
Exigeant Gémas ! Je pris le verre. Les alcools forts n’étaient pas ma tasse de thé et boire le whisky me répugnait, à vrai dire, mais je ne tenais pas à froisser davantage le petit officier. En effet, je tenais là l’occasion de lui soutirer de précieuses informations au sujet de son enquête, et, l’alcool ayant tout de même ses limites, je devais faire l’effort de me montrer sous un jour favorable – ce qui n’était pas une mince affaire. Par précaution, je pris néanmoins le soin de remplir généreusement le verre de Gémas, qu’il accepta avec un sourire satisfait.
Gémas avait la descente facile et l’alcool le rendait bavard ; moi, c’était tout l’inverse, et je sentais poindre le triste engourdissement de toutes mes fonctions cognitives, déjà peu vives en temps normal. À la fin, je n’écoutais plus que d’une oreille distraite son monologue indigeste ; entre deux détails sur sa vie privée (peu intéressante), quelques passages sur sa vie professionnelle, au bureau (où il passait son temps à remplir et signer de la paperasse), il glissa de rares informations au sujet de son enquête… mais malheureusement, ces dernières se noyèrent dans le flot des détails insignifiants qu’il crut judicieux de me révéler... Était-ce Ariane qui menait une vie d’excès en tous genres, ou l’épouse de Gémas ? À moins que ce ne fût cette femme qui se rendit au poste de police trois jours auparavant… ? Gémas, après ce qui me sembla durer une éternité, se décida enfin à prendre congé. Il se leva, se rassit, chercha des yeux quelque chose, se leva de nouveau, fit cinq pas hésitants, s’appuya in-extremis au dossier de son fauteuil puis me dévisagea de son regard larmoyant. Je saisis, mais un peu tardivement, ce qu’il essayait péniblement de me faire comprendre.
« Ah, bien sûr, votre chapeau !
—Non, non…
—Votre parapluie alors ?
—Non !
—Votre manteau ?
—Oui, enfin, tout de même... !
Aussitôt, avec un zèle un peu forcé, j’allai chercher le manteau et j’aidai son propriétaire à l’enfiler ; Gémas fronça les sourcils lorsqu’il plongea le bras gauche dans la manche droite, puis lorsqu’il ressortit le bras droit de la manche gauche. Je me raclai la gorge, mal à l’aise.
—Votre collègue doit vous attendre, s’il n’est pas mort de froid… Il n’est pas du genre bavard, hein ?
— Mon collègue ?, répéta Gémas en me fixant stupidement.
Son air effaré me surprit. Gémas avait, de toute évidence, un peu trop bu… Moi de même, d’ailleurs. Mais je choisis de ne pas m’en formaliser ; la vie d’officier ne devait pas être bien rose, et je ne devais pas tenir compte de quelques excès.
***
Juste me surprenait : de lui-même, il s’était presque joint (à sa façon) à l’enquête.
Il parvenait, après maintes contorsions, à s’étendre de tout son long sur le muret séparant ma cour de jardin de celle de Ian (il préférait ce muret là, redoutant, de l’autre côté, le jet d’eau vengeur de Victoire) ; seule son imposante toison blanche dépassant au niveau de l’estomac, comme un bonnet de fourrure qu’on aurait oublié là. De son perchoir, il guettait – oiseaux, lézards, policiers, journalistes, drôle d’oiseau qu’était ce Jean Gémas ; et, d’un long clignement des yeux, me signifiait : « y’a pas de lézard, Gémas tourne en rond, l’enquête piétine, bref, rien de nouveau sous le soleil. Tu veux prendre ma place et dorer sous le soleil ? ».
Pauvre Gémas ! Il semblait si affairé, avec sa mine sévère et son petit pas nonchalant. Il venait jusqu’à mon portail, de temps en temps, alors que je lézardais sur une chaise-longue, un livre insipide entre les mains (Juste juste au dessus, veillant sur moi tout en pistant de potentielles proies).
« Bonjour, vous ! Oh, et bonjour, le chat ».
Miaulement mécontent. Je traduisis :
- Il s’appelle Juste.
- Ah ! C’est bon à savoir.
- Très juste.
- Dites moi… Rien de nouveau de votre côté ? Rien… d’inhabituel que vous n’ayez remarqué ?
- Non, rien de nouveau sous le soleil.
- Hum, c’est bien embêtant. Et votre voisin, il n’est pas là ?
- Il n’a pas montré signe de vie depuis... Oh, tiens, je ne sais plus. Ses apparitions sont plutôt rares. À mon avis, vous devriez interroger Victoire. Elle a le sens du détail, elle.
- Hum, merci, mais je crois que je passerai mon tour. J’ai déjà eu le plaisir de faire sa connaissance, et, pour tout vous dire, elle ne m’a pas paru très… commode.
Nouveau miaulement affirmatif de Juste. Je traduisis :
- Victoire reste Victoire. Rien de nouveau sous le soleil.
- Bon. Ouvrez l’œil. Je reviendrai.
Et, en effet, il revint – plusieurs fois, même. Il faisait la conversation, entre deux gorgées de whisky, qu’il conservait bien précieusement dans sa flasque. Il avait trouvé en moi (ou peut-être en Juste) une sorte de fidèle confident. Quelqu’un, du moins, capable d’endurer patiemment son flot de paroles jusqu’à ce qu’il fut « à sec » (d’idées ou de whisky, souvent les deux à la fois).
« Vous avez une piste ?
- Oh ! Plus d’une ! Mais cela prend du temps, vous savez…
- Vous avancez, alors ?
- Avancer, avancer… Qu’est-ce que cela veut bien dire…
- Vous prenez le temps de la réflexion.
- C’est cela, oui. Vous parler m’aide à réfléchir.
- Sur votre enquête ?
- Sur mon enquête, un peu ; sur ma vie, plutôt, oui…
Les semaines passaient, et toujours rien de nouveau sous le soleil automnal. Gémas, en attendant, soignait sa coiffure, améliorait même son whisky. Il était passé d’un whiskey américain à un Scotch d’Écosse, certes meilleur, mais trop tourbé à son goût, puis d’un whiskey américain à un whisky japonais, fin, raffiné (c’est du moins ce qu’il croyait, il n’y connaissait pas grand-chose ; à vrai dire, il préférait l’ivresse brute et brutale au raffinement délicat d’un alcool vieilli).
Son enquête n’avançait pas, il était bien forcé de le reconnaître. « Ne nous laissons pas abattre, buvons un verre ». « Vraiment, c’est à n’y rien comprendre… voyons, un verre... » « Eh bien, un verre m’aiderait à y voir plus clair » « Quel policier médiocre je fais ! Un verre, qu’ai-je donc à perdre ? Autant s’oublier et oublier toute cette sinistre histoire... ». Gémas, malheureusement, avait le nez dans le guidon, et, aux grands maux, un seul remède, celui qui n’avait jamais fait ses preuves, mais le confortait dans son (absence) d’idées : whisky. Whisky d’ici, whiskey de là, whisky tourbé, whisky hors de prix, whisky mélangé, whisky médiocre. Gémas, à la fin, s’endormait, l’esprit tranquille : l’esprit vide tout court. Mais quelle différence ? Il était tel un bébé, dans son lit trop grand, replié sur lui même, le pouce au bord des lèvres, le cœur au bord des lèvres.
« Il n’y a pas deux Gémas », clamait Gémas, semi-sobre, les bajoues gonflées, tombantes, l’esprit ralenti. Il avait oublié, bien sûr, les déboires de la veille. Et aujourd’hui était un nouveau jour, plein de promesses. La promesse d’une récompense, entre autres, celle qui l’attendait à la fin : whisky, pour clôturer en beauté cette dure journée de travail qui s’annonçait. « Ne nous laissons pas abattre ! Cette journée sera productive ou ne sera pas ! ». Et, plein de cet enthousiasme, qu’il voulait prolonger, il remplissait sa flasque (en attendant que ses tartines matinales finissent de griller), puis, pour faire bonne mesure, glissait une ou deux gouttes – parfois trois lors des mauvais jours – dans son café au lait. Sa femme, résignée, observait son manège du coin de l’œil, lèvres pincées. Qu’importe. Elle s’y était presque habituée. Au moins, il demeurait de bonne humeur, et en presque pleine possession de ses moyens. Pour un temps, du moins. Le soir, elle s’éclipsait, trouvait une course à faire… Elle attendait que l’orage passe, le temps que le poison, de nouveau ingurgité, fasse son miracle. Là, Gémas se montrait mieux disposé – il en devenait volubile, presque intéressant, et faisait le compte-rendu de sa journée, quand cela lui prenait… « Eh bien, tout cela est classé secret, bien entendu… il ne faudra pas l’ébruiter… tu me le promets, hein, tu le gardes pour toi... ». Elle acquiesçait, mutique. Enfin, Gémas sombrait dans un sommeil troublé et bruyant, et l’éternel manège se répétait les jours suivants, inlassablement