"Naître avec le printemps, mourir avec les roses,
Sur l'aile du zéphyr nager dans un ciel pur,
Balancé sur le sein des fleurs à peine écloses,
S'enivrer de parfums, de lumière et d'azur
Secouant, jeune encor, la poudre de ses ailes
S'envoler comme un souffle aux voûtes éternelles
Voilà du papillon le destin enchanté !
Il ressemble au désir, qui jamais ne se pose,
Et sans se satisfaire, effleurant toute chose,
Retourne enfin au ciel chercher la volupté !"
Alphonse de Lamartine, Nouvelles méditations poétiques
Il fait noir dans mon corps et dans mon être. La lumière naturelle chatouille mes paupières que la vie a scellées, cousues de son long fil transparent. Ce matin, je me lève, mille étoiles devant les yeux, leur danse magique et délirante au milieu du champ de bataille. Je ne sais pas ce qui m'inquiète le plus entre ce mal de crâne ou les cadavres de bouteilles qui jonchent chaque mètre carré de l'appartement. Au moins, tout s'explique et, une nouvelle fois, je sais que je suis responsable de ce qui m'arrive.
Je me lève seule, les jambes vacillantes, le souffle court. Sam est déjà parti au travail, moi, je n'y suis toujours pas. Un retard de plus ou de moins, personne ne verra la différence, ma présence est une absence et mon salaire de misère pareil à la considération qu'on me porte. Je hais leurs regards hautains, leur mépris, leur suffisances et même s'ils ont raison, je refuse de l'admettre. Je préfère, d'ailleurs, ne pas effleurer le miroir, de crainte de me surprendre moi-même, la pâleur de mon teint, ces yeux injectés de sang soulignés par de larges cernes violacés. Chaque jour qui passe m'enlaidit davantage, non de rides, mais de traces, les coups et les souffrances de la vie qui se peignent sur ma figure et reflètent une facette curieuse de ma personnalité. Je suis le portrait de Dorian Gray, la difformité incarnée, la fille de Frankenstein, puisse-t-elle exister. Si simplement je pouvais m'acheter un visage et le remplacer, oublier comme j'étais belle, couronnée de jeunesse...
Tandis que mon esprit vagabonde, j'étale un peu de poudre sur mes imperfections. Le pinceau caresse les stigmates pour les redessiner, métamorphoser l'infâme en poupée de porcelaine. Je suis bientôt prête. Avant de partir, j'avale un café amer.
Dehors, les rues sont plus plates que d'ordinaire. J'ai au plus profond de moi, un papillon dont les ailes s'ouvrent et se ferment au rythme de ma peine. J'ignore ce qu'il me veut, le lieu où il crèche, mais chaque minute, il me rappelle sa présence, comme le fœtus derrière le nombril, que l'on sent bouger, s'agiter et tournoyer. Drôle de dauphin dans un bocal. Moi aussi je l'ai senti cet enfant-là, le feu doux et réconfortant de la cheminée au creux de l'abdomen jusqu'à ce qu'il tombe du nid, cueilli trop tôt, livré à la mort, l'image atroce et indélébile du sang éparpillé sur le sol de la cuisine. Je n'ai jamais vu autant de rouge de toute ma vie, ni même compris pourquoi et comment il s'est enfui, moi qui avais pour lui tant d'amour à donner.
Les semaines ont filé, les mois et les saisons. Plus le temps passait, plus j'avais peur de le délaisser, accepter sa disparition définitive y compris dans mes souvenirs. Très vite, le papillon a pris ses marques, un spleen nouveau à la Baudelaire dont la vivacité remplaçait ce que mon séraphin ne pouvait plus m'apporter. J'ai fini pourtant par m'y soumettre, contrainte et forcée, j'ai accepté la parole insensée de ce lépidoptère. Quelques secondes d'inattention ont alors suffi pour qu'il me retourne la cervelle et l'unique certitude qui demeure, c'est que le têtard est parti, sa peau contre ma peau, son sourire à travers ma chair. Que reste-t-il, maintenant ? Je n'ai pas su retenir le placenta qui coulait entre mes jambes, mon propre sang, mes veines. Moi aussi, je me suis laissée périr en le regardant mourir. Je ne sais même plus où j'en suis, car chaque fois que je repense à l'amour sincère, je décline, celui que j'ai donné, que j'espérais recevoir, même si pas digne d'amour, incompétente de tout et de moi-même. J'ai déjà vu la lumière, l'étoile polaire, ma direction, mais jamais je ne choisis le bon chemin de crainte qu'il me rejette à son tour.
Non, je ne suis pas folle. Enfin si, peut-être. Je ne sais plus, puisque personne ne me croit. Trop souvent, j'ai cherché à écrire, poser des mots sur l'ineffable, mais ils m'auraient coupé la gorge avant que je ne le fasse à mon tour. Je préfère encore me taire et paraître sotte plutôt que de regretter éternellement de l'avoir fait. Car tout est de ma faute. Être libre, c'est la sagesse de se discipliner quand il le faut. Et là, je sais qu'il le fallait.
Dans la rue, je marche encore. Il fait froid. Les rayons du soleil disparu, emporté, peut-être, par la migration des oiseaux à moins que ça ne soit l'inverse. Je ferais sans doute mieux de partir à mon tour, arracher les ailes aux oiseaux et m'envoler. J'ai trop souffert déjà.
La porte s'ouvre à mon passage. Tous les regards se tournent dans ma direction. Je commence à avoir l'habitude, même si le trouble me rattrape malgré moi et colore mes joues d'un rose pâle. J'ai conscience d'être aussi laide que Faust et Quasimodo réunis. Aussi, j'avance aveuglément pour ne pas les voir m'épier, analyser chaque détail de mon épiderme, se moquer ouvertement de ma différence. J'aimerais tant leur cracher mon poison et ma haine, quitte à les contaminer à leur tour, les rendre aussi écervelés que je le suis, car ils ne sont pas dans ma tête et à aucun moment, je ne les laisserai accéder à mon âme. J'ai même tellement foi en ma carapace qu'il m'arrive d'être fière de cette laideur.
Ici, je suis pourtant une autre personne, je m'efforce de dissimuler ma mine fatiguée derrière des lunettes rondes, mes mains ne tremblent qu'au-dessus du clavier et, malgré l'envie de m'assoupir, je tiens bon. Comme d'ordinaire, ma productivité se limite au strict minimum et, quand j'aurai terminé, je partirai sans faire de bruit, cinq ou dix minutes avant l'heure règlementaire. Ce n'est pas comme si ma négligence pouvait les intéresser. Leur problème, c'est moi. On me voudrait bavarde, je ne le suis pas. On me demande de parler et les mots refusent de sortir tel un vieux stylo-plume dont l'encre s'est asséchée.
J'aime beaucoup l'atmosphère de cette nouvelle, à la fois sombre et délicieusement poétique. Un drame tout en métaphores et allusions, je n'en ai pas l'habitude. J'ai aussi bien ressenti ton envie de nous distiller quelques indices sur les raisons de son mal-être, sans trop nous en dévoiler. Hâte de lire la suite.
Contente que ça te plaise, j'espère que la suite te plaira tout autant ! :)
Wow ce chapitre commence sur les chapeaux de roues en terme de poétisme ! Le texte m'a happée dès la première phrase. Je suis baba devant tant d'élégance et de délicatesse dans les mots, qui retracent avec toute la douceur possible des événements traumatiques qui poursuivent inlassablmeent ton héroïne.
J'ai un bémol, cela étant : je ne sais pas quelle longueur ton histoire est supposée faire, étant donnée qu'elle s'intitule trois jours et qu'il y a trois chapitres chacun doté du nom d'un jour, je pense que j'ai une petite idée, mais je ne peux m'empêcher de regretter un peu l'absence de mystère autour du pourquoi du comment. J'aurais trouvé intéressant que le secret autour du "pourquoi est-elle traumatisée, pourquoi se déteste-t-elle autant" dure un peu plus longtemps au lieu d'être dévoilé dès le second paragraphe. Mais bon, c'est mon sentiment de fin de chapitre 1, peut-être que j'aurais changé d'avis à la fin du chapitre 3 ;)
En tout cas bravo pour cette écriture fine, résolument subjective : impossible de savoir à quoi rssemble exactement l'héroïne, nous n'avons aucun élément extérieur pour contrebalancer son point de vue. C'est si intéressant !
Plein de bisous
Désolée pour cette réponse très tardive. Cela fait longtemps que je n’ai pas remis les pieds ici : il serait temps d’y remédier !
Je te remercie beaucoup pour la qualité et la densité de tes commentaires. Ça me fait toujours plaisir de voir vos réactions et manifestement tu avais beaucoup de choses à dire :D
Merci aussi pour tes compliments et ta gentillesse. Le caractère poétique est justement ce que j’aime le plus travailler alors je m’applique comme je peux :D
La question du pourquoi (tu l’auras compris, j’imagine) est révélée lors de la chute. Ma stratégie consistait justement à conduire le lecteur vers différentes pistes et ménager un peu de suspense. Je me doute que cela peut être perturbant, mais c’était le but ;) En raison de ce qu'elle subit au quotidien, il lui arrive effectivement d’autres tuiles qui peuvent partiellement justifier son état, ce que tu as pu remarquer au cours de ta lecture.
Tu fais bien de relever l’absence d’autres points de vue. C’est le côté subjectif qui m’intéressait surtout, en particulier lorsqu’il s’agit de harcèlement et/ou de souffrances diverses.
Ton écriture est belle et empreinte de poésie, ce qui évite une ambiance lourde à ton récit. La narratrice a manifestement une mauvaise opinion d’elle-même, elle semble être « abonnée » à la souffrance, mais à part la fausse couche qu’elle raconte, ça reste mystérieux. D’ailleurs, on peut aussi se demander dans quel genre de monde elle vit. Ce « ils » de « ils m'auraient coupé la gorge » laisse imaginer toutes sortes de choses, y compris un gouvernement totalitaire et sanguinaire.
Coquilles et remarques :
— les cadavres de bouteille [de bouteilles]
— leurs regards hautains, leurs mépris, leurs suffisances [leurs regards hautains, leur mépris, leur suffisance ; on ne dit pas des mépris et des suffisances]
— de larges cernes violacées [violacés ; cerne est masculin]
— Etre libre, c'est la sagesse de se discipliner [Être ; en français, les accents ont pleine valeur orthographique, c’est pourquoi l’Académie française et des grammairiens, dont Grevisse recommandent de les mettre sur les majuscules.]
— tel un vieux stylo plume [stylo-plume]
"Il fait noir dans mon corps et dans mon être" Cela m'a fait pensé à du Verlaine.
Il pleure dans mon cœur
comme il pleut sur la ville;
Quelle est cette langueur
qui pénètre mon cœur?
Ton texte sonne comme de la poésie, et avant que tu ne cites Baudelaire j'avais reconnu un peu de ses spleens.
Tu as une belle écritures. Tout est mystérieux, nébuleux. On se demande où tu vas nous emmener. Tes mots s'opposent à ce que tu écris. Enfin, tu as des mots très poétiques pour décrire des choses sombres.
Félicitions pour ton entrée sur plume d'argent !
Ce premier chapitre (ou prologue ?) est très intriguant. L'écriture est très belle, toute fine, et il en ressort quelque chose de mystérieux, d'un peu nébuleux : on ne sait pas où on est, ni quand, et on se laisse entraîner dans les pensées de ce personnage auquel on s'attache rapidement.
Les thèmes ont l'air très noirs, entre l'acceptation de soi, des autres, et évidemment cette histoire de grossesse-catastrophe...
Bravo à toi ! ;-)
Merci pour ton commentaire et pour ton accueil ! Je suis contente que cela te plaise. Il y a effectivement deux autres chapitres qui viennent derrière dont la chute, qui justifie le côté mystérieux et nébuleux et donne du sens à l'ensemble, je l'espère :)