Il y a quelques jours, je reçus une lettre, dont je reconnus l’écriture fébrile. La plume avait pesé lourdement sur le papier, et l’encre s’était déversée en gouttes épaisses et éparses. Odile, la femme de mon ami d’enfance, m’indiquait que ce dernier était revenu parmi nous, mais qu’il se trouvait à l’hôpital.
Sans trop réfléchir, je jetai dans mon sac quelques effets, et partis en direction du centre-ville, où Odile m’attendait. Quand je l’aperçus, elle parut embarrassée, et me confia plus tard qu’elle n’était pas sûre de vouloir le retrouver. Nous nous dirigeâmes cependant vers l’hôpital, et d’un pas lourd, nous pénétrâmes dans le hall de l’enceinte.
Je suffoquai devant ce spectacle. Les civières jonchaient le parterre ; tout autour, les médecins et les bénévoles s’affairaient. L’hôpital bourdonnait comme une ruche que l’on venait de secouer. J’eus la sensation d’entrer dans un autre univers ; dehors, nous trouvions des débris de bâtiments, ici, nous trouvions des débris humains. Comment a-t-on pu en arriver là ? Ce hangar aménagé en hôpital me fit penser à une fragile carcasse de fer, où le froid pénétrait comme la mort. Mes yeux se posèrent alors sur le toit, qui menaçait de s’effondrer d’un instant à l’autre à cause des bombes. Odile et moi étions bousculés par ceux qui transportaient les blessés ; bientôt, les ordres fusèrent afin que nous nous décalions. Je déglutis. Mes oreilles sifflaient. La pénombre qui environnait les lieux transformait les corps en spectres agités ; cela me fit frissonner. Où se rendre ? Tandis qu’Odile m’entraînait dans les allées formées par les civières, je cherchais mon ami des yeux.
Au fur et à mesure que nous avancions dans ce labyrinthe de corps, le pas d’Odile se fit plus hésitant, presque titubant. Ce fut à mon tour de la soutenir, et je fis un effort pour lui sourire, mais cela ressemblait plus à une grimace crispée. Soudain, son regard s’arrêta sur un lit, ou plus particulièrement sur ce qui l’occupait. Devait-on y reconnaître un homme, un mari, un frère ? Nous nous serrions l’un l’autre pour éviter de chanceler et fixions le malade avec incrédulité. Lui ? Oui. C’était bien Jules. Son bras gauche et sa jambe droite, du moins ce qu’il en restait, étaient enrubannés. Odile porta une main à sa bouche, qui descendit lentement vers son ventre.
Si Jules n’avait pas eu de cicatrice le long de son arête du nez, au milieu de ce visage émacié, nous ne l’aurions sans doute pas reconnu. Je fis le tour du lit et m’abaissai vers mon ami, qui avait gardé les yeux mi-clos. Impossible de dire s’il nous avait entendus. Alors, je m’approchai pour lui murmurer « vieux frère », n’ayant pu trouver d’autres mots pour lui exprimer ce que je ressentais. Puis, j’attendis une réaction, n’importe quoi : un signe de la main, un regard… Rien. Sa poitrine osseuse bougeait à peine pour respirer.
Je jetai un œil aux bénévoles, à ceux qui se penchaient sur les corps gémissants des malades un peu plus loin. Je ne sais combien de temps je me mis à les examiner, mais quand mon regard retomba sur mon ami, je sentis mon cœur se serrer. Il n’avait même plus la force de les solliciter. Ses compresses étaient noires et dures ; depuis combien de temps ne les lui avait-on pas changées ? J’interpellai Odile qui tressaillit, comme arrachée à son flot de réflexions lugubres, et lui intimai de me passer mon sac.
Il me fallut quelques minutes pour trouver ce que je cherchais. Comme emporté par l’agitation qui bouillonnait autour de moi, je renversai mes effets sur le plancher. Certains soldats se tournèrent sur leur civière pour m’observer ; l’un d’eux avait harponné son regard sur mes affaires, tandis que je me pressais pour tout ranger. Je cachai mon sac derrière une chaise posée près du lit, là où personne n’était susceptible de l’atteindre. Puis je brandis ma paire de chaussettes neuves, que je mouillai avec la gourde qu’Odile me tendait. Comprenant ce que je voulais faire, elle s’approcha de Jules, mais au moment de lui ôter ses compresses, révélant des plaies encore fraîches, elle recula. Saisie de honte, Odile se retint de trembler et tenta d’effectuer la manœuvre jusqu’au bout. Or, son trouble se transforma en maladresse ; arrêtant sa main, je l’empêchai d’aggraver les blessures.
Le rouge lui montait aux joues ; Odile avait chaud et me confia qu’elle ne supportait pas l’odeur du sang. Il me sembla comprendre et je lui assurai qu’elle pouvait repartir tranquille, que je veillerais sur Jules.
Je continuai donc ma tâche seul, et quand ce fut terminé, je m’assis près de mon ami. Mon regard s’abaissa sur mes mains salies que j’essuyais sur mon pantalon ; et pour ne pas m’attarder sur ce détail rebutant, je lui dis avec le même ton ironique qu’il employait autrefois :
« — Ne t’inquiète pas, vieux frère. Les chaussettes sont propres. »
Mais cela ne provoqua aucune forme de réaction chez Jules. Avais-je l’air d’un mime donnant une représentation à un aveugle ?
C'est un plaisir de découvrir le premier chapitre de ton histoire ! :) J'ai hâte de continuer ma lecture !
Ton histoire m'a interpellé et c'est un très bon récit, j'apprécie beaucoup !
Je te remercie pour ton commentaire et ton avis ! C'est très encourageant ! Au plaisir de te relire !