L'homme-bouledogue

  Une pomme de terre reposait près d’un soldat mal en point, dont les lèvres remuaient en une prière silencieuse. Il n’avait pas l’énergie pour bouger ; peut-être qu’il n’avait même plus la force de manger. Puis, je remarquai que, à travers les plis du drap sale, se cachait un corps mutilé ; le malheureux n’avait plus de mains. Je m’apprêtai à l’aider, quand quelqu’un attira mon attention. Non loin de lui, l’homme qui n’avait cessé d’épier mon sac, gesticulait et braillait, la mâchoire béante comme un bouledogue déshydraté. Son large buste était pareil à un tronc, sa peau tuméfiée en avait pris la couleur.  

« — Personne n’en ressortira vivant, aboya-t-il. À quoi bon rester ici, comme des loques, en attendant de nous faire bombarder ? » 

   Il essuya du revers de la main son front crasseux, qui s’écrasait sur deux petits yeux furieux, semblables à deux balles de plomb. Il fusillait bel et bien du regard tous ceux qui le croisaient. Et sa bouche débitait des mots, dont la plupart étaient inaudibles. Ces mots tombaient du bout de ses lèvres comme l’eau noire qui se déverse d’une gouttière. Le peu que je perçus me suffit à me faire tenir sur mes gardes.  

« — Y retourner, grommela-t-il. Quelle différence… ? Tous les tuer… vrai… peu importe… On est tous des bêtes ! » 

   L’homme-bouledogue déploya ses membres lourds. Un tigre que l’on aurait enfermé en cage n’aurait pas l’air plus féroce. Mon regard se posa de nouveau sur le soldat qui priait, puis mon ami. Alors j’eus envie de secouer Jules de toutes mes forces. Mes doigts se crispèrent contre le drap qui lui servait de couverture, et je sentis le sang battre dans mes tempes. Si seulement il pouvait me faire un signe ! Que se passait-il réellement à l’intérieur de cette boîte osseuse cabossée ? Qu’éprouvait donc ce cœur muet ?   

   Mes pieds me démangeaient, je désirais courir vers la sortie qu’avait empruntée Odile quelques heures plus tôt. J’aurais emmené Jules loin de ces fous et de ces mourants ; je lui aurais fait respirer de l’air frais, le vent réassainissant d’avril. Mais il était si faible, que j’eus peur de le briser en mille morceaux, rien qu’en le soulevant à demi ou en percutant un meuble avec son lit.   

   Lorsque je regardai derrière moi, je ne vis plus la pomme de terre fumante près du soldat pieux. Désormais recroquevillé sur lui-même, me tournant le dos comme pour dissimuler un artefact, l’homme-bouledogue me lança un regard mauvais.   

*** 

    La nuit tomba ; l’hôpital ressemblait alors à un musée, où plusieurs statues entachées par la boue et entaillées par les ans étaient entreposées. Certains avaient la pâleur du marbre. Les soldats engourdis par le froid bougeaient à peine. Le vent s’infiltrait à travers le verre brisé des fenêtres et les fentes dans la tôle rouillée. Je me blottissais au fond de mon siège, et m’engonçais un peu plus dans mon pull.      

Mes paupières ne pouvaient se clore, notamment à cause de l’homme-bouledogue que je ne cessai de surveiller. Je redoutais une névrose — qui sait ce dont ce genre d’homme était capable — une crise qui l’aurait fait se jeter sur n’importe quel soldat pour l’étrangler. Oui, je craignais pour mon ami qu’on lui vole sa nourriture, qu’on profite de sa faiblesse pour s’en débarrasser. Il ne restait que peu de lits, et ils étaient tous réservés aux plus amochés, comme un ultime réconfort avant de trépasser.  

   On laissait les mourants sur les lits, pour les en bousculer une fois le dernier soupir rendu. Et j’en voyais beaucoup se succéder, des corps sans visage, des visages sans corps, être posés là quelques jours, quelques heures puis être expulsés de l’hôpital. C’était comme une transition, ce passage du lit, avant de basculer dans le sommeil de la mort.  

   Si ce support moelleux pouvait soulager les derniers instants de ces êtres brisés, voir défiler les corps près de mon ami était pour moi une épreuve douloureuse. Les hommes qui les emportaient se tournaient vers Jules, d’un air presque impatienté ; « à quand celui-là ? » semblaient dire leurs yeux apathiques. Je m’agrippai donc à mon siège et posai une main ferme sur celle de Jules, faisant peser sur eux mon regard irrité. 

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citronnelle
Posté le 17/11/2022
On a des hauts le coeur en lisant ce récit, c'est dire à quel point l'image est réaliste. La douleur provoque bien souvent des réactions improbables ! J'attends la suite avec impatience
Charlie. A. L.
Posté le 14/11/2023
Merci beaucoup Citronnelle ! :)
Aliam JCR
Posté le 09/01/2022
Bonsoir !

Je n'ai pas pu m'empêcher de lire la suite de ton récit et je suis toujours autant fan ! :)
Charlie. A. L.
Posté le 10/01/2022
C'est très encourageant, merci Aliam ! :)
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