Juliette - Partir en purée

Les convives se pressaient par petits groupes dans la salle de réception. Le froissement des tenues de soirée, le claquement des talonnettes et les tintements réguliers des couverts d’argent sur la porcelaine nous contraignent à parler plus fort pour nous faire entendre. Et puisque chacun déploie la même stratégie, il règne entre ces murs un vacarme loin d’être agréable. 

  Tout résonne entre les colonnes dignes d’un temple grec. Des guirlandes de fleurs tressées dessinent des courbes dans les airs, entre les moulures dorées du plafond et l’encadrement des fenêtres. Par-delà les tables de banquet, une petite esplanade dévoile un trône vide. Bientôt, le propriétaire de toutes ces merveilles s’installera et annoncera le début des festivités. Mais pour le moment, je patiente en observant mon reflet dans le parquet presque aussi brillant qu’un miroir.

— Alors ma grande, tu veux des paupiettes ou des saucisses ?

Je choisis la deuxième option. La cuisinière à la charlotte en plastique m’ajoute une louche de purée et presque autant de sauce avant de me tendre mon assiette.

— ’Tention, chaud. Bon appétit.

Avant que je ne puisse répondre, elle se tourne vers l'extrémité de la file avec l’œil d’un prédateur, menaçant un garçon du bout de son gant.

— C’est UN morceau de pain par personne !

Je dépose le tout sur mon plateau déjà alourdi d’une salade de riz, d’un triangle d’emmental et de fruits au sirop, puis quitte la file à la poursuite de Meryem, déjà assise au bout d’une table de six places. Il n’y a que son repas, sa veste et son sac à main sur sa chaise ; je la croise au niveau de la fontaine à eau, le nez presque au fond de la carafe pour vérifier qu’elle se remplisse.

— Il était temps, râle-t-elle. J’ai une de ces faims !

— La biologie, moi, ça me coupe la faim, je bougonne avant d’avaler une première bouchée de salade.

— On n’a même pas commencé les schémas dégueux !

Elle rit face à la grimace que me provoquent ses derniers mots. Ces dernières années, j’avais eu le droit aux dissections de poissons, souris, cuisses de grenouilles et autres poumons de bœuf.

— En vrai… ce sera jamais pire que le chapitre sur la reproduction.

J’en fais tomber ma fourchette dans le ramequin. Il y a deux ans, Meryem et moi étions au premier rang pour subir les mêmes interminables cours « d’éducation sexuelle ». Pas possible de se concentrer quand la moitié de la classe se met à glousser à peine le manuel ouvert.

— Oh pitié ! C’était le malaise général… en fait t’as raison. Au moins, quand y’avait une dissection, la prof nous autorisait à sortir de la salle. Les gars lourds, c’était pas une excuse assez forte.

Je m’arrête aussitôt quand un sac couvert de pin’s colorés frôle mon épaule.

— Loïc ! Hé !

Il se retourne et manque de faire tomber le plateau de la personne qui le collait. Mon ami me lance un grand sourire complice et se précipite à côté de moi. Quelques secondes plus tard, Léana nous repère depuis le self et traverse la cantine. À l’exception du trône et des têtes couronnées, ma rêverie se fiait plutôt à la réalité ; des fanions en carton pendaient à travers la salle aussi vieille que le reste de l’école, et les lourdes tables de bois nous donnaient l’impression de revenir au siècle dernier. Un cadre agréable pour déguster deux morceaux de graisse et un écrasé de patates recomposées.

— J’ai pas coupé votre discussion, j’espère ?

— Non, on parlait de… enfin, peu importe.

J’empoigne la carafe d’eau et en profite pour servir tout le monde. Mieux valait ne pas mentionner nos déboires de quatrième. Les collégiens de cet âge peuvent se montrer bêtes, méchants et cruels. À cause de ses facilités, Loïc y est entré le premier et il n’a pas, mais alors pas du tout bien vécu les cours de biologie. C’est là que les premières blagues ont commencé. Sur sa voix d’abord. Puis son physique. Pas comme tous les autres. Pas dans la moyenne. Il est sorti avec une fille… mais ça n’a fait qu’empirer. Les commentaires se sont multipliés comme un virus. Dans les vestiaires des garçons. En classe. Dans la cour. Jusqu’à le faire craquer.

Il ne m’a jamais vraiment parlé de ce moment. Il a juste… arrêté de venir au collège pendant un temps. Au sport non plus. Et quand le reste de l’établissement a compris que quelque chose n’allait vraiment pas, c’était trop tard : il était déjà catégorisé comme « le pédé de service ».

Cette histoire s’était poursuivie jusqu’en fin d’année, avant de terminer par l’exclusion du principal coupable. Mais la blessure est encore là. Et beaucoup de ses bourreaux rôdent encore près de nous, comme prêts à bondir au premier faux pas. En y repensant, je m’en veux un peu. J’aurais dû comprendre plus tôt. J’aurais pû intervenir. Au moins essayer d’arranger la situation. Une chose est sûre : plaquer un poster sur la porte de la bibliothèque ne suffirait jamais à protéger les élèves du harcèlement, et ce n’est pas en collant les coupables devant une vidéo de prévention piochée sur internet que les choses allaient changer.

— Tiens, l’escrime recommence cette semaine ! je lance pour me tirer de ces mauvaises pensées. Tu reviens, Loïc ?

Sa bouche s’ouvre, mais Meryem attrape la parole avant lui.

— Tiens, vous faites de l’escrime ?

— Elle fait de l’escrime, corrige mon ami. Je… j’ai arrêté il y a quelques années, et j’ai pas envie de me remettre au sport pour le moment.

Le regard bleu de Léana s’illumine. Sa joue se pose dans sa main tandis qu’elle touille sa purée avec un air rêveur.

— C’est classe, t’as de la chance !

Meryem lui envoie un coup d’épaule.

— Dit celle qui fait des triples saltos à dos de cheval.

La concernée proteste avec la bouche pleine, ce qui donne une phrase totalement incompréhensible. Ma voisine de table éclate de rire, vite arrêtée par Léana qui s’essuie les lèvres pour expliquer que non, elle ne fait pas ce genre de cabrioles en voltige équestre, qu’elle peut très bien trouver une autre activité intéressante sans dénigrer sa propre discipline, que de toute façon elle a le droit de dire ce qu’elle veut et que Meryem, aussi proche qu’elle était, ne changerait pas sa façon de s’exprimer.

— Détends-toi bichette, on plaisante !

Elle prend une gorgée d’eau et l’avale difficilement. Sa silhouette déjà plus petite que la moyenne s’affaisse sur sa chaise alors qu’elle croise les bras de manière exagérée.

— Ouais, bah je serais plus détendue quand on aura les résultats des inscriptions pour les enseignements latéraux.

Les fameux enseignements latéraux. Ce matin, dans le bus, il n’y en avait plus que pour eux. Au Château des Étourneaux, chaque élève doit participer à une activité sportive, artistique ou associative pour valider ce que les professeurs appellent la « note d’engagement ». Apparemment, ce dispositif existe depuis des décennies et s’inspire des meilleurs systèmes du monde. Rien de mieux que le collectif pour préparer un individu à son avenir, ils disent.

— Quand est-ce qu’on reçoit la liste des sections ?

Le trio s’arrête de manger. Léger silence qui ne laisse présager rien de bon.

— Bah… les feuilles sont dans le hall du rez-de-chaussée, marmonne Meryem. Et tu devrais te dépêcher… parce qu’il y a tout juste une place par élève et c’est toujours la guerre.

Elle sort son portable pour me montrer une photo prise lors de la pause de dix heures.

— Regarde. Avec Léana, on a signé sur la dernière case pour la chorale, et une fille a pas arrêté de râler derrière moi.

Je grossis l’image pour vérifier la liste aux trente-cinq prénoms gribouillés à toute vitesse. Tout ce monde depuis ce matin ? Étonnant.

— La prof est géniale, commente Loïc. Il paraît qu’elle fait des ateliers rap et slam… et ils chantent des musiques franchement cool. L’an dernier, le thème était West Side Story. Ça envoie du rêve.

— Désolée de pas t’avoir gardé une place !

Il ricane et plante sa cuillère dans son yaourt sucré pour le remuer.

— T’es folle ! Avec la voix que j’ai, j’pourrais jamais aligner deux notes !

— Quoi ? Elle est belle ta voix.

Le regard qu’il lance à Léana, à mi-chemin entre la frustration et le désarroi, la fait changer de sujet. Il parle différemment. Pas de manière suraiguë ou désagréable… Juste… différemment. Mais il suffit souvent de moins que ça pour faire naître un complexe.

Ses doigts repoussent la natte qui retombe sans arrêt sur le coin de son nez.

— Le pire, c’est pas dans les groupes pleins du type foot, basket, dessin ou cinéma. Dans les sections moins cotées, on se retrouve avec plein de frustrés qui viennent une fois sur deux parce qu’ils ne sont pas avec leurs potes.

Trop occupée à me bagarrer avec la dernière pêche de ma coupelle de fruits, je laisse ma camarade lui demander à quoi il compte consacrer ces trois prochains trimestres.

— J’ai fait partie du bureau de prévention écologique, mais cette année… j’en sais rien.

— Vous feriez mieux d’aller régler ça vite, lance Léana.

Sans plus tarder, elle racle le fond de son yaourt, enfourne son morceau de pain non entamé dans le fond de sa poche – réserves pour le cours suivant – et se rhabille. Je suis le mouvement, guidée par Loïc qui sait mieux que nous le chemin pour déposer les plateaux.

Un couloir plus tard, on se retrouve de nouveau dans le hall d’entrée. Les larges escaliers de pierre nous séparent du panneau d’affichage en liège devant lequel se presse une bonne dizaine d’élèves. Impossible de deviner le nombre d’activités d’aussi loin… mais Meryem a raison : premier inscrit, premier servi. On ne doit pas traîner.

Pendant que Loïc consulte ses messages en attendant d’accéder au Graal, j’essaie de me grandir pour lire le contenu des feuilles. Ma taille m’empêche de distinguer quoi que ce soit. Peut-être qu’elles sont notées dans la plaquette de l’école…

— Juliette Guillot ?

La femme en tailleur qui m’interpelle arrête les mouvements du groupe entier. Sa carrure ne permet aucune confusion : chignon brun parfaitement plaqué sur le crâne, petites lunettes rectangulaires, légère touche de maquillage pour rehausser ses joues creuses, et un sourire bienveillant mais ferme à la fois. J’aurais pu deviner son nom sans l’avoir vue ce matin.

— Madame Fréchal…

Elle vérifie le porte-document sous son bras et confirme d’un hochement de tête :

— Ton professeur principal m’a contacté. J’aimerais discuter avec toi de tes aménagements pour les cours et les examens.

Sans attendre ma réponse, elle tourne le dos et s’aventure vers le bureau de la vie scolaire. Les bavardages ont recommencé devant le tableau des enseignements où d’autres élèves s’agglutinent. Loïc me dévisage d’un œil inquiet : la pause se termine bientôt, les listes continuent de se remplir et l’espoir de participer au même cours – car ils concernent les trois niveaux – s’amenuise.

Je surarticule le mot « escrime » et mime l’action d’écrire. Il doit noter mon nom à ma place. Il n’y a pas d’autres solutions. Je reçois un « j’ai pas envie ». Mes mains se serrent et mes doigts s’enlacent pour le supplier. Ses yeux roulent dans ses orbites. Je fais un pas vers la vie scolaire, mais rebrousse aussitôt chemin.

— Choisis pour moi ! je lance.

Son visage se tord d’incompréhension. Tout le monde s’agite entre nous. Je recommence à articuler : « si c’est PLEIN, choisis pour moi ». Il hausse les épaules : quelle solution de secours pourrait nous contenter tous les deux ? Je finis par lui renvoyer deux pouces en l’air avant de me diriger vers l’administration.

Peu importe ce qu’il décidera. C’est mon meilleur ami, et je lui fais confiance. Impossible qu’il se trompe… et tant qu’on est ensemble, l’année ne peut que bien se passer.

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Plum'enchantée
Posté le 14/06/2023
Ton histoire est vraiment super et je suis toujours ravie de voir un nouveau chapitre sortir !!!
J'adore le début avec le banquet digne d'un repas royal pour tout de suite retomber sur les dames de cantines avec leurs charlottes en plastique !
La personnage principale s'imagine toujours pleins de choses et ça me fait rire a chaque fois !
Contesse
Posté le 03/06/2023
Hello Aspen :)

Je continue ma lecture !
J'aime beaucoup l'aspect rêveur que tu donnes à Juliette. Les passages dans ses rêves éveillés sont toujours agréables et amusants à lire, surtout maintenant qu'on sait qu'elle va être ramenée à la réalité de manière plus ou moins violente xD
C'est sympa que tu abordes le sujet du harcèlement ! Pour l'instant ce n'est qu'évoqué mais c'est un bon début, j'espère qu'on en apprendra plus sur Loic notamment peut-être en découvrant les réels effets et séquelles à travers son point de vue ça peut être intéressant.

On a hâte qu'il inscrive Juliette au théâtre du coup hein xD

Au plaisir, à bientôt j'espère ;)
Lou Santos
Posté le 18/05/2023
très bon chapitre encore une fois, tes persos sont très attachants ! j'adore les passages entre l'imagination de Juliette et la réalité <33 et c'est aussi chouette d'en apprendre plus sur le personnage de Loïc, même si c'est pas facile
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