Ewen - Ronces and Roses

@Vulcain-27 à 8:18

< La même classe, les mêmes types… la routine quoi.

< Et toi ta rentrée ?

@Larmedepluie à 8:21

Perdue au fond de la 105, comme d’habitude.  >

@Vulcain-27 à 8:26

< Les intellos ça va tout devant normalement :D

 

Mon téléphone s’allume à travers la poche de ma veste. J’y glisse la main, jette un coup d’œil à la notification sans le déverrouiller, et l’enfourne dans mon sac sans répondre.

Vulcain trouve que s’asseoir au dernier rang donne une allure de personnage principal… surtout quand on choisit le côté fenêtre. Les films d’animations décrivent leurs adolescents toujours de la même façon : un plan large pour montrer l’immense prison dans laquelle il se rend tous les matins, puis un cadre plus serré dans un couloir bondé d’élèves – anglais ou japonais, selon les affinités – et enfin, la caméra entre dans la classe. On y voit d’abord le professeur gribouiller une leçon que personne n’écoute sur un tableau plus vieux que lui, puis les jeunes occupés à se raconter leurs vacances et enfin, pensif, le coude sur sa table et le visage tourné vers la vitre dans laquelle il observe pensivement les arbres de la cour, le main character. Son reflet fantomatique apparaît sur le verre marqué de traces de doigt tandis que sa voix, en arrière-plan, expose ses pensées au spectateur :

J’étais une fille normale, jusqu’au jour où tout à basculé…

Le soleil m’empêche de voir la surimpression de mon visage sur le paysage de la cour, mais ça ne m’empêche pas d’imaginer le sourire sur mes lèvres. La place à ma droite est vide. Toutes les conditions sont réunies, même l’arrivée en retard du garçon qui fait toujours rire tout le monde sans jamais être invité aux soirées.

Le scénario de ma vie commencerait presque à m’ennuyer.

Derrière son bureau, le professeur Breuvin continue à énoncer la liste des œuvres à acheter pour les trois prochains trimestres. Romans, essais, recueils de poésie et de nouvelles… un peu de tout. Et moi, je m’imagine qui pourrait s’asseoir à côté de moi si j’étais, comme disait Vulcain, le personnage principal d’un film d’animation.

Tout dépendait du genre. Fantasy ? Un sorcier dépêché pour m’emmener à l’aventure. Science-Fiction ? Facile : un alien déguisé en humain pour mieux nous étudier. Horreur ? Esprit frappeur, zombie, clown-tueur… n’importe quoi qui fasse au moins sursauter. Contemporain ? N’importe qui, tant que c’est tragique. Gothique ? La réincarnation de Dracula. Romance ?

J’ouvre ma trousse et sort mon stylo plume. Ce jeu dure depuis trop longtemps. Monsieur Breuvin a appelé tout le monde, et je sais que personne ne viendra troubler mon exil.

— Nous commencerons par le module de poésie. Vérifiez bien les éditions des recueils, car certaines versions ont été censurées. Baudelaire, par exemple…

Je recopie la liste dans les notes de mon agenda à spirales. Alcools d’Apolinaire, les Contemplations d’Hugo, les Fleurs du Mal… certains sont sur mes étagères depuis au moins deux ans, et j’ai hâte de m’y replonger.

Adieu les maths. Je n’ai plus qu’à me concentrer sur les langues jusqu’au bac. Un peu sur l’histoire, aussi, mais ce n’est pas la matière qui me dérange le plus. De quoi me réconcilier – en partie – avec les études.

Un paquet de feuilles me passe sous le nez. Je relève la tête : mon camarade me murmure d’en prendre cinq et de faire passer. Une seconde plus tard, je tends le reste à la fille la plus proche… et ne peux m’empêcher de souffer du nez à la lecture du titre en gras.

Comme tous les ans, monsieur Breuvin nous force à ingurgiter la « fresque chronologique des genres littéraires et des auteurs-poètes-dramaturges européens ». Le premier contrôle de notre première sera une hécatombe. La moyenne ne dépassera pas six sur vingt pour un vulgaire schéma et un texte à trous, il nous criera dessus avec son air outré par notre « absence absolue d’intérêt pour le patrimoine culturel français », puis passera à autre chose jusqu’à la terminale. Un classique. Je me demande encore pourquoi certains s’angoissent encore à l’approche de ce test.

— Vous connaissez ce graphique par cœur, je suppose… alors passons.

Les trois feuilles suivantes expliquent grossièrement comment rédiger une dissertation et analyser une œuvre d’art. La dernière n’est qu’une liste de définitions et d’exemples de figures de styles que Monsieur Breuvin insiste pour nous faire lire avant la sonnerie.

— Loïc, tu prends le premier terme, puis on suit dans la longueur.

Tandis que le garçon désigné tente de prononcer « Anacoluthe » sans bégayer, je ne parviens plus à retenir mon impatience. Je sort mon porte-mine et griffonne une rose sur la page du jour de mon agenda. J’ajoute une tige. Des épines. Je recommence. Eparpille des pétales par-ci par-là. Je finis par encadrer le quatre septembre d’un épais champ de ronces. Quand la zone n’a plus de place, je profite du débat entre deux camarades sur la prononciation de « chiasme » pour fouiller dans mon sac.

J’inspecte mon petit carnet A4 à la couverture étoilée. Mon pouce appuie sur le bord supérieur droit, plié par mon manque de délicatesse au moment de préparer mes affaires. Le pauvre… entre les stylos qui bavent, les gommes qui déchirent et les thermos de chocolat qui fuient partout, il n’est pas gâté. Je m’aide du marque-page pour arriver à son centre, devant des lignes qui ne méritent que d’être noircies.

Je prend une inspiration et regarde autour de moi : écrire, oui… mais quoi ? Mon effort de concentration porte mon bouchon à la bouche. Oubliant le professeur, la salle, les autres, l’école en général, je ferme les yeux… et ne les rouvre que pour gratter mécaniquement :

Fleur de peau.

Avoir dessiné toutes ces ronces ne m’aide pas à réfléchir. Mais après tout, pourquoi pas ? Ce carnet ne me sert qu’à expérimenter, à gribouiller et ordonner mes pensées.

J’ai rêvé te découvrir dans le jardin des fleurs de peau.

Une grimace insatisfaite remonte ma joue. Ce n’est pas le moment de se montrer mélancolique. Il ne suffit pas d’entendre parler de poésie pour devenir poète… mais je trouve ces mots jolis, et la curiosité me pousse à continuer. Je compte les syllabes sur mes doigts et finis par reformuler :

J’ai rêvé te cueillir parmi les fleurs de peau.

Etre la rosée…

Non. Ça ne va pas. Je rature. Essaie autre chose. Ça ne m’a pas l’air très glorieux. Une liste de mots qui riment se dresse dans un coin de ma tête.

Telle la rosée qui retourne au ruisseau,

Je trouve mon idylle au jardin de tes sens,

Ronce au cœur de rose, accorde-moi cette danse.

Quand la bille se décolle du papier, toutes les idées qui défilaient sous mes paupières disparaissent : la sonnerie me coupe dans mon élan. Je ferme mon carnet sans attendre que l’encre sèche. Ce n’est pas franchement le moment de rêver d’amour. Mon cerveau a autre chose à penser. Puis je ne veux pas que quelqu’un lise par-dessus mon épaule… Aujourd’hui, la mode est aux déclarations d’amour en trois lettres et aux ruptures en cent quarante caractères sur les réseaux sociaux. C’est compréhensible : un « JTM » est tellement moins compliqué à écrire qu’un vers en rimes croisées !

Ma table vide et ma place libérée, je replace mon gilet sur mes épaules. De larges bandes noires contrastent avec sa laine incolore, comme si quelqu’un venait d’en dessiner les contours. Là, je dois l’admettre, ça fait un peu cartoon.

— Attendez avant de sortir ! beugle monsieur Breuvin. Remplissez bien les formulaires de renseignements pour demain… et n’oubliez pas de vous inscrire à un enseignement transversal !

Il obtient une vague réponse positive alors que la moitié de ses élèves se dirige déjà vers le prochain cours. Anglais, selon notre emploi du temps tout neuf.

— Pardon, Casper.

Je  ne réagis pas à la bousculade. Le petit fantôme. Ce surnom me colle à la peau depuis des années. Depuis que je suis arrivée seule parmi des gens qui ne se mélangent plus depuis la primaire.

Je me décale pour céder la place à la fille pressée de rejoindre ses amies, déjà dehors. Elle me fait un signe et passe son chemin. Casper, pour le reste de l’école, ça n’a rien de méchant. Moi, en tout cas, ça ne me fait ni chaud ni froid. Je sais que ce n’est pas une moquerie, mais un moyen d’esquiver le traditionnel : « comment tu t’appelles déjà ? J’ai oublié ton prénom… »

Une fois les maigres allées désencombrées de la plupart de mes camarades, je me décide à sortir à mon tour.

— Ah, Ewen…

L’homme aux lunettes de hibou m’arrête d’un geste de l’index, qu’il retourne sur son front parsemé de cheveux gris.

— Tu as déjà réservé ta place en section théâtre, à ce que j’ai vu.

J’acquiesce sans piper mot.

— Très bien. C’est très bien. Encore toutes mes félicitations pour l’an dernier. Le Malade imaginaire… tu as fait une performance remarquable.

Il ponctue son compliment d’un grand sourire que je lui retourne, touchée. Je ne m’attendais pas à en entendre parler de ce spectacle plus de deux mois après sa représentation ! Maintenant, je n’ai qu’une hâte : retrouver le seul endroit de cet école où je me sens véritablement apaisée.

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Azura
Posté le 10/08/2023
Une suite qui promet ! J'aime beaucoup la description du personnage d'Ewen qui nous rappelle tous un peu nous-mêmes, je pense... En tout cas ça donne envie d'aller plus loin et de poursuivre la lecture :) Congrats !
Soah
Posté le 20/06/2023
Hello !
Entre sourire avec cette description de personnage principal·e et les rêveries puis nostalgie un peu "meh" des années lycée en littérature, j'avoue que j'aime beaucoup ce chapitre. Je le trouve très bien construit, assez punchy tout en nous donnant tout de même plein d'indices sur Ewen et sa personnalité. Son surnom "Casper" est à la fois cruel et adorable :')
J'ai hâte de lire la suite et de voir la rencontre entre Juliette et Ewen.
Rimeko
Posté le 05/06/2023
Hello Aspen, me voilà à nouveau ! ^^

Au fil de ma lecture :
« J’ouvre ma trousse et sort (sors) mon stylo plume »
« Je n’ai plus qu’à me concentrer sur les langues jusqu’au bac » -> Tu comptes littérature / français comme une langue ?
« Je me demande encore pourquoi certains s’angoissent encore à l’approche de ce test » -> Répéition de « encore » ^^
« Aujourd’hui, la mode est aux déclarations d’amour en trois lettres et aux ruptures en cent quarante caractères sur les réseaux sociaux. » -> Hmm cette remarque, ça fait un peu trop ado trop blasée et « pas comme les autres », c’est intentionnel ?

J’adore le début avec la comparaison au cliché des films (d’animation), c’est tellement vrai – et ça m’a fait rire x’D Une bonne manière de détourner le fait que tu utilises effectivement ce même cliché ! Par contre, je sais pas quel genre de films elle regarde, mais en général le clown tueur il s’assoit pas à côté de toi à l’école ; c’est dommage que le paragraphe où elle imagine qui ça pourrait être, qui s’assoit à côté d’elle, sonne moins « vrai » que le reste...
On découvre donc ici ta deuxième protagoniste, en marge des autres comme Juliette, mais avec une personnalité qui semble déjà bien plus affirmée. J’aime beaucoup sa « voix », le style de narration me semble différente de celui que tu utilises pour Juliette, c’est super cool !
Oh, et le poème est très beau. « Le jardin des fleurs de peau », j’aime spécialement – et je vois pourquoi elle aime Baudelaire en particulier, haha.
À la prochaine !
Contesse
Posté le 30/05/2023
Helloooo ! C'est avec grand plaisir que je poursuis ma lecture !
Comme Lou, je n'ai pas pu retenir mon fou rire à la mention du cliché du main character de série, j'ai revu dans ma tête tellement de scènes de début d'animé oh là là xD Tu as mis le doigt exactement où il fallait, c'est parfait !
Tout le long du chapitre, les p'tits clins d'oeil au cliché ultra répandus, dont tu te moques un peu, ça fait teeeeellement du bien ahah

Le personnage d'Ewen est déjà attachant je trouve ! On sent direct un tempérament plus fort, plus affirmé, plus "en marge" aussi que celui de Juliette. En tout cas, on a tous hâte que nos deux tourterelles se rencontrent héhé ;)

A tout bientôt ;)
Aspen_Virgo
Posté le 04/06/2023
Salut ! Merci pour ton commentaire ^^
Je suis heureux de voir que le cliché passe ! J'avais un peu peur que ça paraisse lourd... donc ça m'encourage pour la suite ^^
Contesse
Posté le 04/06/2023
Non ça ne l'est pas du tout ne t'inquiète pas ;)
Lou Santos
Posté le 17/05/2023
bon, je n'ai pas pu m'empêcher d'en lire un de plus, mais j'accroche vraiment ! j'ai beaucoup ri au passage sur le main character au fond de la classe
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