jusqu'aux étoiles

Par Raza
Notes de l’auteur : Texte en proposition d'un appel à texte sur le thème "sans limites !" organisé par le Muséum d'Histoire Naturelle.

Ils étaient les derniers, mais leur appel avait été entendu.

 

Debout au milieu des antiques appareils des Virtuels, Hista observait ses compagnons. Le casque de sa combinaison affichait les taux d’eau, d’oxygène et les constantes biologiques de chacun d’eux. Tendu, Seus montait la garde, adossé à un tas de câbles rongés par le temps. Tulla tentait de réparer de son coude gauche, sous le regard attentif de Rem. Assise non loin, Mettia manquait de souffle. Le battement cardiaque de l’être qui l’habitait marquait la mesure avec violence.

— Arrête. Je gère.

Hista haussa les épaules. On n’arrivait pas à être mère cinq fois sans un peu de hargne. Elle porta sa main à son ventre. Son seul enfant était mort des années de cela, comme tous ceux de Mettia, cependant, elle ne pouvait pas s’enlever son visage de sa tête, surtout quand elle regardait les deux derniers membres de l’expédition.

— Ana, Heri, ça va ?

Leurs combinaisons les rendaient indistinguables des adultes, pourtant, ils n’avaient respectivement que huit et dix ans. L’intérieur de leur exosquelette s’adaptait progressivement à leur croissance depuis leur naissance.

— Est-ce qu’ils sont encore là ? Les Cyborgs ?

— Oui.

Les cyborgs avaient des kilomètres de retard sur eux, mais l’expédition devait conserver un rythme soutenu pour les maintenir à distance. Les combinaisons les avaient repérés trois cycles auparavant, et ils ne cessaient de gagner du terrain. Le groupe pouvait encore réussir à atteindre le lieu de rendez-vous sans que ces monstres ne les rejoignent. Hista évitait de consulter leur position pour ne pas se démoraliser, pourtant, la présence de ces dégénérés aux cerveaux asphyxiés pesait sur sa conscience.

— Moi j’ai faim.

— Tiens, mange ça.

Hista lui envoya un bloc de ration fongique à moitié vide. L’enfant le cala contre son casque, et le contenu se déversa dans sa bouche. L’indicateur de faim garda sa teinte rouge. Hista ne se rappelait pas quand elle l’avait vu ne serait-ce qu’orange. De tous les indicateurs, seul celui du Code avait une nuance verte. Hista sourit. Il restait au moins ça.

— On doit repartir dès que possible. Tulla, tu laisses tomber ?

Un soupir de renoncement plus tard, l’expédition reprit alors sa marche forcée à travers les tunnels des Virtuels.

Partout, les carcasses de sarcophage s’alignaient les uns après les autres. Dans certains, toujours hermétiques, Hista apercevait un corps momifié, mais la plupart n’avaient plus rien à l’intérieur. Les légendes racontaient que les Virtuels avaient vécu dans un paradis, puis qu’ils avaient été punis d’avoir oublié le Soleil. Hista ne savait pas ce qu’était un paradis, mais elle voyait bien comment ils avaient pu négliger la lumière du jour dans ces souterrains lugubres.

Après plus de sept heures, le groupe arriva enfin à l’endroit qu’Hista avait repéré sur la carte : une discrète porte vers l’extérieur. Tulla commença le piratage de l’ouverture, pendant que les autres profitaient des derniers instants à passer dans un lieu amical.

— Les enfants, vous vous rappelez votre entraînement ?

— Si ça bouge, on tire !

— C’est tout ?

— Restez à l’ombre. Pour le Code.

— C’est bien. Pour le Code.

— J’ai fini. Préparez-vous au choc.

 

Une puissante lumière surgit de l’interstice. Pendant un instant, Hista ne vit que du blanc, mais bientôt, les algorithmes de compensation corrigèrent sa perception.

Seus partit le premier, propulsé dans un nuage de poussière orangée. Rem, Tulla et les enfants suivaient de prêt. Lorsque Mettia se leva, sa combinaison bipa.

— On peut te porter si besoin.

— Par le Code, je gère, je te dis !

D’un saut de colère, elle rattrapa son retard. Hista hésita avant de sortir. Elle n’avait jamais aimé l’extérieur, ses grains de sable dans les joins et ses rayons qui endommageaient les circuits autant que leurs cellules. Rem trouvait ça poétique. Elle ne le pouvait pas. Elle ne pensait qu’à la mort qui l’attendait, qui les attendait tous s’ils n’arrivaient pas à destination. Les Cyborgs ou la faim, ils étaient condamnés.

Dès ses premiers pas à l’extérieur, sa combinaison l’inonda d’alarmes. Si l’un d’entre eux avait connu les incantations de contrôle, elle aurait pu en masquer quelques-unes. Elle comme les autres s’était entraînée à lutter contre cette débauche d’information ; Hista s’accrocha donc aux positions de ses compagnons sur sa mini-carte comme un explorateur au nord de sa boussole.

Une poignée de minutes plus tard, enfin sortie du creux d’où ils venaient, Hista se retrouva devant un paysage aux tons rouges. Derrière eux, la forêt d’immeubles avait vu certains de ses géants s’effondrer sous les coups du temps, mais la plupart des édifices touchaient encore le ciel. Les architectes avaient mis des millénaires à produire des constructions durables, mais ils avaient bien travaillé : leurs bâtiments leur avaient bien survécu. Désertés de toute vie, ils avaient acquis cet immobilisme propre aux montagnes.

Devant eux, une large route s’échappait droit vers un monument aux proportions démentielles, écrasé entre deux tours jumelles : la grande gare sud-est leur ouvrait ses portes. Hista soupira. Si seulement les légendaires trains avaient pu fonctionner.

— Les combinaisons indiquent de passer par la gauche pour avoir de l’ombre. Trois hameaux, puis on devrait voir l’astroport.

— Je pars en éclaireur.

Seus avait toujours été le plus fort et le plus rapide. Seus aurait dû être tué à la naissance, mais il y avait eu une entorse au Code. Trop peu nombreux. Hista ne pouvait pas le regretter, pourtant, cette décision la mettait mal à l’aise.

Quelques centaines de mètres plus loin, après avoir contourné ce jalon important, leur groupe arriva dans leur première zone de mort. Aucune construction ne les protégerait avant le premier village pavillonnaire ; la terre aride et stérile serait leur seul paysage. Les petits valons les empêchaient de voir leur but, mais une flèche verte en indiquait la direction sur la mini-carte.

La surface de la combinaison d’Hista s’était transformée en miroir fractal dont les milliers de microstructures favorisaient le refroidissement actif ; cependant, la température finirait inévitablement par monter. Ils cuiraient avant que les rayonnements terminent de casser leurs Codes.

Le timbre grave de la voix de Seus résonna dans ses oreilles.

— Aucun Autos en vue.

 

Lors des premiers kilomètres, les Cyborgs restaient éloignés, les enfants marchaient avec un bon rythme, tandis que Mettia continuait de grogner sans ralentir. Hista aurait presque pu croire qu’ils réussiraient sans affronter aucun danger de l’extérieur. Cependant, quand ils arrivèrent en vue du premier hameau, elle dut laisser tomber cet espoir illusoire. Seus revenait en courant.

— Des Autos. J’en ai compté trente, et beaucoup d’autres immobiles.

— Combinaison, si je veux éviter ma prochaine destination, quel chemin prendre ?

— Vous prendriez treize heures de retard. Dois-je reprogrammer  ?

— Non, tant pis. On va à l’assaut.

Hista n’avait pas été élue, ni n’avait forcé les autres à l’écouter. Ils la suivaient parce qu’elle avait un plan, parce qu’elle savait quoi faire, et que quand il fallait prendre une décision, elle la prenait. En treize heures, les Cyborgs seraient sur eux, et mieux valait affronter trente Autos qu’un seul Cyborg.

— Mettia, au centre avec les enfants. Tulla, à gauche. Seus et Rem, à droite. Armes levées, feu à volonté.

Quand ils arrivèrent aux abords des ruines de la zone pavillonnaire, les vieilles machines maladroites et bancales claudiquaient déjà dans leur direction. Leur chant horrible et incompréhensible remontait de leurs haut-parleurs pourris.

— Vouzêtessurunepropriétéprivémercidequitécètespacesanquoinouzutilizeronlaforce. Vouzêtessurunepropriétéprivémercidequitécètespacesanquoinouzutilizeronlaforce.

Une ne supporta pas la lumière du Soleil et s’arrêta de fonctionner, deux trébuchèrent dans le sable. Pourtant, Hista ne sous-estimait pas ces êtres d’une autre époque. Leurs armes archaïques pouvaient encore tuer. Elle en abattit trois d’une balle dans leur torse mécanique. Alors qu’elle ajustait son quatrième tir, Tulla la dépassa et lança quelque chose au centre des Autos.

— Attention !

Un arc électrique frappa les machines. Une ramification toucha Tulla, trop proche, mais sa combinaison absorba l’énergie dans un craquement puissant.

— Par le Code ! J’ai mal réglé la puissance.

Sans Tulla, ils n’auraient peut-être pas réussi à arriver jusque-là. Elle avait compris tellement de choses, tant retenu de ce que les anciens lui avaient dit. Peut-être qu’elle aussi aurait dû être tuée pour déviation, mais le Code avait géré l’intelligence autrement.

— Tu as bien fait. On refroidit au minimum requis et on repart.

Hista contempla les morceaux de composites bruts de ces gardiens sans maître. Dans quelques cycles, ils se seraient réassemblés, reconstitués par leurs programmes stupides, incapables de s’arrêter.

L’ombre caressa les combinaisons, les miroirs flamboyants redevinrent une simple structure rosée. Hista s’assit contre un mur, la sueur dégoulinant dans son dos. Elle but une gorgée d’eau recyclée. Elle avait un goût trop salé, mais elle n’avait pas le temps d’investiguer cette petite défaillance. Elle n’était rien comparée à sa perte de Code. Les enfants avaient encore de bons scores, celui de Mettia compris. Ce qu’ils faisaient avait du sens, oui. Ils arriveraient à destination. Ils seraient sauvés. Le Code serait sauvé.

— Ma combinaison détecte quelque chose qui se déplace vite. C’est très gros.

— Ce… Ce sont…

— Des Bios.

— Personne n’a vu de Bios depuis des générations.

Malgré sa propre objection, Hista savait que c’était la seule explication possible. Deux larges silhouettes se découpaient dans le ciel ; leurs immenses ailes de planeurs les portaient jusqu’à eux. Une main tira sur son bras.

— Ils viennent vers nous !

— Dis, Hista, est-ce qu’ils vont nous manger ?

— Mais non, ne dis pas de bêtise.

Les Bios avaient ne s’intéressaient plus aux humains depuis des générations. Pourtant, quand Hista regarda dans leur direction, elle ne put que constater l’évidence : ils se rapprochaient.

— On a fait trop de bruit ?

— Je ne sais pas mais je n’aime pas ça. Tout le monde à l’intérieur.

 

Tels les rats des sables, l’expédition se terrait dans une des maisons du village. Depuis leur arrivée, les Bios se contentaient de planer au-dessus d’eux. Hista voyait l’heure avancer, les Cyborgs se rapprocher. Leurs combinaisons avaient assez refroidi, ils devaient repartir.

— On sort tous ensemble et feu à volonté.

Comme un seul être, le groupe s’élança dans la campagne. Seus se retourna le premier et vida son chargeur sur les êtres étranges qui les survolaient. Plusieurs coups touchèrent, mais les deux êtres ne cessèrent pas leur ballet aérien.

— Attendez. Ils ne sont pas hostiles.

Hista zooma sur eux. Un haut-le-cœur remonta dans sa gorge. Le Bio s’était interposé entre elle et le soleil, et elle avait aperçu ce qu’elle savait des Bios mais n’osait imaginer.

Des mains.

Huit paires de mains pendaient le long de leur abdomen. Malgré toutes leurs prouesses d’adaptation, les Bios n’avaient jamais renoncé à cette merveille. Le frisson d’horreur qui étreignit Hista venait du fond des âges, ancré dans son Code pour lui crier de fuir ces mutants.

— Je crois qu’ils veulent nous aider.

— Rem, tu passes trop de temps à rêvasser. C’est des Bios.

De nouveau, Hista fut secoué par un haut-le-cœur. Dire qu’à une époque, certains les mangeaient. Depuis, les Bios sont empoisonnés.

— Laissez-nous ! Laissez-nous ! Nous n’avons pas besoin de vous !

Elle agita les bras pour leur signifier de s’éloigner, mais les deux monstres ne partaient pas. Rem lui posa la main sur l’épaule.

— Moi aussi ils me dégoûtent, mais ils nous font de l’ombre.

 

Trois heures plus tard, sous l’ombre projetée des Bios, Hista s’arrêta pour monter sur un bloc de béton qui affleurait du sable, et regarda en arrière. Elle ne voyait pas les Cyborgs, mais sa combinaison lui affirmait qu’ils arrivaient. Si les Bios avaient cessé de les chasser longtemps auparavant, les demi-humains n’en étaient pas capables. Leurs cerveaux atrophiés par les tempêtes solaires les avaient relégués au stade de robots terriblement efficaces.

— Le pic de l’ascenseur ! La navette !

Hista accourut pour apercevoir l’astroport et la tige cassée qui s’en échappait. Une silhouette noire immobile volait près du sommet. Les voyageurs. Ils venaient les chercher, au seul point visible depuis l’espace. Hista sentit ses yeux s’humidifier. Malgré tous leurs efforts, même s’ils survivaient, même si leurs descendants suivaient le Code, quelque chose serait terminé. L’espèce humaine s’arracherait à sa planète natale, et rien ne pourrait plus lui rendre.

— Elle descend, elle nous a vus !

Le vaisseau, minuscule de loin, commença à grossir. Les deux Bios s’agitèrent. Hista ne comprenait rien de leurs gestuelles ni de leurs cris, mais l’un d’entre eux s’éclipsa d’un mouvement d’ailes. Le second ne réussit pas à esquiver le tir de la navette. Il l’absorba dans un hurlement de douleur. Malgré son dégoût, Hista se sentit mal. L’être artificiel et le biologique s’engagèrent alors une course poursuite d’une étrange vitalité.

— Qu’est-ce qu’ils font ? Les cyborgs vont arriver sur nous, ils doivent nous récupérer !

À l’ombre des hautes tours de contrôle, le groupe attendit l’issue du combat aérien. Après une silencieuse demi-heure, Hista fut témoin de l’avalement du Bio. Malgré la distance, le vent et la coque, un hululement sinistre parvint jusqu’à elle. La navette retrouva son immobilisme, comme rassasiée de sa chasse.

— Ils ne descendent toujours pas. QU’est-ce qu’on fait ?

— Les Cyborgs ! À couvert !

Un tir lui transperça l’épaule, Hista fut projetée en arrière. Elle aperçut la silhouette de Mettia s’effondrer, suivie de peu par celle d’Heri. Des larmes coulèrent le long de ses joues, alors que quelqu’un la ramenait à couvert. Elle sentit son cœur se serrer. Pourquoi ? Pourquoi ? Si près ?

Un choc formidable frappa le sol.

 

Surin posa le scanner sur la table d’opération, frustrée, malgré les régulations hormonales de sa combinaison. Les membres du projet Osarus n’avait pas vu autant d’espèces intelligentes sur la même planète depuis bien longtemps, mais encore une fois, ils avaient échoué. Le petit humanoïde qu’elle venait d’examiner la regardait d’un air de benêt terrifié. Surin comprenait : elle n’aurait pas aimé être séparée de sa combinaison ; elle aurait perdu une trentaine de points de QI et une énorme partie de sa mémoire. Étrangement, la créature n’avait pas présenté de connexion directe avec son équipement, ce qui la prémunissait de ce problème. Une version barbare des reconditionnements.

Elle tapota un texte rassurant, que l’ordinateur traduisit. Après tout, cet animal n’était pas responsable de la situation, elle ne pouvait le blâmer d’être décevant. Il avait même eu le mérite de survivre jusque-là, peu d’espèces pouvaient en dire autant.

La machine était bon interprète : l’être se détendit. Qui aurait cru qu’ils avaient pu communiquer avec eux et leur donner rendez-vous ? Un moment, elle avait pensé que les monstres ailés avaient appelé, mais l’ordinateur central avait confirmé que le langage primitif des petits bipèdes avait été utilisé lors de l’échange, et pas les subtils chants des ailés.

Alors qu’elle observait les résultats de ses analyses, le sujet se redressa. Se pourrait-il… ?

Elle tourna l’écran. La créature se figea, interloqué. Reconnaissait-elle un séquençage génétique ? Ses yeux se mirent à pleurer. Que lui arrivait-il ? Surin soupira. Cela devait être comme la communication, un reliquat de civilisation effondrée, une connaissance ritualisée. Elle n’avait pas attrapé un alter ego, une espèce avec une autre manière de penser, seulement un animal apeuré.

Ni elle ni aucun scientifique ne pourraient tirer quelque chose de ces bêtes. Les étoiles mourraient déjà, bientôt, le temps se figerait et l’univers lui-même cesserait d’exister. Malgré toutes leurs recherches, Surin commençait à croire que les Humains étaient les derniers, et que leur appel resterait sans réponse.

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