Les deux pieds dans la boue au milieu de la jungle, Anju regardait le corps disloqué du rat, aux côtés de la machine encore fumante. Sans se laisser gêner par l’odeur de brûlé, il se saisit de sa tablette et ouvrit la section résultat, pour ajouter la lapidaire mention métamorphose ratée. Ce ne serait pas ce cycle qu’il obtiendrait une créature viable. Au-delà de la canopée et des nuages, la lumière du miroir orbital déclinait ; il était temps de retourner chez ses parents.
Une fois le cadavre et le cœur de son appareil empaquetés dans son sac à dos, Anju prit le chemin de sa maison. Muni de ses bottes et coiffé de son chapeau à larges bords, il avançait d’un pas vif entre les troncs, pour ne pas se retrouver dans les frontières de la zone instable après le coucher du miroir. Non pas qu’il eut peur des monstres qui la peuplaient, car trop rares, ni des fables que les adultes racontaient sur les effets de son champ psychique, car trop improbables, mais il savait que ses parents hurleraient à cette idée.
Chaque cycle, il espérait qu’ils se rendraient compte qu’il n’était plus un enfant, qu’à quatorze ans, on était responsable. Chaque cycle, ni son père, ni sa mère ne paraissaient vouloir concrétiser cet espoir. Cérès était un monde dangereux, lui répétaient-ils toujours.
Après une demi-heure de marche sous une ondée piquante, il atteignit les pylônes qui délimitaient le village. Ces arbres massifs sculptés de symboles protecteurs et rembourrés de technologies ésotériques empêchaient entre autres le champ psychique de la zone instable de se propager aux habitations, et désintégraient les monstres qui auraient souhaité s’aventurer chez les humains.
Quand il arriva en vue de chez lui, sa mère l’attendait sur le seuil. À quelques pas d’elle, la gouttière de la maison crachait l’eau avec moins de hargne que son regard noir comme les baies de beneris.
« C’est à cette heure-ci que tu reviens ?
— On en a déjà discuté, ma. Je suis grand, je me débrouille.
— Cérès est un monde dangereux. Ne lève pas les yeux ! Tu seras grand quand tu rempliras ton quota. »
Le quota pour le village. Cette liste infinie de petits travaux sans intérêt autre que le fonctionnement terre-à-terre de leur société. Le concept obnubilait ses parents. Était-ce sa faute, si le quota des jeunes n’intégrait pas des tâches aussi importantes que la science ? Les expériences du professeur Gaben et des techniciens entraient dans leur quota, alors pourquoi les règles obligeaient Anju à terminer son apprentissage pour que ses travaux personnels comptent aussi ? Il ne pourrait jamais devenir un bon scientifique, s’il passait son temps à réparer des panneaux électriques. Il en avait la preuve irréfutable : le seul bon scientifique des environs était le professeur, arrivé avant l’instauration de ce système idiot.
« Ce matin, un de tes rats s’est échappé de sa cage. Je tolère tes créatures pour l’instant, parce que le professeur m’a assuré que tu dois savoir t’en occuper, mais tu dois les contenir. Ce sont des nuisibles, ils pourraient détruire tout ce qu’on a bâti ici.
— Un des rats s’est échappé ? Comment ça ?
— Je ne sais pas, c’est ce que ton frère m’a dit. Retrouve-le. »
Anju courut vers sa chambre et ouvrit la porte. Il avait oublié de la verrouiller avant de partir, et bien sûr, cet idiot de Kedar était venu fouiller dans ses affaires. Avec méthode et méticulosité, il inspecta la grande cage dans laquelle jouaient les animaux. Les clapets étaient tous bien fermés, pas un seul brin de paille ne dépassait. La conclusion s’imposait : son rat ne s’était pas enfui, Kedar l’avait libéré.
Parfois, quand Anju pensait à Kedar, il se demandait s’il pouvait l’appeler frère sans douter. Sa mère rabâchait que celui-ci n’était encore qu’une jeune pousse, qu’il ne devrait pas en attendre autant de sa part, et toutes sortes d’excuses, mais tout de même. Il ne se souvenait pas avoir été si bête.
Il frappa à la porte voisine.
« Kedar. Je sais que c’est toi. »
Une petite tête ronde passa l’entrebâillement, sans toutefois ouvrir de trop. Le regard du coupable fixait le sol.
« Rends-moi mon rat. Je sais que c’est toi. »
Il était stupide, mais pas méchant. Kedar reparut une minute plus tard, pour rendre le rat à son bon propriétaire.
« Tu ne feras pas de mal à Grignoteur ?
— Comment ?
— Comme tu ne lui as pas donné de nom, je m’en suis chargé. Lui, c’est Grignoteur.
— Tu viens souvent dans ma chambre quand je ne suis pas là ? »
Le silence qui suivit se suffit à lui-même.
« Ne touche plus à mes rats. Ne leur donne pas de noms. »
S’il les connaissait trop bien, il pourrait savoir que certains disparaissaient.
« Je ne peux pas en garder un, juste un ?
— Non. Retourne jouer de ton côté. »
Anju s’enferma dans sa chambre puis déballa ses affaires pour étudier les résultats du cycle. Le cœur de sa machine avait subi d’importants dégâts. Malgré son travail soigneux sur cet amas hétéroclite de tubes et d’éprouvettes dérobés à l’entrepôt technique, il n’avait pas toujours pas réussi à obtenir une métamorphose.
Le professeur affirmait que la zone instable créait les monstres à partir des animaux, par le biais de complexes et lentes mutations. Personne ne savait ni quand, ni en quelle créature exactement, mais Anju comptait bien lever le mystère. Sa machine aurait dû accélérer le processus de transformation, or en l’état, les rats se contentaient de mourir écrasés par l’énergie déployée.
Deux des tubes s’étaient brisés lors de sa dernière tentative, il devrait penser à en récupérer d’autres le lendemain. Le stellmètre crépita quand il le passa au-dessus du corps du rongeur, encore plein de résidus d’énergie psychique. Afin d’éviter tout résultat inattendu, il l’enferma dans une boîte fermée à clef. Son analyse terminée, il jetterait le cadavre sur le chemin.
Si son dernier essai avait échoué, Anju avait bien progressé. Sa machine avait gagné en stabilité, son laboratoire en robustesse et en confort. Il se coucha sur la paillasse qui lui servait de matelas. Le sommeil le cueillit alors qu’il réfléchissait à un moyen d’augmenter la pérennité de son appareil. Dans leur armoire, les rats dormaient l’oreille lourde, tandis que la pluie tapait sur le toit avec entrain.
Le surlendemain, Anju passait son cycle de travail au laboratoire. Après avoir terminé l’une de ses tâches, il fit un détour par l’antre du professeur Gaben. Dans la pièce encombrée d’alambiques, becs Bunsen et béchers, l’apprenti qu’il était pouvait profiter de l’expérience du maître.
« Bonjour, j’ai une question, professeur. »
Le vieil homme, au visage aussi ridé que des fines fleurs de kartak, et au corps aussi noueux qu’un amas de lianes, posa son flacon sur la table.
« Je t’écoute.
— Est-ce que les pylônes peuvent céder si le champ psychique devient trop fort ? »
Les pétales de son visage se plissèrent, tandis que les lianes de son cou se figeaient.
« Pourquoi donc me poses-tu cette question, tu as peur que quelque chose arrive ?
— Je n’ai pas peur. Je me demandais juste.
— Oui, les pylônes peuvent céder, mais la valeur à atteindre pour détruire un pylône serait colossale. Par exemple, si quelqu’un de mal intentionné venait à lancer une grenade ésotérique à champ psychique. Cependant, nous aurions d’autres problèmes, ne crois-tu pas, Anju ?
— Mais le champ psychique de la zone instable, il ne change jamais ? »
Les sourcils blancs se replièrent dans une expression qu’Anju connaissait bien. Le professeur réfléchissait. Il espéra que c’était à propos de sa question, et non pas de ses motivations.
« Tu sais Anju, c’est pour ça que je pense que tu as un bel avenir parmi nous. Tu te poses des questions pertinentes. Il y a des moyens de faire fluctuer l’intensité d’un champ psychique ambiant, quel qu’il soit, mais les moyens que je connais ne marchent que sur Terre. Les nuits de pleine lune, les passages de solstice, les éclipses, tous ces phénomènes naturels qui ont nourri l’imagination humaine renforceront le champ. Mais ici, sur Cérès, il n’y a pas la Lune, pas de saison, pas de mythes. Tu sais bien qu’ici, il n’y a que la pluie. La pluie, la pluie.
— Alors un gros ouragan pourrait changer le champ psychique ? Les ouragans sont une source d’imagination, non ? »
Le scientifique haussa les épaules.
« Peut-être qu’un ouragan pourrait augmenter le champ psychique, mais pas suffisamment pour détruire les pylônes. Tu sais bien que ce n’est pas ce qui manque ici, les tempêtes et autres orages. Nos braves pylônes ont plus à craindre de la foudre que du champ psychique induit. Mais ça pourrait être un sujet d’étude intéressant. »
Anju s’estima satisfait. Après avoir disséqué sa machine la veille, il avait compris ce dont elle avait besoin pour fonctionner sans griller : un champ psychique ambiant plus élevé.
« Est-ce que je peux aller vérifier des pylônes ?
— Ce n’est pas le bon jour, mais si tu es si inquiet, vas-y. Les clefs sont à côté de la boîte, j’ai oublié de les remettre dedans hier. »
Anju s’échappa de la salle d’expérience. Si, grâce au professeur, il avait une nouvelle piste pour enfin obtenir un résultat satisfaisant, il devait tout d’abord réparer sa machine. Le mauvais crachin qui l’accueillit à la sortie du laboratoire le vivifia ; il traversa la grande place boueuse, passa devant l’épicerie, la forge, l’atelier et arriva face au temple-centrale. Depuis ce gros bâtiment gris qui fournissait l’énergie à tout le village, il suivit les câbles qui menaient jusqu’aux pylônes.
La disposition en quinconce de ces arbres-gardiens permettait de les arrêter pour la maintenance, ainsi Anju désactiva le premier venu puis commença à vérifier son bon fonctionnement. Pendant qu’il inspectait les tubes ésotériques, il imaginait la tête du professeur quand il lui annoncerait qu’il avait prouvé sa théorie sur la météo et réussi une métamorphose grâce à elle. Il serait fier de lui ; peut-être pourrait-il même lui valider plus de son quota ?
Sur Cérès, il pleuvait tout le temps, partout. Un problème avec la terraformation, lui avaient dit ses parents, mais il n’en savait pas plus. Pour lui, un monde sans pluie était aussi difficile à concevoir qu’un lieu sans arbres. Parfois, des commerçants de la ville voisine, des anciens villageois, passaient par chez eux. Quand il entendait leurs histoires de béton et d’acier, de produits toxiques et d’air empuanti, il ne ressentait que du dégoût. Il n’était pas comme Fasa, qui écoutait leurs bêtises jusqu’au bout de la nuit et en parlait encore des cycles et des cycles après leur départ.
Les pylônes n’avaient pas tous la même constitution, car les équipements ésotériques étaient ajustés à l’arbre porteur, et aucun arbre ne ressemblait à un autre. Cette multitude de différences entre les objets incrustés et les circuits ésotroniques obligeait Anju à ausculter chacun d’entre eux avec minutie pour trouver ce dont il avait besoin. Quand il arriva au trentième pylône, il l’obtint enfin.
Le tube qu’il avait en main contenait une pierre de jade blanc en parfait état. Il marqua sur sa tablette de maintenance qu’elle était fendue, puis l’ajouta dans sa besace pour remplacer celle qui avait éclaté dans sa machine. La dernière pièce dont il avait besoin nécessiterait un détour par la réserve ; fort heureusement, la réparation du purificateur d’eau serait une excellente excuse pour fouiller. À cette idée, il regarda l’heure. Inspecter suffisamment de pylônes lui avait pris trop de temps, il devrait s’en occuper demain. Il haussa les épaules. Son quota attendrait.
De retour sur la grande place, il longea la rue principale, tourna derrière le bar et arriva enfin chez lui. Son père profitait d’une brève accalmie météo pour bêcher le jardin. Lorsqu’Anju sentit le regard de ce dernier se poser sur sa nuque, il sut qu’il devait s’arrêter.
« Gaben m’a dit que tu n’as toujours pas terminé le purificateur. La communauté compte sur toi.
— Je sais, mais j’ai inspecté les pylônes. C’est bien aussi, non ?
— Ça ne sert à rien si ce n’est pas dans le planning. J’en parlerai à Gaben, il est trop laxiste avec toi. Tu ne sors pas, ce soir, tu vas m’aider à préparer le dîner.
— Mais…
— Tu arrêtes de râler, tu viens m’aider, c’est tout. Tu sors trop, Cérès est un monde dangereux. Tu ferais mieux de rester à la maison, avec ton frère et nous. D’ailleurs, tu auras la gentillesse de donner un de tes rats à Kedar, il en parle tout le temps. Tu n’as pas besoin d’en avoir autant.
— Mais… »
L’éclat dans les yeux de son père termina la phrase. Anju ne se laisserait pas voler ses rats par cet idiot de Kedar, il devait trouver une solution. Le professeur disait qu’il avait de bonnes idées ; il ne voulait pas lui donner tort.
Trois cycles plus tard, Anju soudait le dernier câble manquant du purificateur. Le filtre s’était révélé aussi encrassé que s’il avait été laissé dehors par terre, le circuit de chauffage avait présenté la moitié de ses fils rongés par la rouille, mais il avait réussi à le réparer avant la fermeture du laboratoire. Grâce à cet excellent travail, il avait le temps de se procurer le nécessaire pour continuer son expérience en toute discrétion.
Anju monta les marches qui menaient à la réserve d’un pas incertain. Une fois devant la salle la plus isolée du bâtiment, il tapa le code d’accès. Les gonds grincèrent sous le poids de la porte.
La réserve de matériel ésotérique n’était qu’un fourre-tout de boîtes en bois et en métal, entassées les unes sur les autres avec comme seule indication les étiquettes des couvercles. Leur organisation laissait à penser qu’un laborantin avait un jour tenté un classement alphabétique, mais qu’il avait abandonné depuis des décennies. Anju le comprenait, il n’aurait pas essayé de ranger ce fatras même si ça avait dû remplir tout son quota.
Il cherchait une obsidienne, mais les caisses à O avaient été déplacées depuis la dernière fois qu’il était venu. Il passa devant une boîte d’écorces rares, une autre de minéraux. Il ne voulait qu’une simple pierre, pourquoi donc était-ce si difficile ? Enfin, il débusqua les O. Origami, Os, Onyx, Ohmmètre, Œil, Occulte (divers). Parmi les Obélisques et autres Objets (inclassables), il trouva son bonheur. Il empocha deux morceaux gros comme le doigt et ressortit de la pièce. Il ne lui restait plus qu’à rentrer chez lui le plus vite possible.
Tout le trajet, Anju se demanda comment il allait procéder pour ses mesures de champ. Aurait-il besoin d’un deuxième stellmètre ? Seul le lieu de son laboratoire lui importait, mais pour prouver que le champ fluctuait en fonction de la météo, il devrait quantifier sa valeur à différents endroits, ce qui prendrait plus de temps. Quand il aurait à la fois réussi à montrer sa théorie sur les variations de champs et réussi une métamorphose, le professeur serait fier de lui, bien sûr, mais il espérait surtout que cet exploit ouvrirait les yeux de ses parents.
Après avoir essuyé la terre molle sur le paillasson, l’apprenti technicien se dirigea vers sa chambre. Il fut arrêté par la seule force qui pouvait entraver ses rêves de science.
« Où vas-tu ? Ton père m’a dit que tu avais promis de donner un rat à ton frère il y a presque trois cycles. Est-ce que tu l’as fait ?
— Je n’ai pas promis ça du tout !
— Kedar est triste. Tu es grand, tu dois trouver une solution. Vous vous entendiez si bien avant, pourquoi tu es si dur avec lui ? Tu lui lisais des histoires chaque soir, qu’est-ce qui t’est arrivé ?
— Je n’ai plus l’âge des contes de fées, ma.
— Ton père lui a dit que tu lui donnerais un cadeau ce soir.
— Il a fait quoi ? Où il est ?
— Il est parti aider les Alpot, mais je te déconseille d’essayer de plaider ta cause.
— Vous n’êtes que des tyrans ! »
Anju courut jusqu’à sa chambre, enfourna son matériel et l’un des rats dans son sac pour ressortir aussitôt. Une fois dehors, il se précipita sur le chemin de son laboratoire. Au-dessus de lui, par-delà la cime des arbres, de lourds nuages masquaient la lumière du miroir.
Lorsqu’il arriva à sa paillasse, il s’assit sur le tronc effondré qui lui servait de meuble à tout faire, tandis que la pluie ruisselait à travers les trous de son toit de fortune. Un long soupir s’échappa entre les quelques gouttes qui tombaient de son chapeau. Pourquoi devait-il s’occuper de son frère ? Son sac, posé à même le sol fangeux, se renversa sur le côté à cause du rat qu’il contenait. Il n’avait pas dû apprécier le trajet.
Anju ouvrit la fermeture éclair ; l’animal s’élança dans la jungle.
« Reviens ! »
Son espoir de voir le cycle se terminer sur une note positive fila entre les fougères, déterminé à l’abandonner à la plus profonde solitude. Anju n’en resterait pas là ; il partit à sa suite. Le cobaye détalait vite, mais ses mouvements de panique agitaient les feuilles sur son trajet. Malgré l’eau qui s’accumulait dans ses bottes, son propriétaire le traquait avec ténacité.
« Je t’ai nourri, dorloté, pansé, tout ça pour ça ? »
Ses deux pieds s’enfoncèrent brutalement d’une trentaine de centimètres. Une mare. Le rongeur plongea, pour disparaître dans les profondeurs de la jungle.
« De toute façon, j’en ai d’autres moins égoïstes que toi ! Tu ne survivras pas cinq minutes ! »
Anju n’avait pas couru longtemps, une dizaine de minutes, peut-être plus. Un autre que lui se serait considéré perdu, mais lui était né ici. Son cerveau piocha dans sa mémoire les points de repère qu’il avait inconsciemment enregistrés. Les racines d’un cipotia torturé, le tronc écrasé d’un puxuri noir et une forme de branches singulière d’un épineux lianea plus tard, il rejoignait son plan de travail.
Devant la cage vide, sa colère et sa frustration étaient telles qu’il ne prit pas la peine de retirer l’eau de ses bottes. Anju leva le poing sur la machine esseulée, prêt à détruire son œuvre de ses propres mains. À quoi bon ? Il ne savait même pas pourquoi il avait emmené ce rat, un nouvel essai aurait été voué à l’échec si le champ manquait de force ! Pourquoi s’obstinait-il à continuer ? Cependant, il retint son geste. Non, il devait continuer. Il devait profiter d’être venu pour débuter les mesures de champs psychiques. Pour bien commencer, il vida ses bottes. Quand leur contenu se déversa sur le sol, la solution à son autre problème frétillait devant lui.
Une grappe de têtards s’épanchait dans la boue. Les petits animaux se trémoussaient dans l’espoir de retrouver l’eau. Anju s’empressa d’en ramasser une poignée pour les remettre dans sa botte. Il devrait rentrer avec un pied nu, mais son frère ne serait plus une nuisance.
Vingt-trois cycles plus tard, une bruine légère tombait sur le village. La lumière du miroir orbital scintillait sur les gouttelettes en suspension, aucun vent ne rafraîchissait l’air. Quand Anju sortit sur le palier de la maison de ses parents, rat dans le sac à dos, l’atmosphère sentait bon la fleur de khempi, un parfum de frais et de douceur.
Son petit frère jouait avec les têtards qu’il lui avait offerts. Certains ressemblaient de plus en plus à des grenouilles.
« Regarde ! Lui, c’est Baveux. C’est le prince, parce qu’il a une couronne. Plus tard, il se mariera à Gobeuse, la princesse. Tu vois, Gobeuse, les animaux ils sont gentils avec elle parce que… »
Anju se sentait de trop bonne humeur pour lui répondre que son têtard avait des branchies et pas une couronne, alors il se contenta de l’ignorer. Kedar le laissait tranquille avec ses rats, il n’en demandait pas plus.
Depuis qu’il travaillait sur son projet d’analyse de corrélation météo-champ psychique, il avait obtenu des résultats solides. Ainsi, il avait observé qu’une pluie monotone coïncidait avec un champ minimal. En revanche, dès que les nuages s’accumulaient, les stells s’envolaient jusqu’à éclater simultanément à l’orage. Inversement, les éclaircies telles que celle de ce cycle amenaient aussi les compteurs à de beaux niveaux, bien qu’inférieurs. Quand Anju avait vu sur les relevés météorologiques que la pluie se limiterait à ce miroitement poétique, il n’avait pas hésité. Lorsqu’il arriva enfin à la lisière de la zone instable, le lecteur de champ psychique crépitait.
Le rat frappait contre les parois de sa boîte, mais cette fois-ci Anju l’avait solidement attaché. L’apprenti posa sur la table son fardeau, puis déballa le reste de la machine. Il vérifia l’alignement des tubes, l’absence d’imperfection dans leurs contenus, le niveau des éprouvettes. Lorsqu’il effectua les branchements des câbles entre la machine et la cage, il n’entendit aucun bruit parasite, signe habituel d’un faux contact. L’assemblage final était comme la météo du cycle : parfait.
Anju positionna puis enclencha la caméra. Le champ psychique brouillait l’enregistrement, mais la qualité suffirait, du moins l’espérait-il. Il transféra le rat de la boîte vers la cage. L’animal tournait le dos à l’objectif, mais le cadrage était bon. Il était temps de procéder à l’activation.
Un bourdonnement sourd suivit le clic de l’interrupteur principal. Les tubes grésillèrent d’étincelles multicolores, pleins d’énergie. L’apprenti technicien observait son sujet d’expérience. Sa fourrure se hérissait. Trop. Beaucoup trop. Une odeur de roussi gagnait l’air. Quelque chose n’allait pas. Tandis que le rat couinait de plus en plus fort, Anju chercha à trouver l’origine de ce fumet inattendu. Aucun fil ne paraissait abimé, aucun affichage ne virait au rouge. Quand il releva les yeux pour regarder la cage, le rongeur avait doublé de volume et le son qui sortait de sa gueule avait descendu une octave.
« Ça marche ! »
Un coup de tonnerre répondit à son cri. Sa joie retomba, soufflée par ce bruit qui n’aurait pas dû exister. Une seconde secousse explosa du fond de la jungle. La zone instable lui envoyait l’un de ses pires rejetons, au hurlement sinistre si semblable au grondement qui suivait la foudre. Son espèce était de celle dont les adultes parlaient pour effrayer les enfants, celle qui, entre un rat et un humain, dévorait l’humain. Un momakal, aux yeux d’ophidiens et à la fourrure du loup.
« Non ! Pas maintenant ! »
Anju ne pouvait pas attendre la fin. D’une main tremblante, il coupa le courant. Le rongeur, dont la taille avoisinait désormais celle d’un gros chien, avait jappé trop fort. En l’absence de pluie, il avait attiré le momakal vers le laboratoire.
Les craquements s’approchaient. Le cœur fébrile, Anju démontait les branchements pour décharger sa machine, saturée d’énergie psychique. Si elle venait à exploser, le momakal ne deviendrait qu’une bête futilité.
Une mâchoire ovale de la taille d’une baignoire apparut entre deux arbres, pour dévoiler ses dents putrides accrochées à des gencives malades. Le souffle du tonnerre s’en échappa, une haleine aux relents de marécage se déversa sur le laboratoire. La cage, le rat, la boîte, la caméra, les câbles, autant de gouttes qui s’envolaient dans le vent. Anju avait réussi à garder le cœur de la machine, mais il ne pourrait rien sauver d’autre. Le jappement de son cobaye s’interrompit. Il se mit à courir.
Les feuilles fouettaient son visage, la boue collait à ses bottes. S’il revenait au village avec la créature derrière lui, les pylônes l’arrêteraient, mais il n’osait pas imaginer ce qu’on lui dirait. Quel idiot de ne pas avoir pensé aux cris du rat ! Pour la prochaine expérience, il devrait trouver un système pour que son cobaye se taise.
Anju se faufila sous un pont naturel de racines, glissa entre deux plantes qui poussaient trop proches, se coula dans un tronc creux. Le momakal ne le lâchait pas. Il essaya de se souvenir de ses cours de survie, mais le stress grippait sa mémoire. Pouvait-il grimper dans un arbre ? Plonger dans une mare ? Il aurait dû réviser cet aspect des choses quand il avait installé son laboratoire ! Là encore, il avait été idiot de penser que les monstres ne viendraient pas !
Alors que les mâchoires du momakal se refermaient sur l’écorce du mangrovier qui le protégeait, la terreur finit de s’emparer de l’apprenti. La surdose d’adrénaline força son cerveau à accoucher d’une idée. Il sortit le cœur de la machine du sac et le lança dans la gueule béante, après avoir branché deux systèmes incompatibles. La créature, surprise d’avoir la bouche mais sa proie toujours devant elle, se redressa. Anju se jeta au sol ; l’explosion tua la bête. Quand il se releva, le cadavre gisait, ventre éclaté, pattes en l’air.
Le cœur battant, les larmes aux yeux, Anju donna un coup à la grosse tête qui l’avait tant effrayé. Il avait été imprudent, irréfléchi. Il avait désormais tout perdu : sa cage, sa caméra, sa machine. Pire que tout, il avait failli mourir sans avoir rien accompli.
Sur le chemin du retour, il réfléchissait aux problèmes à résoudre pour parvenir à ses fins. Il avait vu la mort. Il savait ce qui comptait le plus pour lui. Il voulait réussir cette expérience, plus que tout au monde. Tout recommencer prendrait du temps, mais un cycle comme celui-ci ne se reproduirait pas avant des semaines. Quand il arriva chez lui, il avait déjà l’ébauche d’un plan.
Une dizaine de cycles plus tard, une averse frappait mollement les vitres du laboratoire. Alors que le professeur observait un papillon à la loupe, Anju lui tendit une tasse de thé. Sans lâcher des yeux le lépidoptère dont une pince délicate retenait le corps, le vieil homme s’en saisit.
« Merci. Tiens, regarde ça. »
Les ailes de l’animal flottaient comme une brume évanescente. Quand Anju essayait de le fixer, sa substance ne tenait pas en place.
« Il est beau, n’est-ce pas ? Je l’ai attrapé ce matin, il est identique à ceux que j’ai récupérés la semaine dernière, c’est remarquable. »
Le jeune apprenti acquiesça silencieusement. Le professeur aimait toutes les sciences, il s’émerveillait souvent de la nature autour de lui. Anju quant à lui, trouvait que cette curiosité dirigée vers les mauvais sujets : il préférait comprendre les énergies psychiques et les objets ésotériques, plutôt que de recenser tous les animaux communs. De tels papillons pullulaient dans la zone instable, mais ce n’était pas le moment d’évoquer ses excursions. Son mentor dut sentir son désintérêt, car il reposa le délicat insecte dans son aquarium, pour se tourner vers lui.
« Tu as pu finir la réparation de la chaudière de la maison des Ketill ? Ils voudraient qu’on leur renvoie vite, les nuits sont fraîches en ce moment.
— Pas tout à fait. Je pourrais rester un peu plus tard ? »
Quelques cycles auparavant, le professeur avait changé les règles de sécurité de la réserve, à cause d’un accident stupide d’un technicien encore plus stupide. Ces règles l’avaient obligé à modifier ses techniques d’approvisionnement.
« Tes parents sont au courant ?
— Mes parents veulent que je remplisse mon quota. Si je reste pour ça, ils seront contents, j’en suis sûr. »
Les rides du professeur se flétrirent.
« Les autres sont tous partis, tu peux réussir tout seul ?
— J’ai déjà remonté plusieurs éso-chaudières, je m’en sortirai très bien. Il y a eu une série de pannes, j’ai eu tout le temps d’apprendre, et puis celle-là j’ai presque fini.
— Une série dis-tu ?
— Oui, neuf chaudières des maisons au-delà de l’épicerie ont eu des problèmes. »
Le vieil homme porta la tasse à son nez et inspira l’arôme du thé.
« Ce n’est pas loin de là où tu habites.
— Oui. Mais on n’a pas eu de problème. Enfin, on a eu un souci avec le réfrigérateur, mais je suis en train de le réparer à la maison. Pas besoin de s’embêter à le ramener ici alors que je suis sur place. »
Si le professeur allait parler à ses parents et qu’Anju n’avait pas mentionné l’intervention qu’il avait faite sur leur propre appareil… Même quelqu’un d’aussi tête en l’air que le vieux scientifique pourrait remarquer quelque chose.
« Je vais demander à Mei d’aller voir ce qui se passe aux pylônes du secteur.
— Ce n’est peut-être rien, professeur. Vous voulez que j’aille voir ? C’est pas loin de chez moi.
— Ça ne comptera pas dans ton quota, tu le sais ?
— Oui. C’est moi le prochain sur la liste, pour la vérification, ça me fera moins de travail. Mes parents m’ont dit qu’il fallait que je comprenne que le quota n’est que symbolique, et ce qui compte, c’est travailler pour la communauté. Si je fais tout pour le quota, alors je n’ai pas vraiment compris, non ? »
Surpris par la répartie, le mentor reposa sa tasse. Il observa son apprenti du même regard que celui qui avait scruté le papillon.
« Tu mûris, Anju. Tu es sur le bon chemin. Je vais te confier les clefs des pylônes. Tu sais quoi faire avec. »
Anju voyait son projet se réaliser encore mieux que ce qu’il avait imaginé. Quand il revint le soir, il avait dans sa besace toutes les pièces de rechange des chaudières qui rejoindraient le transformateur et l’obsidienne du réfrigérateur. Il n’avait plus qu’à passer aux pylônes.
Pendant qu’il montait dans sa chambre pour poser son trésor, sa mère l’appela.
« Anju ! Où étais-tu passé ?
— Au laboratoire. »
Il devrait trouver un moyen pour rentrer plus inaperçu, ses parents gardaient la porte avec trop de zèle.
« J’ai regardé ton quota. Je suis fier de toi. Il ne faut pas se surmener quand même, fais attention à toi !
— Je vais manger vite, je dois aller vérifier les pylônes.
— À cette heure ?
— Je le fais bénévolement, c’est pour une enquête. »
Le regard de sa mère fut difficile à soutenir, mais il avait accumulé assez d’expérience en termes de mensonges. Après deux secondes de silence à essayer de lire dans l’esprit de son fils, elle abandonna l’idée.
« Ne rentre pas trop tard. Un orage monstrueux est en train de dériver vers nous. Il n’est pas censé arriver avant deux trois cycles, mais tu sais comment est le temps ici. »
La remarque foudroya Anju. Il n’avait pas regardé les relevés météo depuis sa tentative ratée.
« Monstrueux comment ?
— Le plus gros orage depuis quatre ans. Tu te rappelles, la nuit où tu t’étais levé en pleurant, parce qu’il y avait de l’eau dans ta chambre ? »
Le bref souvenir de ses jouets de l’époque noyés déborda de sa mémoire.
« Aussi fort ?
— Avec un peu de chance, le cœur de cette tempête passera à côté.
— Je ferai attention, promis. »
Anju fila inspecter les pylônes. Bien évidemment, les robustes gardiens n’avaient pas le moindre lien avec l’arrêt des chaudières, mais il savait ce qu’il devait dire pour qu’on les accuse. Personne ne soupçonnerait une surcharge réseau des transformateurs du temple-centrale, surtout qu’il les avait déjà réparés.
Quand il collecta le matériel dans les pylônes, il s’avéra qu’il lui manquait quelques pièces de rechange. Il nota méticuleusement sur son rapport chacune d’entre elles, ainsi, lors de la prochaine vérification, tout rentrerait dans l’ordre. Pendant qu’il retirait une nouvelle pierre d’eau de son tube protecteur, le ciel prenait une teinte de plus en plus noire.
Deux cycles plus tard, l’armée de nuages avait lancé son offensive ; le village avait alors décrété l’état d’urgence. Les digues et les canaux d’évacuation tenaient lieu de derniers remparts contre les envahisseurs. Assis à son établi, Anju ne quittait pas les relevés météo des yeux. Bientôt, l’orage atteindrait son pic. Bientôt, il réaliserait son grand œuvre. Cachée sous son bureau, sa nouvelle machine avait tous ses organes en place. Le rat dans la boîte se tenait tranquille, certainement grâce au traitement que lui avait infligé le jeune apprenti. Il ne lui restait plus qu’à empaqueter ses affaires, puis s’éclipser discrètement à la sortie du travail, quand l’horaire serait passé. Les plaques de cuisson des Merpi pourraient bien patienter un cycle de plus.
« Anju ? »
Le professeur entra sans frapper. Anju n’avait jamais rien contre ses irruptions dans l’atelier, car il ne regardait jamais ce qu’il y avait effectivement sur la table : un circuit ésotronique, des éléments à forte valeur psychique ou un casse-croûte, tout était du pareil au même pour le scientifique. Pourtant, cette fois-ci, cette intervention impromptue électrisa Anju autant qu’un court-jus. Contrairement à ses habitudes, Gaben était accompagné. Une petite tête ronde à l’air insupportablement niais marchait à ses côtés.
« Tes parents m’ont dit qu’ils ont été appelés en urgence au temple-centrale, à cause de l’inondation. Ils ont déposé… Kedar ? Oui, c’est ça, Kedar. Tu dois t’occuper de lui en attendant qu’ils rentrent. Ils ne savent pas combien de temps ça va durer.
— Quoi ? Mais… »
Le professeur haussa les épaules.
« J’imagine que tu devrais être content, tes parents te font confiance. Je dois terminer mon expérience, je vous laisse. Tu peux partir maintenant, si tu veux, je ne t’en tiendrai pas rigueur. Vu les circonstances, il vaudrait mieux que vous rentriez. »
La porte se referma dans un claquement mat. Anju regardait son frère sans savoir quoi dire. Il avait son chapeau, son imperméable et ses bottes. Tout petit dans cette grande pièce, il n’était pas à sa place.
« Si je te ramène, tu pourrais rester tout seul à la maison ?
— Maman et papa ont dit que je devais rester avec toi. »
Un coup de tonnerre appuya ses propos. Anju se sentit suffoquer. Il n’allait pas tout rater à cause de son frère ! Ses yeux glissèrent sur la cachette de la machine et du rat. Non, il ne pouvait pas manquer l’occasion.
« Si on part faire une balade, ça te va ?
— Mais la pluie est très forte, j’ai peur moi.
— Tu n’es pas vieux, comme moi, alors tu n’as pas vu tous ces orages, mais c’est normal. Tu ne dois pas avoir peur. Quand tu seras grand, tu auras toi aussi vécu plein d’orages comme ça.
— C’est vrai ?
— Aussi certain que la pluie. Maman et papa ont dit que tu devais rester avec moi, non ?
— Si.
— Donc tu dois me suivre. »
Kedar hésitait encore, mais Anju posa son atout maître.
« Je te montrerai mon secret. On va pouvoir jouer ensemble.
— Comme avant que tu sois apprenti ?
— Oui, comme avant. »
Sans laisser le loisir à son petit frère de réfléchir plus longtemps, il se saisit de tout son matériel, et le poussa vers la sortie. Dehors, des lances d’eau frappaient un sol qui n’avait plus rien de solide.
Sur le trajet, dont le chemin s’était mué en marécage, Anju dut rattraper deux fois les glissades de son cadet et raffermir son courage par trois fois, mais ils arrivèrent au laboratoire au bon moment. Depuis sa débâcle avec le momakal, Anju avait retapé les bases : la paillasse et la cage avaient été remplacées par des neuves, le toit renforcé. Ils ne seraient pas au sec, bien entendu, mais ils feraient avec.
« C’est toi qui as fait tout ça ?
— Oui, c’est moi.
— Tu as appris à le faire au laboratoire ?
— Oui.
— Trop fort ! »
Le regard empli de fierté de Kedar lui apporta une bouffée d’orgueil et de sympathie.
« Toi aussi, un cycle, tu apprendras à faire des grandes choses. Viens m’aider. »
Tant qu’à se trimballer son frère, autant qu’il soit utile. Après dix minutes à se débattre avec les câbles, branchements et appareils, le rat attendait au point de mire de la puissance de la machine. L’expérience pouvait débuter.
« Qu’est-ce qu’il va lui arriver ?
— Il va devenir plus gros, plus grand, plus fort.
— Fort comme toi ?
— Pas vraiment. Mais regarde plutôt. »
La canopée regroupait les gouttes de pluie en colonnes d’eau, le tonnerre frappait leurs tympans comme un musicien jouait du tambour, mais les deux garçons considéraient le sujet d’expérience avec autant d’attention que s’ils s’étaient installés sur leur canapé à scruter des vidéos sur le réseau. Même Kedar comprenait que le spectacle valait bien plus que le numéro de trampoline du village voisin, ou la finale du concours annuel de chant.
La bête, car rat, elle n’était plus, croissait, enflait, se boursoufflait de cloques et de pustules. Sa longue queue fouettait l’air, ses oreilles se dressaient comme des antennes difformes, ses yeux fous tournaient sur leurs orbites. L’expérience atteignait l’objectif. Peut-être plus.
« Gobeuse ! »
Anju n’avait pas remarqué la grenouille de Kedar. L’animal s’était échappé ; il sautillait en direction de la créature. Pendant que l’inoffensif batracien s’approchait, ce qui avait été un rat frappait la cage, qui ne paraissait plus aussi solide qu’avant.
L’un des barreaux vint à céder.
« Gobeuse, reviens ici ! »
Anju ne put empêcher son petit frère de se jeter en avant pour sauver sa bestiole. Trois mètres le séparaient encore du monstre, mais l’une des huit pattes, qui s’était faufilée par le trou, couvrait déjà la moitié de cette distance.
« Kedar, reviens ! »
L’apprenti se précipita vers son frère ; ils glissèrent ensemble dans la boue. L’eau s’engouffra dans leurs vêtements, mais Anju avait déjà bien assez matière à frissonner. Un second barreau cassa. Un éclat fila vers le batracien.
« Laisse tomber cette grenouille ! Tu en auras d’autres ! »
La cage pourrait peut-être tenir, mais désormais, il était certain que l’expérience réussissait bien mieux que prévu. Beaucoup mieux. Beaucoup trop. Il pensait que son rat deviendrait un chien-foudre, ou éventuellement un puma-raña, mais pas ça. Pas un mygours, qui aurait englouti un momakal d’une bouchée. Anju arracha la caméra de son trépied.
« On lève le camp ! »
Soudainement tiré de son problème de grenouille, son petit frère écarquilla les yeux sur le monstre qui raclait le sol. Son hurlement fut couvert par un coup de tonnerre.
« Pour une fois, écoute-moi, on doit partir ! »
Kedar ne bougeait pas, malgré la force qu’Anju exerçait sur son poignet. Il n’avait pas le choix. D’un geste vigoureux, il le souleva et l’emporta dans ses bras. La cage tiendrait bon le temps qu’ils soient suffisamment éloignés. Elle le devait.
Chaque pas dans cette coulée boueuse lui coûtait cher. Anju hésitait, son équilibre mis en péril par les agitations de son frère. L’eau s’infiltrait dans son cou, dans ses bottes, dans son corps, mais il avançait le plus vite possible.
« Laisse-moi descendre !
— Non. Tu vas aller chercher ta stupide grenouille. Arrête de crier !
— Laisse-moi descendre ! Promis, je ne crie pas ! »
Anju ne voulait pas céder, mais après dix minutes à écouter les jérémiades de Kedar, il n’en pouvait plus. Ils avaient dû semer la bête. Les mygours ne pourchassaient pas leurs proies longtemps, ils préféraient tendre des embuscades. Du moins, si les souvenirs d’Anju étaient exacts. Il reposa son frère.
« Tu vois, je suis pas parti chercher Gobeuse.
— Mais qu’est-ce qui t’a pris ? Tu aurais pu mourir !
— Mais c’était ton cadeau…
— Tu es… »
Anju entendit un bruissement suspect derrière eux. Parfois, les réverbérations de la pluie bruissaient contre les feuilles de la même manière, ce n’était sans doute rien. Sans doute. Kedar ouvrit la bouche, mais il lui posa son doigt sur ses lèvres. La vase avait dû masquer leurs odeurs, ils avaient changé de direction deux fois pour ne pas être suivis. Le mygours ne poursuit pas ses proies, il l’avait vu en cours. Sauf si ce n’était pas un mygours. Sauf si sa mémoire l’avait trahi.
Un craquement.
« Cours ! »
Anju poussa son frère en avant et s’élança à sa suite.
« Tourne à gauche ! »
Peut-être s’excitait-il pour rien, peut-être que seule sa propre peur les talonnait, mais jamais il n’oserait se retourner pour en être sûr. À chaque tournant, chaque embranchement, il hurla la direction qui devait les ramener vers le village avec autant de force que lui permettait ses poumons dans cet air saturé d’eau. Enfin, il vit l’enceinte de pylônes entre les arbres. D’un bond, les deux frères franchirent la barrière ésotérique.
Le souffle court, l’apprenti appuya la main sur un des pylônes, comme pour le remercier. Le contact rugueux de l’écorce lui rappela qu’il manquait encore à certains d’entre eux quelques pièces.
Quelque chose se posa sur son épaule.
« Non ! Enfuis-toi Kedar ! »
Dans un élan d’héroïsme, il se retourna, bras en l’air pour les abattre sur le mygours. Mygours qui n’était pas là. À sa place, une jeune fille aux cheveux longs habillée de loques lui tenait la main. La pluie ruisselait sur son visage. L’abyme de détresse exprimé par ses yeux noirs désarma Anju. Seule au milieu de cet orage insensé, tout son être n’était qu’affliction, désarroi et perdition. Un morceau de métal doré lui ceignait la tête. Ses lèvres s’entrouvrirent, pour finalement articuler un seul mot, dans un accent étrange.
« Coâââ ? »