Il ne me restait plus qu'une dizaines de mètres à parcourir. Mon souffle était rauque, mes poumons en feu, et mes muscles m'insultaient à chaque activation mais je n'avais pas le choix de continuer. Les étoiles n'écouteraient pas mes suppliques de m'accorder quelques minutes de plus, alors il ne me restait plus que la course. Un juron m'échappa alors que je glissais sur un emballage sale en voulant tourner dans la ruelle qui serait mon salut. Ne pas tomber. Continuer.
Le portail stellaire était droit devant moi, les tag luisant légèrement autours de lui. Quiconque n'était pas habitué à ce genre de magie n'aurait vu qu'un pan de mur entouré de tag étranges, mais moi je savais. Sans même ralentir, sans écouter mon cerveau qui essayait de me crier que je fonçais très littéralement dans un mur, j'utilisais mes dernières forces pour me jeter à travers le portail.
Je n'étais plus dans une ruelle dégueulasse et sombre, mais dans un jardin remplis de plantes odorantes. Un léger tintement derrière moi me confirma que le portail venait de se refermer. J'étais encore rentrée de justesse.
Une fois que mes poumons purent se remplir d'air de nouveau, je me retournais sur le dos pour profiter avec le sourire du soleil sur mon visage. J'y étais arrivée. Mais une fois de plus, in extremis. Il fallait vraiment que j'apprenne à respecter des horaires, ou au moins que je prenne le réflexe d'utiliser ma putain de montre ! Les portails stellaires n'ont pas vraiment le laxisme sur le temps que j'ai. Soit ils sont ouvert, soit ils ne le sont pas. Soit il est l'heure, soit il ne l'est pas. Et, honte à eux, ces portails ne connaissaient pas l'attrait du dernier verre de fin de soirée. Bon, d'accord... la fin de soirée après l'aube.
Après plusieurs minutes à reprendre mon souffle, je me relevais pour traverser le jardin. Je n'étais pas encore très habituée à avoir un tel espace ouvert rien que pour moi. Sûrement que certains propriétaires trouveraient ce petit bout de terrain à peine digne d'être appelé "jardin", mais pour moi de l'herbe, quelques arbres, des buissons, des fleurs, et un banc... c'était le luxe absolu. Comparé à une enfance passée dans un clapier à lapin, c'était déjà immense.
Je me glissais dans ma petite maison de plein pied par la baie vitrée coulissante. Je n'avais même pas prit la peine de fermer à clefs. Pour quoi faire ? C'était une baraque du quartier privé pour les professeurs d'une université, et les cours n'étaient pas commencés. Personne n'était là. Aucun élève pour entrer en douce chercher les réponses de mes examens, aucun prof curieux puisqu'ils étaient tous en vacances. Enfin, ils allaient commencer à rentrer seulement aujourd'hui pour se préparer à la rentrée d'en quelques jours. Mais comme ma vie était misérable, je n'avais rien d'autre à faire que d'errer dans les couloirs vides ou aller me prendre une murge dans des bars sordides de la capitale.
Un rapide coup d'œil au miroir accroché dans le salon me fit grogner. J'avais une sale mine. Mon eyeliner avait tenu bon, comme d'habitude grâce à un petit coup de magie fixatrice, mais mes cheveux étaient un nid de poule blond cendré. J'avais encore dansé en me passant les mains dans les cheveux, et ces derniers s'étaient rebellés au fur et à mesure de la soirée et de verres. Je jetais mon blouson en cuir noir sur le canapé sans ménagement et ôtait mon débardeur pour le jeter dans le panier à linges sales de la salle de bain. Un relent d'alcool, de sueur, et de clopes le suivit et me fit grimacer. Une douche. Et vite.
L'eau coula sur mon dos et me débarassa de la sueur et de la crasse. Je n'avais pas poussé le vice jusqu'à être ivre, mais une partie de ma soirée était assez floue. Avec un peu de chance, ces souvenirs resteraient enterrés à jamais. Mais vu mon manque de pot, je mise sur un réveil remplis de geignement honteux. Rien d'inhabituel pour Kara la Fêtarde. Surtout lorsqu'elle allait s'amuser dans un bar pourri sur Terre et qu'elle passait son temps à payer des tournées. Le hasard avait fait que sur le plan des humains, l'or était un minerai rare et précieux. Mais sur mon plan, Zaar, c'était un des minerais commun. On l'utilise pour faire des bijoux ou des œuvres d'art, mais pas pour en augmenter la valeur. Juste parce que c'est joliment brillant. Par contre, chez nous, le fer est extrêmement rare. Autrement dit... Il me suffisait de prendre une poignet de bijoux bas de gammes chez moi pour aller les revendre sur le plan terrestre, et hop j'étais assez riche pour m'acheter une grande maison. Ou me payer une sacrée bonne soirée. C'était aussi parfaitement illégal selon les lois de Zaar. Même si les voyages pour la Terre étaient rares et complexes, les économistes ont décidé que c'était un peu trop dangereux de détruire 2 systèmes économiques entier juste en échangeant de l'or et du fer. Ce qui est sur Terre doit rester sur Terre, ce qui est sur Zaar doit rester sur Zaar. En théorie. En pratique, régulièrement il y avait des petits cas de filouteries d'un côté comme de l'autre, et même si j'éviterais de le clamer devant les flics, je n'étais pas spécialement honteuse d'avoir un peu abusé du système. C'est pas comme si j'avais commencé le trafic à grande échelle. Et, de toute façon, la plupart des Zaarentir s'en fichaient du plan terrestre parce que la magie y était trop diffuse. Personnellement, je trouve qu'on y fait d'excellentes soirées et alcools, ce qui vaut bien de cramer quelques uns des mes dix pass annuels pour les portails stellaires. Et en cette aube de rentrée universitaire, j'en avais bien besoin.
Ce n'est pas que je n'aimais pas mon métier. C'est juste que je ne l'ai pas choisi. Est-ce que j'avais été diplomée haut la main ? Oui. Est-ce que j'aimais la magie ? Oh que oui. Est-ce que j'étais faite pour l'enseignement ? Oh que non. Mais lorsque vous venez d'une famille pour le moins tumultueuse et avec une réputation de bandits, la plupart des portes se ferment devant vous. Même si vous êtes quelqu'un de brillant. Bon, je ne prétends pas être brillante. Mais je me débrouille pas mal ! N'importe qui avec mon parcours d'étude aurait pu faire ce qu'il veut de sa vie. Mais moi, je venais de la famille Sandos. Et même si mon père s'était tiré avec moi quand je n'avais même pas six ans pour vivre dans la misère loin des soucis avec la loi, ça ne comptait pas. Surtout lorsque les Sandos s'étaient retrouvés presque tous en taule il y a quelques années après que leur plus grand trafic eût été démantelé. Que je le veuille ou non, mon nom faisait tâche. Et j'étais même surveillée par les autorités. Presque tout le temps. Comme si subitement j'allais me mettre à enlever des gens contre des rançons ou que j'allais braquer une banque, ou continuer la tradition familiale en pillant des tombes. Après des mois à chercher du travail, je n'avais trouvé que deux patrons disposés à fermer les yeux sur mon fardeau familial. Un poste misérable payé au lance-pierre pour démarcher afin de vendre des assurances, et un poste de professeur en magie théorique et pratique générale (oui, c'est le vrai nom du poste.) dans l'université prestigieuse d'Astreval. Alors entre une vie promise à vivre dans appartement délabré en ne faisant qu'un repas par jour ou une vie plutôt bien payée avec une petite maisonnette agréable pour enseigner quelque chose que j'aimais... Le choix était assez facile. Surtout que je connaissais bien Astreval puisque j'y avais moi-même fait mes études. La première année, j'étais un peu intimidée par la tache et les élèves. La deuxième année j'étais plus confiante et excédée par mes élèves. La troisième année, j'étais désabusée et j'avais trouvé mon rythme d'enseignement. Mes bonnes résolutions pour ma quatrième année se comptaient en trois phrases : 1) Arrêter de faire la police dans mes cours. 2) Arrêter d'aller aux soirées pour les enseignants. 3) Survoler l'année avec phlegme et philosophie. Le dernier point allait être compliqué à mettre en place dans une université où des blessures mortelles étaient quasiment quotidiennes, mais je croisais les doigts.
Les étudiants étaient ce qu'il y avait de pire. Des ados qui se pensaient adultes parce qu'ils avaient le droit de commander une bière et de se coucher après minuit, bourrés d'hormones et d'envie de tester environ tout et n'importe quoi, et qui venaient à peine de s'ouvrir à leur magie. Un enfer. J'avais vécu moi-même cette période et j'en garde de très bons, et très mauvais, souvenirs. Mais j'ai été tenté plusieurs fois d'aller présenter des excuses à mes anciens profs pour avoir alourdis leur moral et leurs soirées. Astreval était une des seules universités Zaarentir à avoir un système de retenue comme dans un lycée. Parce que les élèves étaient triés sur le volet et qu'il y était question de prestige. Presque avec un P majuscule. Contrairement à d'autres universités privées, Astreval avait le mérite de ne pas trier ses élèves selon l'argent des parents. Pour y entrer, il fallait postuler, passer un entretien, et montrer qu'on avait du "potentiel". Et ça, même tout le fer du monde ne pouvait pas l'acheter. L'université permettait à tous d'y étudier et d'y apprendre à maîtriser sa magie, et en contre partie les élèves se mettaient sérieusement au boulot pour faire honneur à cette chance. Il n'y a pas de redoublement, à Astreval. Soit vous validez assez de vos matières étudiées à l'année, soit vous pouvez faire vos bagages et tenter votre chance dans une autre université. Chaque année il y a des élèves pleurant leur sort en retournant chez eux, chaque année des "papa en entendra parler !" sont hurlés aux enseignants, et chaque année les profs râlent qu'il suffit juste d'avoir la moitié des matières validées et que c'est pas si compliqué quand même. Est-ce que c'était un bon système ? Je ne pense pas. Tout le monde mérite une deuxième ou une troisième, voire quatrième chance. Ce système sélectif me dégoûte. Et aussi... si les élèves étaient acceptés à Astreval, c'est qu'ils avaient les capacités pour réussir. Un des test d'entrée consistait à se faire examiner par des maîtres de la divination qui regardaient si on était capable ou non de terminer l'année dans la majorité des possibilités. Autrement dit, si l'élève échouait, c'était soit parce qu'il avait joué de malchance dans sa vie et qu'il n'avait pas pu bosser correctement, soit qu'il avait glandé. Je suis ulcérée de ne pas pouvoir donner d'autres chances à ceux de la première catégorie, et je me suis achetée un mug spécialement fait pour boire les larmes de ceux de la deuxième catégorie.
Merde. J'ai encore monologué dans mon cerveau. Je sortie de la douche en soupirant et d'un geste de la main j'évacuais l'eau sur mon corps pour la faire s'écraser sur le siphon. Le miroir de la salle de bain me renvoya l'image d'une folle furieuse, surtout à cause de mes cheveux en pétard. Tant pis, ce serait un problème pour la moi d'après le sommeil. Je tournais le dos à ce traitre réflecteur et alla m'avachir sur mon lit défait avec un grognement satisfait. Je grimaçais en sentant mon estomac commencer à se plaindre de l'alcool ingurgité plus tôt. Tant pis. Un autre problème pour la moi du futur.