Une heure durant, Imnul fendit le néant que composaient le brouillard et la blanche robe qui couvrait la terre. Il avançait, les yeux rivés sur l'amont, le pas alourdi par le vent qui s'éveillait, les sens engourdis par le froid et le silence. Après qu'il eut franchi une crête et traversé un plateau, il s'arrêta et considéra d'un coup d'œil les sommets s'élevant par-dessus les brumes, se perpétuant indéfiniment par-delà l'horizon. Lorsqu'il tourna les talons pour évaluer la distance qu'il avait jusqu'alors parcourue, il découvrit, immobile à quelques pas de lui, Nulwe qui l'avait suivi sans mot dire. Les deux êtres se sondèrent silencieusement. Ils se savaient impuissants, insignifiants. Deux âmes esseulées au beau milieu d'une infinité qui les écrasait. Puis, sans que ses lèvres resserrées ne laissassent échapper le moindre mot, Imnul se remit en marche vers un sommet derrière lequel le jour entamait son déclin.
Ils trouvèrent un léger renfoncement dans le pan de la montagne, à peine assez large pour les accueillir tous deux côte à côte à l'abri de la neige. Ils se tenaient sur une sorte de belvédère, duquel, en penchant la tête, ils voyaient à leurs pieds une mer de nuages dissimulant le précipice. Il leur semblait se trouver au sommet du monde ; et au-dessus de leurs têtes, la voûte étoilée laissa bientôt paraître ses astres par milliers, illuminant les ombres de leur scintillement argenté. Les yeux plongés dans l'immensité de la nuit, blottis sous leurs duvets auprès d'un feu, ils contemplèrent ce grand royaume qu'ils foulaient, terrifiant et majestueux.
— Pourquoi faites-vous cela ? demanda Nulwe, rompant brusquement la pesanteur du crépuscule.
— Pourquoi les mortels érigent-ils des palais plus grands que des montagnes ?
— L'orgueil ? Est-ce là donc votre motivation ?
— Quoi qu'on en dise, ce n'est pas par orgueil que les rois s'élèvent au-dessus des sommets millénaires, ou que les capitaines élancent leurs navires par-delà l'horizon bleutée. L'orgueil ne suffit pas à motiver les fous à s'extirper de leur condition.
— Ramal ne se trompait donc pas à votre sujet lorsqu'il disait que vous n'étiez qu'un fou ?
— Seul un fou s'évertuerait à quitter la fange dans laquelle nous naissons et nous mourrons. Voyez ces étoiles, au-dessus de nous ; songez aux Créateurs dans leurs demeures constellées. A leurs yeux, le plus grand des rois ne vaut pas plus que le vagabond n'ayant que le ciel pour seule richesse. Le premier et le dernier des nôtres partageront à jamais cette déplorable, et pourtant immuable, fatalité qui nous incombe : nous ne sommes rien, dans ce cosmos qui nous borde. Non, nous ne sommes rien, sinon les sujets impuissants de forces grandioses et éternelles ! Les souverains se succèdent, les empires naissent et disparaissent, et toujours le Temps finit-il par effacer l'œuvre des plus grands, qui s'en retournent au Néant qui les a vus naître.
— Vous ne pouvez rien face à cela, vieil homme. Telles sont les lois de l'Univers, auxquelles finit par se soumettre le plus grand des rois.
— Les rois espèrent s'élever au-dessus de leurs semblables en singeant la grandeur des Dieux. Au cours de mon existence, j'ai vu les Hommes dédier des vies entières à l'édification de cités cyclopéennes, à la recherche de l'omniscience, à la compréhension des plus grands secrets de notre cosmos. Pourtant, les uns après les autres, ils sont morts ; et, lorsque les Âges se seront succédés, l'oubli aura anéanti leur nom. Je n'espère pas imiter nos maîtres ainsi que l'ont misérablement tenté des générations d'hommes et de femmes avant moi. J'entends les affronter. J'entends combattre ces forces, dussé-je pour cela y abandonner la vie.
— Alors, vous n'ignorez pas que ces montagnes seront votre tombeau, souffla Nulwe avec stupeur.
— Vous vous méprenez, ami, répondit le vieil homme en désignant de l'index les sommets qui se détachaient sur le ciel étoilé. Je trouverai parmi ces hauteurs le sentier vers l'éternité. A jamais, les Dieux se souviendront du premier Homme qui les a défiés. En cet instant précis, lorsque, me tenant face à eux, je brandirai ce glaive, outil de mon insurrection où est cristallisée ma rage à l'encontre de leurs lois, alors surviendra notre véritable libération. Les Créateurs contempleront, impuissants, leur progéniture s'élevant à leur encontre. Alors, leur règne entamera son déclin, brisé par le soulèvement de celui qu'ils pensaient n'être que leur sujet. Tout cela me succédera bien longtemps après ma mort, voilà pourquoi je ne crains pas ces montagnes.
Nulwe l'observa en silence. Les dernières lueurs du jour s'étaient dissipées, et la nuit enveloppait à présent l'horizon dans un voile insondable. Peu à peu, les ombres s'élevèrent autour d'eux, à mesure que déclinait le feu qui bordait leur abri. Bientôt, ils se trouvèrent plongés dans l'obscurité, à la merci du crépuscule. Pour autant, le sommeil peinait à leur parvenir. Longtemps durant, ils scrutèrent l'un et l'autre le ballet nonchalant des constellations, sans souffler le moindre mot. Ils songeaient, dans cet inébranlable silence, aux Dieux nichés parmi leurs demeures nébuleuses, trônant par-delà les champs étoilés du grand Néant. Qu'étaient-elles, en définitive, ces deux âmes égarées parmi des montagnes millénaires, face au sempiternel règne des astres ? Quelle empreinte laisserait leur existence, dans l'immensité qui les surplombait, elle qui avait pour toute loi la course ininterrompue du Temps ? Imnul le savait, et Nulwe commençait à se le figurer : ils n'étaient rien. L'entreprise du vieil homme, aussi vaine fût-elle, avait ce mérite d'essayer, dans un emportement aveugle, de se soulever face à cette fatalité. Cette quête n'était rien d'autre qu'un cri désespéré face à l'absurdité de la condition mortelle.
Lorsqu'Imnul rouvrit les yeux, la pâleur de l'aube commençait à s'élever par-delà les pointes enneigées, balayant vers l'Ouest les dernières frontières du crépuscule. Une couverture blanche s'était déposée sur le monde toute la nuit durant, et continuait à tomber mollement du ciel tandis que le vieil homme s'éveillait. Le feu n'était plus qu'un tas de cendres gelées. A ses côtés, en lieu et place de Nulwe, se tenait une échancrure dans la neige dont les proportions rappelaient vaguement le duvet de son compagnon. Il était parti.
Le reste de la matinée fut empli d'une morosité qui ne semblait jamais pouvoir s'estomper. Imnul en venait parfois à vociférer, marchant seul parmi les brumes, à l'encontre de ce soleil paresseux qui, bien qu'il fût à son zénith, ne daignait poindre au cœur de ce brouillard. « Maudit sois-tu, Père des Pères, ô Soleil maudit ! » lançait-il. « Mes pas ne craignent aucune ombre, et mon cœur ne flanchera pas face à tes tourments ! ». Et, comme pour répondre à ses traits, le vent s'élevait soudainement par intermittence, dévalant les montagnes en sa direction. Mais, fût-ce cette aube qui tardait à se manifester, ou la tempête qui se dressait sur son chemin, rien ne paraissait être en mesure d'arrêter le vieil homme.
Mais il n'était plus qu'une infime silhouette, voguant sur un océan endormi. Son ascension était devenue hasardeuse, et les sommets vers lesquels il progressait étaient dorénavant son unique certitude. Derrière était le monde des Hommes, et face à lui se déployait peu à peu le piédestal sur lequel il se tiendrait face aux Dieux. Alors, il marcha sans discontinuer, ignorant le feu qui se répandait dans ses jambes endolories. Et comme s'il s'agissait là d'une ultime épreuve, le vent et la neige se conjuguèrent bientôt en une trombe violente. Les cieux s'étaient assombris, alourdis d'un océan noir au cœur duquel d'immenses nuages commencèrent à cracher des éclairs. Le martellement assourdissant du tonnerre se réverbérait à travers les montagnes. « Frappe ton enclume, Kezdar ! » hurla le vieil homme. « Apprête ta meilleure lame pour notre rencontre ! ».
Puis, au milieu du chaos, un grondement se leva, pareil à la détonation d'un haut-fourneau. Un instant, Imnul se plut à imaginer son adversaire, plongé dans son royaume souterrain, se préparant à l'affrontement. Mais lorsqu'il leva la tête, il comprit que l'orage avait frappé les sommets d'une force sans précédent, et que la neige dévalait à présent le pan de la montagne en sa direction. A peine eut-il le temps d'apercevoir, à quelques pas de sa position, un renfoncement dans la paroi rocheuse vers lequel il bondit, qu'un raz-de-marée blanc déferla sur la crête dont il faisait l'ascension.
Imnul rouvrit les yeux. Face à lui, la neige barrait entièrement la route vers l'extérieur. Il se redressa avec peine. A mesure que sa vue s'habituait à l'obscurité ambiante, il découvrit peu à peu la véritable profondeur de la cavité dans laquelle il s'était engagé de justesse. Elle semblait se poursuivre en une étroite galerie dont il ne savait sonder la longueur. Plaquant ses mains contre la paroi, il progressa en tâtonnant en direction de l'autre extrémité du corridor. Il finit par ne plus percevoir le râle de la tempête à l'extérieur, tandis qu'il s'enfonçait dans les profondeurs de la montagne. Tout ne fut plus qu'un silence noir, au sein duquel Imnul évoluait au moyen des aspérités de la roche froide.
Soudain, un léger vrombissement, à peine plus audible que le murmure de la brise, commença de remonter des souterrains vers lesquels il progressait. Cette étrange sonorité s'accompagnait d'ondes, d'infimes vibrations qui allaient et venaient dans la pénombre, et se propageaient dans sa cage thoracique, à la manière du martellement d'un tambour. Une peur sournoise se diffusa à travers son corps recroquevillé dans le noir. Était-il véritablement prêt à se mesurer aux forces supérieures qui règnent ici-bas ? Plus que jamais ! souffla-t-il, ignorant ses membres tremblants, ses mâchoires claquetant dans une agitation incontrôlable. Alors, il voulut hurler, faire taire le cliquetis de ses dents, inonder ce monde souterrain de toute sa rage dans un ultime cri de défi à l'encontre des Créateurs. Mais rien ne vint. Il demeura figé, la bouche entrebâillée dans une clameur silencieuse. Il maudit sa cruelle condition, lui qui demeurait, en dépit de tous ses efforts, impuissant face à la fatalité. Qu'avait-il espéré ? Se figurait-il sérieusement pouvoir interrompre la marche inexorable du Temps ? Il se trouvait à présent seul, tel qu'il était venu à ce monde, et tel qu'il le quitterait. Il comprit alors que rien ne l'attendait au bout de cette galerie, sinon sa propre mort, vide de sens et à jamais vouée à l'oubli.
Il se sentit défaillir. Ses pas n'étaient plus aussi assurés, et ses mains tremblantes peinaient à le soutenir contre la paroi rocheuse. Il se laissa choir et tomba à genoux. Ses doigts engourdis se promenèrent sur le sol froid et duveteux, et Imnul réalisa alors qu'il gisait sur une épaisse couche de neige. Cette maudite neige l'avait suivi jusqu'ici. Il releva la tête : les ténèbres s'étaient dissipées, et avaient laissé place à une blancheur omniprésente. Le froid l'étreignait avec douceur, le berçait comme s'il eut été sur une pirogue voguant sur une mer cotonneuse. Il s'abandonna à ce volupté, se délestant enfin de toute la colère qui rongeait son être. Les doutes disparurent, et bientôt, il ne ressentit plus rien, hormis une joie profonde et irréductible. Alors, il le sut avec certitude : il était parvenu au terme de son voyage, sous les regards admirateurs des Dieux. Lui, le premier mortel à s'être soulevé contre leur règne.
- sans que ses lèvres resserrées ne laissassent échapper le moindre mot ==> j'ai déjà fait la remarque dans un précédent chapitre, mais je trouve que "laissassent" sonne très mal :/
- Imnul se remit en marche vers un sommet derrière lequel le jour entamait son déclin. ==> attends, déjà ? J'ai l'impresion qu'il ne s'est pas passé beaucoup de temps entre le moment où ils se sont réveillés dans la partie d'avant et le moment où Imnul s'est dissocié des autres... Et là c'est déjà le soir ?
- Quoi qu'on en dise, ce n'est pas par orgueil que les rois s'élèvent au-dessus des sommets millénaires, ou que les capitaines élancent leurs navires par-delà l'horizon bleutée ==> j'aime bien cette idée !
- Cette quête n'était rien d'autre qu'un cri désespéré face à l'absurdité de la condition mortelle. ==> j'aime beaucoup l'idée aussi
- Une couverture blanche s'était déposée sur le monde ==> cette image est jolie mais j'ai le sentiment (peut-être erroné, je n'ai pas vérifié) que tu l'as déjà utilisée plusieurs fois, donc pour moi elle sent un peu le réchauffé
- Il comprit alors que rien ne l'attendait au bout de cette galerie, sinon sa propre mort, vide de sens et à jamais vouée à l'oubli. ==> un peu triste, mais bon il faut savoir faire face à la réalité et c'est pas trop tôt pour lui !!
Remarques générales :
J'ai bien aimé le dialogue un peu philosophique entre Nulwe et Imnul. Et je comprends bien ses motivations. J'ai plus de mal à comprendre pourquoi, finalement, a choisi de le suivre aussi. (ah, finalement, il est parti... du coup je trouve son intervention étrange !)
Plus généralement sur toute cette histoire :
J'aime bien l'idée d'un gars qui veut défier les Dieux même si ça n'a aucun sens et qu'il n'a aucune chance, et j'aime aussi qu'à la fin il soit persuadé de l'avoir fait (alors que, soyons honnête, il n'a rien fait du tout ^^).
De manière générale, je trouve que c'est très bien écrit. On sent que les descriptions sont particulièrement soignées. C'est assez poétique.
En revanche, j'ai l'impression que c'est un peu lent, surtout pour arriver à cette conclusion (attention, j'aime beaucoup la conclusion, mais je pense que le cheminement pour y arriver pourrait être un peu réduit ?). Et à l'inverse, certaines choses paraissent abruptes : pourquoi les autres participent-ils à l'aventure ? Comment se sont-ils rencontrés ? C'est peut-être expliqué et je l'ai oublié, si c'est le cas désolée ! Pourquoi Nulwe décide-t-il de suivre finalement Imnul ? La manière dont Imnul quitte le groupe est également très sèche !
Aussi, j'ai l'impression (peut-être fausse) que finalement Kezdar était une chimère, ou plutôt juste le déchainement des éléments, une tempête, quelque chose d'intangible (si c'est bien le cas, ça me plait beaucoup). Dans ce cas, je ne comprends pas l'état des corps de Gaett et Lifa ! Et si Kezdar est effectivement quelque chose de physique, capable de déchiqueter des humains, alors je trouve dommage qu'on ne le voie jamais.
Voilà, je crois avoir tout dit :) J'espère que mes remarques pourront être utiles ! En tout cas, j'ai bien aimé cette première nouvelle, qui fait un peu plus découvrir ton univers !
A bientôt :)