Kezdar, ou Hurletempête (P.5)

Notes de l’auteur : TW: un peu de gore dans cette partie.
Kezdar, ou Hurletempête est une nouvelle d'environ 10.000 mots et qui a donc été pensée comme un seul bloc. Dans un souci d'ergonomie et de confort de lecture, je l'ai scindée en plusieurs sous-parties que je publierai régulièrement.

Ozgor conduisit le reste de la compagnie à travers un plateau rocheux, où, perdus parmi la neige, apparaissaient çà et là quelques pins amassés en bosquets éparses. Ils franchirent d'abord le cours d'une rivière cristalline, dont le fin sillon formait un long fil d'argent descendant depuis les sommets enneigés. Ils eurent ensuite à faire l'ascension d'une crête qui s'élevait jusqu'à une pointe dénudée, et aboutissait à une succession de cols parmi les hauteurs. Là, après qu'ils eurent supporté le vent glacial qui fondait vers l'aval en leur direction, ils purent découvrir plusieurs cavités creusées dans le flanc de la montagne. Certaines n'étaient guère profondes, et n'offraient qu'une piètre protection ; tandis que d'autres, plus rares, se poursuivaient en d'étroites galeries enfouies dans le cœur de la roche. Ils dressèrent leur camp dans l'une de ces grottes, à l'abri du vent et de la vue d'un éventuel assaillant.

Ozgor, qui manifestait l'habituelle robustesse du peuple des profondeurs, se porta volontaire pour monter la garde toute cette nuit-là. Alors, tandis que ses compagnons s'abandonnaient à l'intermittence d'un sommeil superficiel, il entretint un feu jusqu'à l'aube, échangeant parfois des bribes de conversation avec Nulwe ou Ramal, lorsque ceux-ci s'éveillaient et s'enquéraient de l'avancement de la nuit.

Imnul, quant à lui, ne soufflait mot. Mais à la lueur des flammes, ses yeux, demeurés ouverts tandis qu'il scrutait le plafond, luisaient d'un éclat rougeoyant comme deux grenats parmi l'obscurité. Il semblait ne jamais pouvoir offrir la moindre trêve à son esprit tant qu'il savait Kezdar régnant impunément sur ces terres. Et lorsqu'Ozgor l'observait, dans cette posture feignant le sommeil, les mains jointes et les doigts entrelacés sur son buste comme s'il y tenait une épée, il n'osait imaginer toute la noirceur qui voilait son cœur flétri par la haine de son ennemi. Alors, lui non plus ne disait mot, et laissait le vieil homme à ses viles méditations.

Lorsque la nuit s'éclaircit enfin, percée des premières lueurs du jour, Imnul fut tiré de cette préoccupation inerte. Il se leva d'un bond et, sans offrir la moindre parole au Nain qui le considérait avec étonnement, s'approcha du seuil de la caverne. Il se tint là, sa main apposée contre la roche pour seul appui face à la vastitude blanche qui s'offrait à sa vue. Un léger vent s'engouffrait parmi la galerie de pierre, sifflant la rudesse de l'hiver et emportant avec lui un froid impitoyable. La brume s'était quelque peu dissipée, mais déjà Imnul voyait-il quelque masse grisâtre se former parmi les vallées en contrebas. Une autre de ces journées brumeuses et mornes s'annonçait. Le vieil homme enfouit alors sa tête sous la capuche de son manteau, avant de s'en retourner parmi la caverne. Ramal et Nulwe s'étaient éveillés, et avaient approché le feu pour y trouver le courage d'affronter de nouveau ces terres gelées. « Il est encore tôt. Levons le camp » dit Imnul en réunissant ses effets personnels.

Ils ne trouvèrent dehors que l'éternel silence des contrées sauvages, ce calme contemplatif vibrant au souffle de la brise. Au cours de la nuit, la neige avait épaissi le duvet blanc qui recouvrait le monde autour des quatre compagnons. Seule, à quelque distance au pied de la crête qu'ils redescendaient, demeurait intouchée la forêt de pins noirs, s'élevant en citadelle d'ombres sur un royaume blanc. Le brouillard s'était déposé sur tout le plateau et étendait son voile jusque sous les cimes aiguisées, donnant cette impression que les bois régnaient en seuls maîtres sur un néant vaporeux. Ils plongèrent dans la brume comme ils se seraient aventurés sur une mer de nuages. Alors, les membres liquéfiés par la neige qui les ceignait jusqu'aux genoux, et l'esprit alourdi par cette atmosphère nébuleuse où n'étaient plus aucun son ni lumière, ils approchèrent de l'orée où étaient les premiers arbres, gardiens de mystère. Lorsqu'ils se trouvèrent sur le seuil, le vent gronda au travers des cimes comme une ultime mise en garde.

- Que les pas de l'homme de bien ne cèdent pas face aux ténèbres, murmura Imnul en s'avançant par-delà les dernières lueurs.

- Restons en formation serrée, dit Nulwe. J'aperçois l'endroit où nos compagnons sont tombés.

A quelques pas en avant, la brume laissait apparaître les silhouettes de troncs aux branches effeuillées, amassés les uns contre les autres dans un chaos absolu. La forêt n'était plus que désolation, témoin taciturne de la force destructrice qui s'y était répandue. « Là ! » s'écria Ozgor en désignant de l'index un entrelac de bois au pied d'un tronc. Dans un soubresaut, le groupe se précipita à l'endroit indiqué par le Nain.

- Par tous les astres... dit-il en portant une main devant sa bouche entrebâillée d'horreur.

- Je ne connais aucune monstruosité capable d'une telle chose, souffla Ramal.

Sous leurs yeux, gisaient les corps déchiquetés de leurs compagnons. Leurs habits, réduits en lambeaux, laissaient apparaître la chair ecchymosée et lacérée de bris de bois et de roche. Dans un nœud confus d'immondices, les viscères s'étaient répandus et avaient maculé la blancheur de la neige. Leurs visages n'étaient plus que des masques, figés à jamais dans une expression de terreur, la bouche entrouverte dans un ultime cri de panique. Leurs yeux, livides et dénués de l'éclat que leurs compagnons y avaient trouvé quelques heures encore auparavant, étaient écarquillés et redressés vers la canopée, comme contemplant avec effroi la mort qui s'était abattue sur eux. Jamais, de leur existence, les membres de la compagnie n'avaient été témoins d'une telle vision, pas même en songe, dans la folie de ces nuits cauchemardesques qui gagnent l'esprit torturé.

- Que pouvons-nous face à cela, je vous le demande ! s'écria Ramal.

- Nous avons besoin de plus d'hommes, souffla Ozgor en se tournant vers Imnul.

- Plus d'hommes ? C'est d'une armée entière dont nous avons besoin ! poursuivit Ramal. Nous devons quitter ces montagnes sur-le-champ et regagner les dernières cités des Hommes de l'Ouest, afin d'y trouver plus de volontaires. Alors, peut-être pourrons-nous ne serait-ce qu'effleurer l'espoir de terrasser le Mal qui sévit en ces terres.

- Nous ne rebrousserons pas chemin, déclara le vieil homme d'un air grave.

Ses yeux s'étaient posés sur les corps de Gaett et Lifa, qu'il considérait sans la moindre expression. Près de lui, ses compagnons se tenaient abasourdis par ses propos. Ramal fut le premier à laisser l'indignation s'exhaler.

- Pauvre fou ! explosa-t-il. Nous nous tenons face aux corps réduits en charpie de deux âmes innocentes, dont la seule faute fut de vous suivre dans cette entreprise démente ! Comment osez-vous, devant votre propre défaite, renoncer encore à la lucidité ? Dites-moi, vieil homme, quelles sont nos chances face à une telle force de la nature ? Quelles sont-elles, je vous écoute, à présent que nous n'avons plus notre guérisseuse, et que l'un de nos combattants est tombé !

- Quelles que soient nos chances, répondit Imnul, nous ne quitterons pas ces montagnes.

Le vieil homme martelait ses paroles comme le forgeron battrait le fer incandescent. Mais cette ténacité inconditionnelle fit bientôt tomber Ramal dans une rage aveugle. Il s'élança en direction d'Imnul dans un rugissement rauque, avant de l'empoigner par le col en brandissant son poing resserré par-dessus sa tête. Il plongea son regard dans celui du vieil homme, le mettant au défi sans mot dire. Ses yeux écarquillés lui hurlaient de répéter, ne fût-ce qu'une fois de plus, ces mots qui avaient écorché sa patience. Mais Imnul ne répondit à ces provocations que par une impassibilité plus terrible encore. Ses traits s'étaient éteints, et ses prunelles n'étaient plus que deux gouffres insondables, desquels n'émergeait que le scintillement d'une folie absolue ; scandant tout haut combien cette âme brisée s'était depuis longtemps détournée des derniers sentiers de la raison. Alors, face à une telle démence, Ramal se sentit défaillir et recula d'un pas, relâchant sa prise sur le vieil homme. Il comprit, le contemplant une ultime fois, que plus rien ne pouvait détourner son cœur des ténèbres vers lesquelles il fondait depuis qu'ils avaient pénétré ce royaume sauvage.

Sans la moindre parole, Ramal fit volteface et marcha vers la vallée, là où naissaient les premiers sentiers des Hommes parmi les brumes. Là-bas, par-delà le brouillard, étaient les frontières de ce monde. Il s'en retournait, sans le moindre regard pour ceux qui avaient été ses compagnons. Imnul tourna les talons et se remit en chemin vers les sommets, sans même s'enquérir de la direction que suivraient Ozgor et Nulwe, qu'elle fût la même que lui ou non. Après quelques instants, il entendit le trot du Nain le rattraper, avant que celui-ci ne lui lançât :

- Maître Imnul ! Songez seulement à la possibilité d'emporter quelques renforts dans cette quête. Sommes-nous vraiment en nombre suffisant, à présent, pour affronter un Géant ?

- Je ne quitterais ces montagnes que lorsque le Mal sera terrassé, répondit-il. Pour rien au monde ne le laisserais-je s'imaginer que je suis vaincu. Chaque pas en arrière est, pour lui, une opportunité d'agrandir son emprise sur ces terres.

- Mais... où allez-vous, cher ami ? Nous devons les enterrer !

- Adieu, Maître Ozgor ! répondit le vieil homme en poursuivant sa marche.

Le Nain s'arrêta, comme paralysé. Il observa un moment le vieil homme s'éloigner dans la neige, avant que la brume n'achevât de le faire disparaître dans son voile.

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Gab B
Posté le 13/04/2023
Hello Il-Lazuera ! Ci-dessous mes commentaires sur ce chapitre :)

- quelques pins amassés en bosquets éparses ==> il me semble que comme bosquet est masculin on écrit "épars"
- Ils plongèrent dans la brume comme ils se seraient aventurés sur une mer de nuages. ==> très joli :)
- ils approchèrent de l'orée où étaient les premiers arbres ==> l'utilisation du verbe "être" dans cette phrase n'est pas très harmonieuse
- Leurs visages n'étaient plus que des masques, figés à jamais dans une expression de terreur ==> c'est poétique malgré la rudesse de la scène !


Remarque générale :
Je suis contente qu'on sache ce que sont devenus Gaett et Lifa, même si ce n'est pas très réjouissant.
L'entêtement d'Imnul devient un peu louche, d'ailleurs ! Il a certainement une bonne raison de continuer, j'aimerais bien la connaître ^^
Pas grand-chose à ajouter sur cette partie, je suis bien étonnée de les voir se séparer ! Je me demande comment tout ça va finir (pas bien, à mon avis...)

A plus tard pour la suite :)
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