1643 AÉ, 017 ième
Zone_Un, il y a onze ans
Je ne m'illusionne pas : les captures suivantes n'auront rien de si facile. La seconde cible est d'ailleurs d'un tout autre calibre. La beauté fragile de Kolemi Ekelevé n'est qu'un leurre : cette jeune femme excelle dans les arts martiaux. Elle rayonne d'une puissante aura de danger qui met en alerte mes sens de vieux pratiquant et me hérisse les poils. Sa façon de se mouvoir, son œil intelligent, son maintien froid dépourvu d'humour, tout en elle tient du félin. Une prédatrice au corps longiligne et à la splendeur létale.
Elle a suivi un parcours exemplaire : rien de négatif ni de suspect jusqu'à sa vingtième année : études sérieuses, voire irréprochables, mais pas ostensiblement brillantes. Avec un diplôme dans le domaine du droit, elle s'est engagée depuis la fin de ses études dans le conseil juridique pour des gens haut placés. Elle poursuit son chemin depuis maintenant dix ans, avec discrétion et efficacité. Conseillère parmi d'autres du président d'Yoolmène, elle l'accompagne partout sans que cela suscite la moindre surprise, puisque tout le monde pense qu'elle est sa maîtresse. Elle est jeune, intelligente, belle, il est puissant. Quoi de plus naturel, en somme ?
Elle se conduit avec bien davantage de sérieux que Bengor Iast et sort rarement. Elle est hébergée avec la délégation dans une résidence officielle de la Fédération, pourvue d'un niveau de sécurité renforcé. À chaque planète ses problèmes, qu'il serait malséant de régler ici sur Chuoo. Ce genre d'incident s'est produit par le passé, à la suite de quoi on a pris l'habitude de traiter les ambassades planétaires comme si le pire était certain. Difficile à une souris de pénétrer dans un de ces bâtiments sans se faire atomiser...
En compulsant son dossier encore et encore, alors qu'elle vient d'arriver et que le temps presse, je pense avoir détecté une faille, la faille. Comme ses semblables, Kolemi dort peu. Elle s'entraîne dur chaque jour en alternant musculation, course à pied, natation, combats et étirements. Son maître d'armes la suit partout, homme à tout faire ainsi qu'amant en toute discrétion.
Alerté, mon contact espionne le personnel de l'hôtel chargé de la délégation. Quand celle-ci envoie une demande pour une réservation nocturne du grand complexe sportif de Chuoo, il me prévient.
Je suis résolu à agir vite, avant que Kolemi s'inquiète de la disparition de Bengor Iast. J'ignore quand et où ces deux-là devaient se rejoindre, mais Bengor ne se présentera pas au rendez-vous. Kolemi risque de devenir suspicieuse.
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L'espace sportif est désert à cette heure de la nuit, mais les autorités en ont permis l'accès à leurs hôtes de marque. Je suis déjà arrivé sur place, infiltré par une issue dérobée - encore une - juste avant la fermeture officielle. La sécurité dans le centre n'est rien à côté de celle des hôtels des délégations.
J'observe de loin les combattants en pleine séance d'entraînement, depuis un écran dans une salle de surveillance, assis à la place du vigile endormi à mes pieds. Kolemi est impressionnante de maîtrise et de puissance. Pour une femme de son gabarit, pas plus d'un mètre soixante-dix, elle assène des coups qui assommeraient un taureau et se dérobe avec la fluidité d'un serpent. Son compagnon est fort, lui aussi, cependant sa façon de se battre me paraît plus classique, sa rapidité moins surhumaine. Ils enchaînent ainsi pendant une heure attaques et esquives, puis Kolemi s'étire lascivement avant de lancer avec une moue :
- Je vais nager ; ensuite on verra ce que tu as mérité...
- Je pars me doucher, rétorque-t-il avec flegme, je te retrouverai au bassin.
Ils se séparent, ce qui arrange bien mes affaires. Il me faut agir avant que ces deux-là se rejoignent.
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Dans la piscine, Kolemi additionne méthodiquement les longueurs. Je m'approche rapidement, avec discrétion, en tentant de ne pas me faire repérer. La surprise est mon seul atout, avec les quelques gadgets des chasseurs. La jeune femme fend l'onde d'un crawl puissant. L'eau glisse sur sa peau noire, des gouttes s'accrochent à ses cheveux tressés en fines nattes sur son crâne. Arme en main, je m'apprête à tirer ; encore deux mètres, un mètre, pour m'assurer de ne pas rater la cible.
Au moment où je fais feu, Kolemi spirale sur le côté en un réflexe foudroyant, évitant le projectile. Quelque chose l'a alerté, un reflet ou une pensée parasite qui a traversé ma barrière. Malgré moi, mon étreinte se relâche sur mon neutraliseur qui chute à mes pieds.
Une réflexion défaitiste - ou simplement lucide - me vient : je n'en ai plus pour longtemps. Un ricanement dans mon esprit me répond :
- Oui, en effet, mais avant, tu vas me dévoiler tes petits secrets : comment m'as-tu trouvée ?
Je ne peux plus respirer. Plus du tout. J'ai la sensation horrible qu'une immense serre s'est refermée sur mes poumons pour les empêcher de se gonfler. Kolemi n'a pas besoin de se fatiguer davantage. Il lui suffit d'attendre que je meure par manque d'oxygène. Pendant ce temps, elle compte extirper de mon esprit les renseignements qu'elle convoite.
Inutile de perdre mon temps à chercher de l'air. Je n'en obtiendrai pas. Curieusement, je ne ressens aucune panique, uniquement une horreur glacée qui me rend lucide. Je visualise clairement l'enchaînement des gestes à accomplir. Je glisse une main dans ma poche et appuie sur le mécanisme que j'y cache. En face Kolemi secoue la tête, visiblement gênée, toutefois elle ne relâche pas la pression sur mes poumons. Elle me fixe, avec colère et mépris. Pourquoi ne me tue-t-elle pas, d'une pensée ? Je l'en sais capable. Croit-elle n'avoir rien à craindre de moi, pauvre petit humain ordinaire ?
Je feins de m'écrouler pour ramasser l'arme à mes pieds. Ce n'est qu'à moitié simulé, à vrai dire. Alors que mes bras tremblent et que ma vision se brouille de plus en plus, je lève le neutraliseur, dans un effort dérisoire pour viser.
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Noir. Ou au moins gris. Je n'ai pas perdu connaissance, je traverse juste un passage à vide qui ne dure pas plus que quelques secondes. Je suis étalé sur le sol froid et humide où je me suis effondré pour attraper mon arme. J'inspire par petits coups saccadés quelques goulées, puis j'avale à pleins poumons un air qui me réanime. On ne pense jamais au luxe inouï de respirer...
Me prend soudain l'envie de calculer le nombre des respirations qui m'ont maintenu en vie depuis ma naissance.
Plus tard.
Je me retourne sur le dos et fixe le plafond vitré. En face de moi, à la place du ciel, les immeubles de Chuoo semblent vouloir fondre sur moi. Désorienté, je plisse les paupières, l'estomac en vrac.
- Sengo, il faut la sortir de l'eau
Le message me parvient, de très loin, dans un brouillard. Il prend un sens après quelques instants de réflexion. Je me lève pesamment et contemple Kolemi. Elle a les paupières baissées, l'air paisible maintenant. J'ai dû réussir à la toucher en tirant, contre toute attente. Elle flotte sur le ventre juste sous la surface sans sombrer ni émerger, son corps à l'équilibre parfait. Les jeux de la lumière sur l'eau encore parcourue d'ondulations paresseuses donnent l'impression qu'elle bouge. Heureusement, il n'en est rien, mais l'illusion a suffi à me terrifier.
Je m'apprête à la hisser hors du bassin quand un second message m'avertit :
- Son acolyte arrive.
Comment le sait-il ? Hébété, je tourne la tête vers l'accès principal par lequel le garde devrait apparaître.
- DÉGAGE ! intime mon contact. Le type d'abord !
Son ton impératif m'agace mais me secoue. Je me lève lourdement, chancelle jusqu'au coin repos à droite de la porte d'entrée et me recroqueville derrière un fauteuil.
J'observe le compagnon de Kolemi en inversé, reflété dans le plafond vitré alors qu'il fait irruption, une arme au poing. Petit, cheveux noirs, sec et musclé, il se déplace presque avec la même fluidité qu'elle. Lui ne m'a pas vu ; il aperçoit sa maîtresse et fonce vers la piscine. Plongeant son avant-bras dans l'eau, il l'attrape par le poignet pour la hisser, sans toutefois lâcher son neutraliseur.
Dans un dernier sursaut d'énergie, je me dégage du fauteuil et tire au jugé. Mais mon mouvement rapide a fait onduler la lumière sur les vitres. L'homme se jette d'un bond brusque sur le côté ; son arme claque sur le sol dur, éjectée de sa main. Il lance le bras en avant, alors que je réajuste ma visée pour tirer. Une douleur me troue la poitrine. De nouveau, l'air me manque, un poids énorme m'appuie sur les poumons. J'ai dû tirer ; je vois mon adversaire s'écrouler, puis ma vision s'obscurcit.
Mon corps entier me fait mal. Suis-je encore debout ou à terre ? Je ne suis qu'une boule de souffrance, centré autour de mes poumons en feu.
- Sengo ! Sengo !
J'entends la panique dans la « voix » de mon contact, de l'autre côté. Tiens, est-ce qu'il se soucierait de moi ? Ou seulement de mon incapacité probable à remplir la suite de la mission ?
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Noir. Cette fois le noir a été total. Je m'en extirpe à grand-peine, comme si je remontais du fond d'un puits rempli de sirop, dans une obscurité gluante.
Lumière. Oxygène.
Quand j'ouvre les yeux dans la pénombre, je me sens faible et nauséeux, mais je respire. Je reconnaîtrais entre tous l'arrière-goût métallique du vieil air de Chuoo, inhalé mille fois, recyclé mille et une. Pour une fois, je l'apprécie à sa juste valeur.
Enfoncé dans un lit moelleux, j'examine la pièce autour de moi. Inconnue. Les murs et le sol sont multicolores, de grands arcs de cercle s'y entremêlent en tous sens, dans un style criard très prisé il y a quelques mois, mais déjà démodé. Je trace du regard les craquelures du plafond orange, leur cherchant vainement une signification. Une chambre d'hôtel bon marché sur Chuoo. Déprimante à souhait !
Je pose les doigts avec précaution sur ma poitrine. J'y découvre une zone où la peau paraît plus tendre, un peu sensible au toucher.
Je suis en vie.
Au bout d'un temps indéterminé pendant lequel je me contente de respirer, heureux que cela soit encore possible, je m'assois au bord du lit, puis me résous à me lever. Je fais quelques pas sur des jambes flageolantes jusqu'à la salle de bain. Bonne nouvelle, mon estomac semble décidé à rester avec moi, même si je me sens léger, vacillant sur un sol mouvant comme si j'allais décoller
Là, dans le petit miroir rayé, sous la lumière blafarde, j'aperçois une trace rouge en demi-lune, sur ma poitrine. Arme blanche ! Le type m'a lancé un poignard, je revois son mouvement à présent. Ses yeux noirs étrécis en une mince fente, ses doigts qui s'ouvrent, un scintillement sur la lame qui vole vers moi. C'est à cela que je dois d'être encore vivant. Quelques centimètres d'acier dans le corps tuent tout aussi bien qu'une arme à énergie, mais si on intervient à temps, on en répare mieux les dégâts en caisson.
Je me scrute dans le miroir. Mon teint est plâtreux, mes yeux cernés, quelque chose de nouveau que je ne reconnais pas hante mon regard. Je plonge mes mains dans l'eau fraîche et m'en asperge le visage. Mes jambes se font plus stables à mesure que le temps passe. Le sol se stabilise et la gravité reprend ses droits.
Je m'habille avec des vêtements à ma taille, pliés avec soin sur une chaise, puis, pour ménager mon énergie défaillante, je retourne m'allonger sur le lit, le dos appuyé contre des oreillers. Là, je me concentre et lance avec rage :
- Je suis sûr qu'il y a quelqu'un, en permanence, qui me surveille !
La réponse s'inscrit sur mon communicateur.
-- Bien sûr, je veille sur toi autant que possible. Qui, crois-tu, t'a récupéré au centre sportif ? Tu es resté douze heures en caisson, puis autant à dormir. Le couteau a manqué le cœur d'un demi-centimètre. Skelan approche, je coupe le contact, il va falloir se limiter à l'écrit par précaution.
Le soulagement m'envahit en lisant ces quelques lignes. Si notre liaison est rompue, cela signifie que je demeure dorénavant seul dans mon crâne, ce qui me convient à la perfection. Je ne me sens pas particulièrement enclin à partager mes états d'âme avec un spion : une colère bouillonne en moi, à repenser à la façon dont j'ai saboté mon opération en sous-estimant le comparse de Kolemi ou la traîtrise des reflets sur les vitres. J'ai besoin de temps pour digérer mon fiasco ; pourtant quelque chose me dit que cela ne me sera pas accordé.
-- Kolemi ? finis-je par écrire.
La réponse apparaît très vite :
-- Elle dort paisiblement... Ainsi que son maître d'armes.
-- Comment a-t-elle...
-- Un bête reflet sur un vitrage du toit. Tu es invisible à leur esprit, pas à leurs yeux.
Le dernier ; je me promets avec rage que je ferai mieux pour le dernier :
-- Skelan ?
-- Son transport approche. Il est possible qu'il soit déjà sur ses gardes, mais je n'en suis pas sûr.
-- Combien avant le débarquement ?
-- Trois heures. Tu comptes toujours agir dans le spatioport ?
-- Oui.
Je reçois un plan sur lequel une entrée de service est entourée.
-- Dans la poche de ta veste tu trouveras un badge qui te donnera accès à tous les couloirs de service. Bonne chance.
Mes mains plongent par réflexe à la recherche du sésame. Les doigts de la droite se referment sur un objet métallique sphérique à la froideur hostile. Ma gorge irritée se serre et me force à avaler une salive trop rare.
Tout est prêt pour la troisième manche.
Je me permet juste de relever ça "sa beauté froide dépourvue d'humour," : je ne suis pas sûr qu'on puisse décrire une beauté comme étant humoristique.
Cette Kolémi faisait froid dans le dos en tout cas, et si Sengo parle de fiasco, je trouve au contraire qu'il peut se féliciter de ses deux tirs gagnants dans des conditions extrêmes à chaque fois !
Plus qu'un spion, en plein spatioport, ça parait assez risqué ça (mais c'est peut-être mieux que d'attendre qu'il se claquemure avec une protection au maximum). Il doit faire encore plus attention, donc, s'il laisse encore filtrer des pensées parasites (un petit cours particulier avec ton contact ? 8D)
<3 à vite !
Le premier tir est en effet en condition extrême, mais pour le second, il tire AVANT d'être touché par le couteau lancé par l'autre. C'est donc un peu moins extrême. Mais tu as raison, il n'est pas si nul qu'il le pense, juste très exigeant avec lui-même (bon, en même temps, sa vie est en jeu alors on le comprend...)
Merci :)
A bientôt