La bague

Ils sortent d’une salle municipale où vient de se tenir un meeting politique. Ils courent sous la pluie pour se mettre à l’abri dans la voiture. Il se glisse derrière le volant et lance le moteur. La fille grimpe sur le siège du passager et se cale au fond du dossier. Le bolide démarre en trombe et roule vers la sortie de la ville. Les essuie-glaces oscillent sans cesse sur le pare-brise et évacuent des gerbes d’eau à chaque battement.

 

Peu de temps après, ils suivent une route toute droite bordée de hauts arbres. Il fait nuit noire, les phares puissants éclairent l'asphalte devant eux. Il aime la vitesse et lorsqu’il appuie sur l’accélérateur, l’adrénaline monte en lui. Son rythme cardiaque augmente et s’affole, il devient invincible. La puissance de son cerveau se démultiplie, il est capable de maîtriser plusieurs choses à la fois. Sans difficulté, il peut conduire au-delà des limitations de vitesse et revoir chaque détail de la soirée. Son discours était parfait, il le peaufine chaque jour davantage. Désormais il est certain d’avoir trouvé le ton juste et les expressions les plus efficaces. La victoire lui appartient. Il va se faire élire, tous ses sens le lui confirment, il a vraiment bien joué la partie ce soir. Il a réussi à convaincre les plus réticents par son talent d’orateur. Il a senti la salle basculer en sa faveur quand il a employé les mots adéquats, ceux que tout le monde attendait. Il savoure son plaisir.

 

A ses côtés, la fille se recroqueville sur le siège. Elle boude un peu. Elle a peur. Pas de la vitesse, mais de ce qu’il lui propose. Il lui a offert une bague ce soir. Parce qu’il envisage de l’épouser. Mais elle l’a déjà perdue, elle n’en voulait pas, elle ne sait plus ce qu’elle en a fait, elle l’a jetée. Il n’est pas question qu’elle se marie avec lui, elle a d’autres ambitions. La bague était spéciale, trop grosse, trop voyante, elle l’a détestée. Si elle mettait ce type d’accessoire clinquant à son doigt, tout le monde le remarquerait, et tous ses efforts pour paraître chic et élégante ne serviraient à rien.  

 

Car elle aime être jolie et bien habillée, bien maquillée et coiffée à la perfection. Par exemple ce soir, elle porte son manteau large avec des manches trois quart. Le tissu est épais et doux, et elle adore la couleur bleu turquoise. Les boutons sont énormes, en corne. A la sortie du meeting, la pluie a laissé des traces de gouttes d’eau, mais elles vont rapidement disparaître. Et elle a mis ses chaussures pointues, noires, presque plates, avec un tout petit talon aiguille. Quand elle se pavane devant la glace avec cet ensemble, elle se trouve très glamour. Mais lui ne voit rien, il n’aime que ce qui est tapageur. Quelle idée saugrenue d’acheter une bague si laide alors qu’il en existe de si exquises.    

 

Une voiture les suit. A l’intérieur se trouvent les deux assistantes, enfin l’assistante et la stagiaire, et le chauffeur. Le conducteur essaie de ne pas se laisser distancer, mais c’est peine perdue, le véhicule de tête s’éloigne de plus en plus vite. 

 

La première voiture traverse un bois. La pluie s’est arrêtée brusquement mais la chaussée est mouillée. Ils roulent trop vite, la voiture fait soudain une embardée et dérape. Elle vole au-dessus du fossé, fonce dans les buissons, plonge dans un petit vallon et vient s’encastrer dans un tronc d’arbre. L’avant s’est surélevé et les roues continuent de tourner dans le vide. Sous le choc, les phares se sont brisés. Le silence retombe.

 

Le second véhicule entre à son tour dans le bois. Tout est noir, les passagers ne voient pas qu’un drame a eu lieu quelques minutes auparavant et continuent de rouler. 

 

En arrivant au prochain village, ils réalisent que quelque chose n’est pas normal. Ils s’arrêtent et interrogent quelques personnes qu’ils croisent dans la rue principale. Aucune voiture n’a traversé le hameau depuis des heures. Alors ils font demi-tour, oppressés. Ils redoutent le pire. 

 

Ils cherchent un chemin sur le côté où le bolide aurait pu tourner, ils commencent à paniquer. Ils trouvent rapidement l’endroit où le véhicule a quitté la route, descendent de voiture et s’avancent dans le sous-bois. Ils découvrent le cabriolet accidenté, la tôle froissée. Il n’y a personne à l’intérieur.

 

Ils hésitent à prévenir la police à cause du scandale. Leur employeur s’est sauvé comme s’il était poursuivi par une horde de journalistes. Ce n’était pas le cas, l’endroit était désert. Et ils ne savent pas si la fille était avec lui. Ils sont partis si vite, ils n’ont pas eu le temps de voir. Ils conviennent entre eux qu’il vaut mieux attendre un peu avant de déclencher les secours, il n’y a pas de blessés à proximité.  

 

Ils cherchent aux alentours. La stagiaire trouve la bague par terre, son reflet brillait sous un rayon de lune, elle est cassée. Elle la glisse dans sa poche avant de la ressortir et d’en parler aux deux autres. Personne ne sait à qui est ce bijou, ils ne l’ont jamais aperçu. Ce doit être un colifichet perdu par une fille du coin. 

 

Et nul ne l’a vu lorsqu’il l’a confiée à la fille. Pour lui, c’était un talisman et lui seul le savait. Cette bague pouvait lui faire gagner l’élection. Elle était toujours dissimulée dans sa poche et il la caressait avant de commencer un discours ou dans les moments de forte tension. Ce soir, il l’avait offerte à la fille en gage de son amour, pour augmenter ses chances de la conquérir.

 

Mais cette idiote l’avait perdue. Il enrageait de cette négligence. Pourquoi avait-il donné son bien le plus précieux à cette écervelée ? Après son triomphe, tandis que la salle applaudissait encore, son coeur avait bondi dans sa poitrine. L’excitation du moment avait provoqué un surcroit de générosité et le besoin de décharger le trop plein d’émotions. Il s’était senti libéré en faisant sa demande en mariage dans la précipitation. Et en offrant la bague. Il n’avait pas suffisamment réfléchi.

 

Le jour pâle se lève sur la campagne. Les assistantes et le chauffeur retrouvent leur employeur sur la lande. Il erre depuis des heures dans les champs, au milieu des bruyères et de la luzerne, hagard, le regard hébété et il est sale. Ils le ramènent vers la voiture, sans parler de la bague. Ils ont oublié le bijou de pacotille. La fille est introuvable, mais ils ne sont pas certains qu’elle était à bord.

 

Il n’ouvre pas la bouche, personne ne dit mot. Quand ils arrivent en ville, ils l’emmènent à l’hôpital où il tombe immédiatement dans le coma. Les médecins pensent que c’est une conséquence de l’accident, ils vont faire tous les examens. Mais ils ont attendu trop longtemps. Des lésions irréparables pourraient avoir endommagé le cerveau. 

 

De retour chez elle, la stagiaire fait réparer la bague cassée. Elle la trouve abominable, mais c’est de l’or. Elle donne carte blanche au joaillier pour qu’il la transforme en un beau bijou ou même deux s’il y a assez de matière. Elle va régulièrement à l’hôpital rendre visite à son ancien employeur. Il ne s’est toujours pas réveillé. L’élection est passée, cependant elle éprouve la nécessité de venir le voir et de lui parler. C’est une sorte d’obligation morale qu’elle s’impose, car elle ne lui doit rien. Quelqu’un lui a dit qu’il l’entend certainement quand elle soliloque. Elle est un peu triste pour lui car peu de gens s’intéressent à lui maintenant. Il n’a pas été élu et tout le monde semble l’avoir oublié depuis l’accident. Et pourtant cela s’est passé il n’y a pas si longtemps.

 

Un beau jour, elle arrive dans la chambre alors que le soleil rayonne par la fenêtre entrouverte. La bague est à son doigt, métamorphosée en deux anneaux fins inséparables, torsadés l’un contre l’autre. Tandis qu’elle lui parle comme habituellement, il ouvre enfin les yeux et sort du coma. La première des choses qu’il aperçoit c’est l’anneau qui scintille à la main de la jeune fille. C’est comme une résurrection. Bouleversée, elle se met à crier et le personnel de l’hôpital se précipite dans la pièce.

 

La stagiaire est écartée sans ménagement et s’enfuit avec amertume dans le couloir de l’hôpital.

 

Une fois les différents contrôles réalisés et la surveillance mise en place, l'infirmière explique au malade la raison de sa présence à l’hôpital. Une enquête de police est en cours. La jeune-fille avec laquelle il serait parti en voiture a disparu. Il demande que l’assistante revienne le voir. Il a complètement oublié la fille avec laquelle il a quitté la salle du meeting. Il ne sait même plus qui elle était, ni si elle était avec lui ou pas dans le bolide lors de l’accident. Probablement pas, pense-t-il, elle n’avait pas aimé la bague, son gage de confiance, il n’avait pas pu accepter qu’elle parte avec lui. C’est tout ce dont il se rappelle.

 

Lorsque la stagiaire arrive dans la chambre, il lui demande aussitôt d’où vient la bague qu’elle porte au doigt. Elle rougit et avoue qu’elle l’a trouvée dans le bois, près de l’accident. Alors il se souvient. La passagère était comme folle car il conduisait trop vite. Elle avait peur. Elle avait attrapé le volant brusquement et fait faire une embardée au bolide. C’est elle qui avait provoqué l’accident.

 

Mais qu’était-elle devenue ? Pourquoi la bague était-elle cassée ?

 

-- Peut-être ne voulait-elle pas que vous soyez élu, suggère la stagiaire.

-- C’est réussi, murmure-t-il, je ne suis plus rien.

-- Mais quelle est cette bague ? demande la jeune-fille.

-- Elle a perdu tous ses pouvoirs, soupire-t-il. Cassée, réparée, elle ne vaut plus rien.

 

Il renvoie tout le monde. La chambre se vide instantanément. L’assistante s’apprête à partir en dernier quand il la rappelle.

 

-- Mademoiselle, voulez-vous m’épouser, demande-t-il car il veut relancer sa chance.

-- Je suis désolée, répond la fille, mais vous n’êtes pas du tout amoureux de moi. Et je suis déjà fiancée. 

-- Mais avec qui ? gémit-il en voyant sa dernière possibilité de remettre la main sur la bague lui échapper.

-- Avec celui qui a été élu à votre place, dit-elle tranquillement.

 

Elle est sûre d’elle. Tandis qu’elle s’éloigne, il murmure que l’anneau magique a transféré ses pouvoirs sur cette fille. 

 

-- Je suis maudit maintenant, pense-t-il avec une grande tristesse. Il repense à cette brocante dans un village, où il avait trouvé en fouillant dans un petit coffret ouvragé la bague. Elle était relativement terne, mais il avait senti en la touchant une attirance. Comme si l’objet en or lui avait parlé. Il l’avait frottée longuement avec un chiffon doux pour lui rendre son éclat. Elle était si belle, si extraordinaire, enchantée. Son souvenir le hanterait toujours.

 

Dépité, ayant perdu tout espoir et toute crédibilité, il décide de changer de métier. Il se reconvertira et créera des bijoux. Il a déjà une idée de modèle en tête, quelque chose d’unique et d’original, qui fera certainement fureur.

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