Une exposition avait lieu dans la salle des fêtes de la petite mairie du village. Tous les artistes locaux pouvaient, s’ils le voulaient, apporter une fois par an à l’équipe chargée de la culture une ou même plusieurs de leurs œuvres. Les peintures ou sculptures sélectionnées par un petit comité composé de l’édile et de quelques membres éminents du conseil municipal étaient ensuite accrochées aux murs ou disposées sur des tables.
La mise en place de cette manifestation était toujours fort compliquée. Elle supposait déjà que les participants du comité se mettent d’accord sur le choix des œuvres, ce qui prenait un temps infini. En général, l’opération commençait le matin et durait toute la journée, ponctuée le midi par un repas à l’auberge du village (qui s’éternisait), et un apéritif en fin d'après-midi pour fêter les décisions judicieusement prises. Une fois que les élus avaient opté pour les créations à exposer, l’équipe de la culture préparait la salle après un bon nettoyage. Il y avait parfois nécessité de repeindre les murs pour mettre en valeur les tableaux, c’était l’occasion de rénover la salle des fêtes qui se salissait beaucoup. La femme du maire dirigeait les opérations d’une main de maître, car elle-même dessinait et peignait des aquarelles et voulait absolument que l’événement soit une réussite.
Elle se chargeait de préparer le dessin de l’affiche et des prospectus pour annoncer la manifestation. Ceux-ci seraient diffusés dans tous les commerces des villages alentour. La photocopieuse couleur de la mairie reproduisait en nombreux exemplaires la création artistique de l’épouse du maire. Elle aimait elle-même distribuer la publicité, profitant de l’occasion pour discuter longuement avec les marchands, flattés par ces attentions personnalisées. Elle attendait que l’affiche soit installée dans la vitrine et la pile de brochures posée sur le comptoir, ostensiblement, avant de repartir.
L’exposition débutait par un vernissage qui rassemblait, outre le maire et ses conseillers, les notables de la région, les artistes exposants, ou ceux qui regrettaient de ne pas avoir proposé leurs productions cette année, ou ceux qui enrageaient de ne pas avoir été retenus. Les critiques acerbes fusaient de toutes parts, mais c’était toujours un moment convivial et les petits fours apportés par la boulangerie du village étaient délicieux, accompagnés d’un petit vin blanc sucré qui plaisait à tout le monde.
L’un des membres de l’équipe de la culture prenait des photos qui seraient publiées dans le journal local et feraient jaser la population pendant des semaines.
Une fois le vernissage terminé, l’exposition durait une bonne semaine au cours de laquelle les visiteurs pouvaient venir admirer les oeuvres. Les villageois se déplaçaient ou pas, selon qu’ils avaient voté pour Monsieur le maire ou pas, ou bien s’ils lui étaient redevables d’une petite largesse ou lui en voulaient de ne pas leur en avoir accordé
Cette année-là, un artiste inconnu avait apporté une statue de bronze représentant une jeune femme élancée. Elle marchait pieds nus sur son socle carré, vêtue d’une robe fluide qui drapait ses longues jambes et dévoilait ses chevilles. Son visage fin était expressif et résolu, elle regardait droit devant elle comme si elle partait conquérir le monde.
La statue avait été placée sur une console devant une fenêtre qui donnait sur le jardin de la mairie. En cette saison, la végétation était foisonnante. La jeune fille apparaissait aux visiteurs comme sortant d’une forêt, lorsque la croisée derrière elle était ouverte.
Le jeune jardinier de la mairie bêchait un carré de terre pour y planter des fleurs. Il ne participait pas du tout aux événements organisés par l’équipe de la culture, chacun s’occupait de son propre domaine. Il avait assez à faire avec son jardin. Comme tout le monde dans le village, il avait entendu parler de l’exposition mais ne s’y était pas intéressé. L’affiche de la femme du maire lui paraissait prétentieuse et de toute façon il n’aimait pas l’art, il trouvait les oeuvres factices par rapport à la beauté de la nature.
Il était taiseux, renfrogné et ne se liait avec personne. Il vivait seul dans sa maisonnette à l’extrémité du village, ayant quitté la ferme familiale pour venir travailler à la mairie.
Relevant la tête et redressant le dos après avoir creusé les sillons dans la terre meuble, il vit soudain devant lui la statue, immobile de l’autre côté de la fenêtre ouverte. Dans la ramure des arbustes autour, les oiseaux bruissaient, comme s’ils admiraient la haute silhouette brune qui marchait éternellement sans jamais réellement s’en aller.
Il fut frappé par l’allure juvénile, le mouvement de la jupe qui s’enroulait, le petit visage qui regardait vers l’avant, le menton fier. Il la voyait de profil, et presque de dos. Mais il était bouleversé. Il n’avait jamais rien vu qui le touche autant. Il avait la sensation que la fille était vivante, qu’elle allait se mettre à courir, quitter son piédestal, bondir et s’enfuir de la salle des fêtes.
Il planta sa bêche dans la terre et posa les deux mains sur le manche, incapable de poursuivre sa tâche tant il était troublé. Il lui fallut un bon quart d’heure pour reprendre ses esprits et se remettre au travail. Mais sans cesse ses yeux retournaient vers la jeune fille, pour s’assurer qu’elle était bien là, qu’elle était toujours aussi belle et que le temps n’aurait pas de prise sur elle.
La journée passa dans un brouillard absolu. Il ne savait plus ce qu’il faisait, tous ses sens étaient perturbés. Ses pas le ramenaient toujours dans l’angle de la fenêtre pour observer la statue, emplir ses yeux de cette vision qui lui procurait tant d’émotions incontrôlables.
En fin de journée il rentra chez lui cependant il ne réussissait pas à oublier la jeune-fille. Il dîna et se coucha, mais il ne pouvait pas dormir. L’image persistait dans ses pensées, comme une obsession dont il n’arrivait pas à se débarrasser.
Soudain il réalisa qu’il n’avait même pas vu son visage. Il ne connaissait que l’esquisse de son petit nez et de son menton, et d’une joue qui devait être douce. Comment étaient ses yeux, ses mains, il ne le savait pas. Il décida de se lever en pleine nuit, l’insomnie le rendait fou. Il s’habilla méticuleusement, brossa ses dents, peigna ses cheveux et mit une chemise propre, comme s’il allait rencontrer une fiancée (qu’il n’avait pas), pour lui demander de l’épouser.
Il partit dans la nuit noire en direction de la mairie. Il savait où trouver une clé pour ouvrir la porte, sous un vieux pot de fleurs. Il pénétra dans le bâtiment silencieux, protégé par aucun garde ni aucune alarme. Ses pas résonnèrent sur le carrelage des salles vides et il se dirigea sans hésiter vers la salle des fêtes. La double porte en bois n’était même pas fermée à clé, tant les voleurs étaient peu redoutés dans le village.
La pièce était plongée dans une semi obscurité, la lumière de la lune entrait par les fenêtres dépourvues de volets, et baignait l’espace d’une clarté pâle. Elle était là, devant lui. Elle marchait vers lui, déterminée, sûre d’elle. Il approcha et s’arrêta, muet de stupeur.
Elle était encore plus belle que dans son souvenir, ou son imagination. Son visage était d’une délicatesse à couper le souffle. Un rayon lumineux reflété par une croisée opposée illumina ses yeux et elle devint vivante, pendant quelques instants. Elle allait parler.
Il resta devant elle pendant un temps infini, puis alla chercher une chaise car il ne tenait plus debout. Ainsi, elle le dominait de toute sa hauteur, conquérante, rapide mais en même temps douce, ravissante, enjouée. Ses formes étaient symétriques, son corps était parfait, généreux, frais. Elle était comme une fleur qui va s’ouvrir, il s’attendait même à sentir son parfum.
Plus le temps passait, plus il semblait fondre devant elle. Il se liquéfiait, il lui donnait sa vie pour qu’elle s’en empare et se mette en mouvement. Il n’était déjà plus lui-même, la plupart de ses fluides avaient migré vers elle et elle commençait à bouger. Lui se paralysait petit à petit alors qu’elle remuait la tête et ses jolis pieds. Et soudain, il s’écroula sur le sol. Son corps ne le soutenait plus. Elle bondit par terre et s’approcha de lui. Elle déposa un baiser sur son front et marcha vers la porte. Quelques instants plus tard, elle s’enfuyait dans la nuit.
Le lendemain matin, l’équipe chargée du nettoyage de la mairie trouva le corps du jardinier transformé en statue. Il était roulé en boule sur le sol au pied du piédestal où se trouvait auparavant la statue de la jeune-fille. Des grands cris furent poussés car tout le monde reconnut aussitôt le jeune jardinier. Tout le personnel de la mairie accourut, puis tous les villageois se déplacèrent vers la salle des fêtes pour constater l’effroyable chose par eux-mêmes.
L’événement était incroyable et il généra beaucoup de perplexité. Il y eut une enquête de police, de nombreux journalistes vinrent sur place et aucune explication ne fut trouvée. L’artiste qui avait réalisé la sculpture était fou furieux, mais il fut impossible de retrouver son oeuvre. Il exigea des dédommagements, dont monsieur le maire put s’acquitter grâce aux bénéfices engrangés par l’affaire. En effet, l’afflux de visiteurs curieux qui voulurent voir le lieu du drame nécessita l’aménagement d’un parking payant.
La salle des fêtes resta close pendant des mois, puis fut laissée à l’abandon. Plus personne n’avait envie de s’y amuser. Un autre local fut choisi pour les futures expositions, encore que l’épouse du maire ne se sentît plus très motivée pour les organiser.
Le jeune jardinier fut enterré dans le petit cimetière du village. Certains esprits mélancoliques racontaient que parfois la nuit, une fine silhouette se glissait entre les tombes et chantait une triste mélopée en mémoire du pauvre garçon. Mais tout le monde dans le village savait que ce n’était qu’une légende, les fantômes n’existent pas.
Plus personne ne voulut s’occuper du jardin de la mairie, les villageois pensaient qu’il portait malheur. Comme les arbres et les fleurs y poussaient en liberté, il devint une sorte de jungle remplie d’oiseaux et d’écureuils. A la nuit tombée, les belles jeunes filles aimaient venir se reposer sous la frondaison, sur un vieux banc de pierre. Elles écoutaient les chants et le bruit de la source, et elles savaient qu’en cet endroit elles pourraient rencontrer leur futur fiancé.
Shâmse
PS Moi aussi j'étais triste pour le jardinier.