La baleine nous mène en bateau - Sol en Si

Par Pouiny
Notes de l’auteur : https://youtu.be/w4oA_TKy_RI

Nous avions 7, 8 et 10 ans. Enfants de musiciens et de professeurs, nos parents nous avaient offert beaucoup d’œuvres, d’histoire et de chansons pour notre âge. Nous avions plusieurs recueils de Marlène Jobert, notre mère nous lisait les contes du ramadan, l’Histoire de la France adaptée pour les enfants ainsi que des feuilletons des légendes grecques. Avec une telle éducation, nous étions devenus des enfants passionnés par les mythes, la musique et toutes les formes d’art de manière générale. Nous avions appris à utiliser les enceintes qui étaient dans ma chambre pour pouvoir écouter les CD de nos contes musicaux : il y avait Le soldat rose, Neige et le peintre, et celui qui m’intéresse ici, Sol en Cirque.

 

C’était un album écrit au profit de l’association Sol en Si, signifiant Solidarité enfant Sida, il racontait l’histoire de plusieurs animaux vivants sur une île loin de tout, obligés de la quitter pour sauver un éléphant malade. Chaque moment de l’histoire était découpé par des chansons interprétées par différents artistes. Et nous, enfermés dans ma chambre, nous reconstituions le récit de notre manière, en jetant innocemment tout ce qui était possible de mettre par terre.

 

De toutes les chansons du disque, il y avait celles que l’on préférait, celles qui nous faisaient un peu peur par leur bizarrerie, et celles qui nous ennuyaient, car difficiles à comprendre pour des enfants de notre âge. Mais quand nous lancions son histoire, nous les laissions toutes se dérouler, comme si la narration était quelque chose de sacré qu’il nous était interdit de couper. Et dans toutes ces chansons qui ont marqué mes jeux d’enfant, une a particulièrement teint ma mémoire ; La baleine nous mène en bateau.

 

 

L’éclairage jaune un peu sale de ma chambre représentait un soleil étouffant. Le soir tombait, le ciel n’offrait plus beaucoup de luminosité et les lampes de ma chambre n’avaient jamais été vraiment efficaces. Mais un peu d’imagination suffisait. J’étais allongé par terre, près de l’enceinte : si le disque sautait à cause de légères rayures, il était de mon devoir de taper sur le boîtier en espérant que ça passe.

 

Autour de moi, le sol grouillait de jouets. Ma sœur avait empilé tous les coussins, toutes les peluches que nous possédions sur mon lit, devenant si recouvert que mon frère était presque capable de toucher le plafond. Tous les animaux de l’histoire étaient là. Même si ceux qui étaient tombés auraient dû finir noyés. Car désormais, mon lit s’était transformé en une immense baleine qui nous emmenait en voyage. Mon frère était debout, le pied sur le rebord comme s’il était un capitaine scrutant l’horizon.

 

« Ça fait déjà trois jours qu’on a quitté notre île et qu’on a navigué, sans jamais croiser la moindre ville… » Ma sœur prenait soin de notre peluche qui représentait également sur quoi on voguait ; Lucas, son requin-baleine gigantesque qui lui avait été offert pour avoir arrêté de sucer son pouce. Nous aimions toutes nos peluches, même celles qui étaient misérablement tombées à mes pieds. Nous chantions doucement, au son de l’enceinte, sans oser la couvrir. Chanter ne nous posait pas de problème, nous suivions des cours depuis nos cinq ans ; mais pour ces instants de jeux se mêlant à de l’écoute attentive, nous profitions de ce petit moment de plaisir.

 

« Mer du nord, mer du sud, merde alors! Où qu’on va? » Qu’est-ce qui nous plaisait, dans cette chanson ? Cette guitare douce et mélancolique, ce gros mot si inhabituel dans les musiques pour enfants qui nous faisait vibrer d’interdit quand nous le chantions, ou bien tout bêtement ce qu’elle représentait, qui était si facile à jouer ? Imaginer le voyage sans fin, bien que décrit comme épuisant, nous permettait d’exalter. La mise en scène était simple, mais en même temps enivrante. Dans une mer de peluche, tout semblait prendre sens.

 

Tous ces jeux-là, si fréquent dans mon enfance, se sont stoppés avant même qu’on en prenne conscience. Je n’ai plus aucune idée d’où peut être ce CD de Sol en Si, désormais. Les peluches ont trouvé une place immuable de décoration et scrutent le sol où elles atterrissaient avec envie. Mon lit a arrêté de se transformer en baleine, et nous avons quitté cette époque de complicité sans un regard en arrière. Il est difficile de réaliser quand prennent fin nos jeux d’enfants.

 

Mais cette chanson est restée dans ma mémoire, et toujours me rappellera ces moments où nous devenions des matelots de baleine, en perdition sur une mer immense, et où sur les murs de ma chambre se dessinait un horizon radieux.

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