Tout ceci s’est passé alors que le monde était encore en stase. Combien de mois d’arrêt commençaient à peser ? Autour de moi, les musiciens se décourageaient, les théâtres désespéraient, les associations de danse mourraient et moi, je m’éteignais. Les études ne tenaient que sur un fil, entre l’ouverture et la menace de fin d’activité. Tout devenait imprévisible, difficile, souvent même impossible. Je voyais parfois des heures de séance avec mes élèves s’effondrer en une déclaration la veille au soir. Mais les écoles ne fermaient pas, alors malgré toute l’absurdité de la situation dans laquelle nous évoluions, nous continuions, avec bien peu de réconfort pour tenir. Toute la vie artistique semblait en pause forcée, jusqu’à ce que Mafumafu réalise une annonce qui fasse exploser en un instant tout un coin d’internet.
Habitué à l’isolement, car considéré hikikomori depuis plusieurs années, le chanteur japonais avait maintenu un rythme d’enfer durant toutes les déclarations sanitaires, jugeant que ses publications et musiques en prenaient désormais d’autant plus d’importance. Mais rien ne nous avait préparés à la surprise qu’il avait réservée à ses fans. Je vis apparaître dans mon fil d’actualité une vidéo au fond noir avec une phrase écrite en blanc comme tout titre, et bien que je savais que je ne saisirais pas grand-chose, je cliquais sur l’annonce. Le peu que j’en compris me laissa pantois.
Un concert dans le Tokyo Dôme, un des stades les plus grands et les plus populaires du Japon, retransmis en direct gratuitement dans le monde entier. Après plus d’une année de fermeture et d’inexistence, cela sonnait comme une blague. Mais au ton de sa voix, surexcité, il était clair que le projet, aussi absurde qu’il fût, allait voir le jour. Il n’y allait avoir personne dans le public, et donc aucune vente de billet ; le spectacle reposait sur les dons et le merchandising lancé de manière temporaire pour l’évènement. L’influence de Mafumafu pouvait se passer de public réel.
Il avait appelé ce spectacle spécial « Hikikomori demo LIVE ga shitai ! », qui signifie grossièrement, « Même les hikikomori veulent voir ce live ! », avec un jeu de mots apportant un deuxième sens à ce titre, pouvant être lu : « Même les hikikomori veulent vivre ! ». Ce genre de double sens étant très apprécié de Mafumafu, rien que le titre était une signature de sa pâte. Ce concert allait devenir un des projets les plus importants de l’artiste et une révolution des Lives concert.
J’avais toujours rêvé de partir au Japon pour espérer le voir à l’œuvre au moins une fois dans ma vie, et voilà qu’il m’offrait ce rêve sur un plateau. Je notais la date en rouge sur mon calendrier, faisant attention au décalage horaire entre le Japon et la France. Tout mon entourage était au courant de ce concert-anomalie : intrigué, mon colocataire m’avait promis d’assister au concert avec moi, dans sa chambre, sur son écran de télé. Je n’avais plus qu’à souhaiter que, pour les jours qui me séparaient du spectacle, aucun imprévu ne se déclare.
Avec beaucoup de chance, il n’en fut rien. Le 5 mai au matin, je pris mes petits lapins et m’installais sur le lit de mon colocataire. Nous avions de quoi boire, à manger, du bon son, un public d’animaux et de peluches, et la télé affichait un message d’attente. Je discutais en parallèle avec lui qui, malgré son travail, s’était connecté au live de Mafumafu en toute discrétion. Tout le monde était prêt ; une tension de concert se ressentait même à des milliers de kilomètres et séparés par un continent. Quand son cri résonna dans tout le stade, accompagnant les flashs de lumière qui le découpait, je compris que je ne pourrais plus bouger.
J’avais déjà vu des rediffusions, des extraits de performance japonaise et je connaissais leur amour des spectacles son et lumière. Mais tout allait bien plus loin que ce que je pouvais imaginer. La scène s’illuminait, le plafond brouillait d’un nuage violet, des éclairs tombaient sur les sièges vides du Tokyo Dome, alors que Mafumafu était éclairé par ses propres clips vidéo. Les projecteurs tournaient dans tous les sens, créant des couleurs à la limite de l’épileptique. Et il était là, au milieu de tout ça. Plusieurs caméras le filmaient, de tous les points de vue. Malgré toute la débauche technique, le concert ressemblait parfois à une énorme répétition générale. Le silence pesant qui nous prenait à la fin de chaque chanson nous faisait oublier que nous étions des dizaines de milliers à l’écouter en direct à travers le monde entier. Sur le chat de discussion s’échangeait des messages japonais bien évidemment, mais également anglais, russe, espagnol, et pour la postérité je laissai un petit mot français, un seul avant de tout fermer.
À peine quelques mois plus tôt, il refusait de montrer son visage dans un de ses clips. Désormais, tout le monde le voyait : maquillé, habillé, mais découvert. Il m’était arrivé de craindre qu’il ne chante pas si juste que ça en concert, sa maîtrise me prouva à quel point j’avais tort. Tout s’enchaînait à une vitesse folle. Les chansons, les différentes tenues, les interludes, tout se comblait beaucoup trop bien en deux heures, à tel point qu’il me semblait observer une grande fresque, un tout avec sa cohérence malgré les changements d’ambiance, de mélodie et de tempo.
Je reconnus tous les titres, un par un, sauf le seul qui était inédit. Je me surpris à chanter avec lui tous les passages dont je me souvenais par cœur, ce qui en faisait beaucoup. Quand il s’arrêtait pour s’adresser au public, je n’étais qu’encore plus attentif, essayant d’en comprendre le plus possible. Et toutes les chansons que j’avais apprises, chantées et aimées revenaient les unes après les autres. Parfois surgissaient celles que j’adorais et écoutais régulièrement. D’autres fois, je m’en rappelais certaines qui avaient disparu de mon quotidien musical. Mais tout, sans exception, me parlait toujours, malgré les années et les changements qu’elles avaient pu apporter. Même en essayant d’être le plus rationnel possible, Mafumafu m’apparaissait désormais inévitablement comme ce que j’avais plus proche d’une idole dont j’admirais le modèle, rêvant de devenir, juste un peu, comme lui. Capable de chanter et de crier, de transmettre une énergie folle, seul sur le milieu de scène, alors que personne ne lui faisait face.
Quand le concert toucha à sa fin, je le sauvegardais aussitôt dans un coin de mon ordinateur, de peur que la vidéo soit supprimée comme il l’avait été originalement annoncé. Mais curieusement, ceux qui s’en occupaient revinrent sur leur décision, et la représentation autrefois live resta en ligne. La qualité était telle qu’en le revisionnant, il était difficile de penser que tout avait eu lieu en direct. J’avais pu assister, et écouter encore et encore ce concert, sans avoir à débourser un seul centime. S’il m’avait fallu payer une place virtuelle, malgré tout mon amour pour cet artiste, je n’en aurais sûrement pas eu les moyens ; tant et si bien qu’il m’est délicat de décrire à quel point tout ceci me semble un immense cadeau que Mafumafu a pu me faire.
À la suite du concert, en rentrant chez nous, celui qui m’était cher me fit une surprise : une peluche de la mascotte de Mafumafu, d’ordinaire vendue uniquement au Japon. Il n’avait même pas idée de qui était ce chanteur avant de me rencontrer, tout comme mon colocataire. Mais quand je parle de lui, je suis si fébrile que tous autour de moi ont bien compris l’importance toute particulière que revêtent à mes yeux sa voix et sa musique. Ainsi, je maintiens mes états d’âme, parlant de lui, incitant le plus de personnes possible à écouter un concert en entier tant qu’il est encore disponible, tout en sachant que peu le feront. Mais si je pouvais allumer une flamme, même une seule, peut-être continuerais-je alors de me rapprocher de ce que j’admire.