La barrique

Notre Lieutenant nous ordonne de faire le point sur nos munitions et de continuer activement la surveillance. Nous nous exécutons sur le champ. Pendant que je scrute l’horizon, les soldats font le point sur nos réserves.
« 8 chargeurs de 5,56 , 1 bande de 12,7 » dit le caporal.
« Plus mes 6 chargeurs »: je lui réponds.
Il prend le combiné du poste de radio afin d’informer notre lieutenant de ce qui nous reste. Tout en observant, j’écoute attentivement les comptes rendus de chaque poste de combat, il

 était bien temps qu’il ordonne le cessez le feu, car nos munitions ont fondu comme neige au soleil. Il serait impossible de tenir plus d’une demi-heure de plus sans prendre le risque de se retrouver totalement à sec. La situation s’aggrave par l’éloignement géographique de notre base, dans l’incapacité à nous ravitailler dans les heures qui suivent. Le chemin pour arriver sur notre position est bien trop étroit et trop exposé à une embuscade pour y envoyer un convoi. Pour le soutien aérien c’est pareil, la météo n’est pas de notre côté. Tous les éléments se sont retournés contre nous, nous mettant dans une situation très délicate. Nous nous retrouvons donc complètement seuls avec peu de munitions, qui ne permettent pas de tenir face à un nouvel assaut sur nos lignes.
Les heures passent, sans problème. Le lieutenant essaya plusieurs fois de convaincre notre état major, en vain, ils ne voulaient rien entendre, nous devions nous débrouiller seuls. Dans notre poste, nous nous sommes organisés, à tour de rôle, pendant qu’un de nous monte la garde les 3 autres peuvent se reposer, essayer de dormir quelques minutes. Dormir , c’est un grand mot dans ces conditions. Il fait froid, humide, malgré

 notre équipement . Nous n’avons pas bougé depuis des heures et rien ne pourra nous soulager de ce froid pénétrant. Pour couronner le tout , il se met à pleuvoir une pluie fine, qui commence à s’infiltrer par le toit rendant le sol encore plus boueux qu’habituellement.
Je m’endors enfin, toujours aussi calme, paisible, comme si tout ceci n’est que normalité, une journée de travail ordinaire, un retour à la maison avec une bonne tasse de café, une bise au gamin dans son lit avant qu’il ne s’endorme, puis s’endormir serein dans son lit et tout recommencer le lendemain.
Le froid et l’humidité persistant ne tarde pas à me réveiller. Je ne sais pas combien de temps j’ai passé dans les bras de Morphée, une heure ou deux pas beaucoup plus. Le jour ne s’est pas encore levé, mais nous distinguons un peu mieux l’horizon. 2 de mes camarades dorment l’un contre l’autre, épuisés. En guise de petit déjeuner, je sors de ma parka une cigarette et mon briquet, puis me cache dans le fond de notre poste pour pouvoir l’allumer sans faire trop de lumière, ce qui pourrait trahir notre position à un éventuel sniper Serbe. Les premières bouffées me brûlent les poumons et me font tousser comme un tuberculeux en fin de course. Si j’avais voulu être discret c’est raté.

 « Pas de mouvements?» je demande à celui en observation « Non caporal-chef, RAS » me répond-il.
« Tu as dormi un peu? »
« Non caporal-chef, pas encore » dit-il
« Ok je prends ta place, essaye de te reposer un peu »
« Reçu »
Je me poste à sa place, récupérant le matériel de vision nocturne et positionnant mon arme. Je reste des minutes en observation, pas de mouvement, pas âme qui vive . Je cherche à scruter la position Serbe, mais je ne distingue absolument rien, impossible de savoir dans quel état se trouve leur campement. Je cherche également à trouver d’éventuelles victimes au loin devant notre poste, mais rien, pas un corps. Ce qui est assez étonnant. Comment est-il possible que nos assaillants aient pu survivre à ça? Un véritable tsunami de métal brûlant a déferlé sur eux, il est donc peu probable qu’ils aient pu y échapper.
Un message radio arrive de l’état major, nous ordonnant de tenir nos positions et de nous préparer à une action Serbe dans les prochaines heures. Sympa le message, eux sont tranquillement installés au chaud, surement devant un bon café et ils nous annoncent ça comme si tout était normal.
Une action Serbe ? Comment peuvent-ils le savoir? Pour le moment il ne se passe rien, c’est le calme plat.

 Le jour commence à pointer le bout de son nez. Un de mes camarades me remplace à mon poste d’observation, moi je m’installe à l’écart pour m’en griller une. Un bruit, puis deux, trois se font entendre au loin, puis un sifflement au-dessus de nos têtes suivi immédiatement par des explosions qui font trembler le sol sous nos pieds. Nous comprenons très vite que les Serbes nous pilonnent au mortier. Bordel notre état major avait donc raison, la réaction Serbe était donc inévitable. Nous n’avons pas le choix que d’attendre dans notre poste de combat, en espérant que les obus ne viennent pas nous tomber dessus. Chaque fois que nous entendons le claquement du départ des mortiers au loin, nous attendons avec impatience et avec soulagement l’arrivée de celui-ci , encore à coté, celui-ci n’est pas passé loin, ça se rapproche. Heureusement les tirs cessent rapidement, mais la tension est à son apogée: comment être détendu après ça?
« Tout le monde reste sur sa position » crie le lieutenant à la radio.
J’ai envie de lui répondre « non, sans déconner, moi je voulais sortir chercher des champignons, connard! », mais à la place je réponds :
« Reçu ! » Oui ça passe mieux tout de même avec un officier.

 Jusqu’à midi tout était calme, pas un seul tir n’a été échangé. C’est donc la fin des hostilités, nous allons enfin retrouver notre semblant de tranquillité ?
Je décide de retourner à mon poste, notre lieutenant ayant décidé de baisser d’un cran la menace. De retour dans le poste de commandement , ni notre officier , ni l’adjudant ne s’étonnent de la situation. J’étais tout de même censé rester derrière mon poste de radio, mais rien.
J’échange rapidement avec celui à qui j’avais laissé ma place la veille. Les documents sont tenus à jour, il avait bien rempli sa mission.
La journée continua ainsi comme toutes les autres auparavant. Puis la nuit tombée, nous nous retrouvons attablés, l’alcool toujours présent, celui-là ne nous quittait jamais. Nous rions, buvons, nous remémorons cette nuit d’angoisse, nous évacuons. « Demain matin il faudrait aller en reco » lance l’adjudant déjà imbibé d’alcool.
« Oui on va voir » lui répond le lieutenant.
Je laisse mes camarades à leur beuverie et sors me griller une clope. Le ciel est dégagé ,laissant briller des milliers d’étoiles dans cette nuit noire. Il n’y a pas de bruit, hormis les rires des piliers de comptoir restés dans le poste. Je tire doucement sur

 ma cigarette , je suis seul, je suis détendu, mon esprit se détache de mon corps, je ne suis déjà plus là.
« Réveil ! »
J’ai dormi comme un bébé, emmitouflé dans mon sac de couchage, sur mon lit picot. Je regarde l’heure, 7h00, c’est une grasse mat!. Je me lève donc, range rapidement mes affaires dans mon sac, replis mon lit. J’aime bien être tranquille, pouvoir faire un brin de toilette avant tous les autres et prendre rapidement mon petit déjeuner. Non pas que je n’apprécie pas la compagnie, mais de loin. En à peine un quart d’heure tout est plié, je suis prêt.
Pendant que les autres s’installent à la table pour boire leur café, moi je suis déjà derrière ma radio, je transmets le compte rendu à l’état major, un compte rendu très bref, il ne s’était rien passé cette fois-ci.
« On ira en reco tout à l’heure » me lance l’adjudant. J’acquiesce, sans demander pourquoi . Les ordres sont les ordres. Je suis le radio, qu’est-ce que je vais faire en reconnaissance? Mais bon sûrement un signe de confiance. Je suis étonné tout de même par cet intérêt soudain envers moi, c’est une section d’un régiment différent du mien, ils ne

 m’aiment pas beaucoup et souvent me le faisaient sentir. Mais n’ayant pas de radio il devait faire avec, détaché avec eux pour l’occasion.
La matinée passe sans encombres, on enchaîne les formalités: nettoyage de l’armement, compte rendu vers l’état major, contrôle du matériel. Les gars s’affairent au déjeuner, en attendant que tout soit prêt. Un des sergents à une idée extraordinaire: un combat de boxe.
Inutile de préciser que nous n’avons pas de gants, ce serait tellement plus simple. Seules les serviettes de toilette serrées autour des poings font office de protection.
Le premier combat avait débuté depuis quelques minutes a mon arrivée sur les lieux. Le sergent à l’origine de ce cirque et un soldat se corrigent sauvagement, je vois tout de suite que ce dernier ne fait pas le poids, les poings du sous-officier percutent violemment le crâne du pauvre homme qui tombe sur le sol.
Le sergent ragaillardi par sa victoire se trémousse comme un coq dans une basse-cour. Il me regarde et dit:
« Et toi le caporal chef, viens donc me voir, je vais te montrer ce qu’est un véritable troupe de marine »
Je ne sais pas comment je dois le prendre, il ne serait pas, par hasard, en train de se foutre de moi ?

 Si je n’y vais pas, je sais que mon séjour deviendra un enfer, ce sera railleries à n’en plus finir. Mais si je m’exécute bêtement, je risque de finir comme l’autre, le cul sur le sol.
Prenant mon courage à deux mains, je décide de rejoindre le mou du bulbe. On me prête deux petites serviettes que je m’enroule autour des mains. Et nous voilà à faire des petits sauts et à nous jauger comme deux coqs.
Il frappe le premier, me touche l’avant-bras avec une telle puissance que c’est mon poing qui s’écrase sur mon visage. Ça commence bien pour moi, en un coup j’ai déjà la tête qui tourne. Je n’ai pas le temps de réagir qu’il m'assène un second puis un troisième uppercut. Ma tête tourne de plus en plus, je sais que si il continue comme ça je vais m’effondrer comme une larve sur le sol. Il tente un nouveau coup, mais cette fois je réussi à l’éviter, je sais que c’est ma dernière chance, je dois profiter de cette opportunité pour le frapper. Je lance mon poing droit de toutes mes forces, non pas vers l’avant, mais en faisant un geste circulaire de la droite vers la gauche , qui emmène mon poing sur sa tempe avec une telle violence qu’il s’écroule immédiatement. Victoire très douloureuse, car ma main me fait souffrir, c’est mon pouce qui, n’étant pas protégé par la serviette, s'est écrasé sur la tempe du sous-officier. Mais

 cette victoire me fait oublier ma souffrance, j’ai réussi, je n’en reviens pas moi même, une chance inouïe.
Le sergent se relève et éclate de rire.
« Je savais que tu étais un vrai toi »
Les autres rient aussi, certains se mettent des coups de poings dans le ventre, sur l’épaule. De braves gars...
Débarrassé de mes gants de boxe, je me dirige vers le poste de commandement, la soupe est prête, je suis soulagé, je n’ai pas perdu la face devant eux, j’ai gagné le respect.
Le repas comme d’habitude finit en beuverie collective. L’adjudant, plein comme une barrique, continue de boire jusqu’à plus soif.
Le Lieutenant, décide de faire une sieste, de cuver quoi, j’aimerais en faire autant, mais la barrique n’a pas la même idée.
« Viens avec moi ! » me dit-il
Je sors du baraquement, il me précède, torse nu. Sur le coup tu te dis: « bon le vieux a sûrement trop chaud, puis avec tout ce qu’il a ingurgité ce n’est pas étonnant ». Mais tout de même, ou va t’on dans cet état ?
Il emprunte le chemin menant au poste avancé, je le suis toujours, pas d’arme, pas de casque, c’est la fête à dédé.

 « Mon adjudant on va où? » je m’inquiète.
Il ne me répond pas, tourne sur la droite, accélère la cadence et commence à s’enfoncer dans le bois. Moi toujours sur ses traces, je m’inquiète de plus en plus.
« Mon adjudant ? »
Il se retourne, me regarde
« On va monter à l’assaut de ces enfoirés! »
Mais oui suis-je bête, nous sommes deux, sans armes, l’autre tonneau est torse poil, il sent la vinasse à 10 kilomètres, une véritable distillerie à lui seul et on va prendre d’assaut, le poste Serbe en contrebas, comment n’y avais-je pas pensé plus tôt?
« Mon adjudant je fais demi tour » lui dis-je
« Je me demerderai tout seul enfoiré de radio !»
Je rebrousse chemin et laisse l’autre malade à son triste sort, qu’il se débrouille. A peine sorti de la forêt que j’entends déjà derrière moi, les pas pressants de mon guerrier torse nu, il a changé d’avis. Je ne me retourne pas et je file vite retrouver mon baraquement, pour profiter comme mes camarades d’une bonne sieste, l’adjudant , lui , bifurque sur un autre poste, sûrement pour se finir.

 Je m’enfonce enfin dans mon sac de couchage, autour de moi mes camarades dorment profondément. Je m’enfonce tout doucement dans mes rêves, tout se mélange, s’entrecroise, le passé lointain, le présent.....

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