Des explosions de feuilles orangées éclataient entre les arbres. Trois chiens affamés les poursuivaient, la langue pendante. L’automne avait déshabillé la forêt et Tournerine maudissait la saison morte de la trahir ainsi. Mais elle savait que ses longues pattes de hase devanceraient ses prédateurs, peu importe l’endroit où elle se trouvait. Elle espérait pourtant ne pas atteindre un cul-de-sac.
Tournerine zigzaguait entre chaque obstacle. Ses puissants membres agitaient l’eau des ruisseaux et se couvraient de boue créée par la pluie de la nuit. Elle aspirait goulûment l’odeur de terre mouillée et des champignons qui naissaient sur l’écorce. Sa gorge s’irritait à chaque bouffée d’air, mais la proie ne s’épuisait pas. Pas encore.
Tournerine bondit au-dessus d’un tronc étalé sur le sol et dévoré par les termites. Derrière elle, ses poursuivants la rattrapaient à toute allure. Non, ils ne l’auraient pas ! Un précipice se creusait droit devant elle. Le cœur au bord de l’explosion et les poumons en feu, elle accéléra. Les aboiements tonnèrent plus près.
Alors qu’une mâchoire suintante de bave claqua au niveau de sa nuque, elle sauta au-dessus du vide.
Le vent de l’automne soulevait la hase qui eut l’impression de voler. Ses pattes avant se tendaient vers le bord de la falaise. Ses premières griffes l’atteignirent et ses membres postérieurs poussèrent de toutes leurs forces sur la paroi pour remonter. Tremblante, Tournerine se tourna vers ses prédateurs qui avaient manqué de tomber dans le gouffre. Elle éclata d’un rire moqueur et sautilla dans une danse remplie de nargue. Les chiens grognèrent des insultes et lui promirent de la déchiqueter quand ils la reverraient. D’un coup de patte arrière, elle envoya un jet de sable et poursuivit sa course à travers la forêt.
La pression dans tout son corps s’évaporait à chaque buisson doublé. Les scions les plus bas fouettaient les rameaux de cerf qui s’élevaient fièrement sur le crâne de la hase. Tournerine se laissa porter par l’euphorie, remerciant la vie de l’avoir gardée près d’elle. Bientôt, elle aperçut les premiers arbres laids dépasser les chênes et les bouleaux.
La jackalope ralentit pour observer le sommet effacé par les nuages. Ses amis qui vivaient dans cette forêt grise sans branches ni feuillage les appelaient gratteurs de ciel. La plupart s’effritaient et ne pouvaient plus l’effleurer. De ce que Tournerine savait, les humains avaient construit leur nid dans ces arbres. Comment pouvaient-ils atteindre les cimes aussi rapidement ? Ils devaient courir, non ?
Ses pattes rencontrèrent le sol dur et fissuré de ce monde étrange. Des carcasses de monstres métalliques jonchaient les chemins boueux. Les petits rongeurs se faufilaient sous leur carapace tandis que les chats se détendaient sur leur long museau. Tournerine sortit du sentier pour s’éloigner de ces derniers.
Ce matin, la brume glaciale et épaisse serpentait entre les gratteurs de ciel. Mais ce qui mettait Tournerine mal à l’aise n’était pas ce lieu dépourvu de beauté. Non. C’était cette étrange ambiance, cette obscurité qui vêtait la forêt de gris. Elle dégageait une odeur atroce qui lui donnait mal au crâne si elle la respirait trop longtemps. De ce qu’elle savait, un fluide qui nourrissait autrefois les monstres métalliques en était fautif. Son ami Seeky lui avait expliqué que ces grosses bêtes permettaient aux singes nus de se déplacer. Pourtant, parmi les arbres de pierre, la jackalope perçut un parfum agréable. Fort et enflammé. Guidée par son odorat, elle fondit vers un nid d’humains. Elle bondit à travers l’une des ouvertures dentées de verre et atterrit au milieu des décombres.
Tournerine inspecta le lieu encombré de bois métamorphosés et brisés. Elle ignorait à quoi avait servi ces étranges surfaces. Seeky appelait ça des tables, des meubles, des lits ou des chaises, même s’il existait une immense variété de synonymes. Les noms dépendaient de la taille et de la forme. En tout cas, l’un d’eux cachait une délicieuse odeur et le cœur de la hase battait d’excitation en imaginant quel butin elle allait découvrir.
De ses cornes de cerf, elle retira les débris de bois qui bloquaient son passage. Puis, elle se faufila derrière le meuble (ou la table, ou que savait-elle encore…) qui recelait diverses bouteilles. Des objets qui ne lui étaient pas inconnus, car elle en retrouvait dans sa forêt natale. Certaines avaient éclaté à cause d’une chute, d’autres se vidaient sur le sol. Enfin, Tournerine découvrit la source de la succulente odeur.
Un des contenants rectangulaires répandait la boisson préférée de son espèce.
Du whisky !
Tournerine sautilla de joie et se calma aussitôt. Elle craignait qu’un autre jackalope la rejoigne, lui aussi attiré par cette saveur unique, et qu’il le lui vole. Sans plus attendre, elle lapa le liquide. Sa langue et sa gorge s’embrasèrent. La boisson la revigora et provoqua en elle une puissante euphorie. L’esprit encore clair, elle termina le contenu et tomba nez à nez avec des araignées qui avaient tissé leurs toiles contre les parois. Sous leurs œuvres jonchaient quelques cadavres de rats. La hase s’approcha d’un des corps. Parmi les rongeurs gisait celui d’un moineau. Tournerine l’inspecta. La petite bête était entière et propre. Les premières mouches se posaient déjà sur ses plumes pour y pondre des œufs. L’oiseau fixait la jackalope, le bec béant et l’œil vitreux. C’était comme s’il était mort de terreur. Tournerine y plongea son regard dans ce sombre vide.
Les dents découvertes, il poussait un râle qui glougloutait dans le sang. Le liquide rouge s’éjecta de sa gorge et parsema son pelage noir.
Des flashs…
Des cris stridents sciaient les tympans de la forêt. La prédatrice venait de planter ses crocs empoisonnés.
Oui, peut-être que le moineau était décédé à la suite d’une intoxication. Après tout, ces créatures picoraient tout ce qui paraissait comestible.
Tournerine détourna le regard du cadavre et secoua frénétiquement la tête dans le vain espoir de chasser les souvenirs de son passé. Pourquoi avait-elle fixé les yeux de cet oiseau ? Elle continua de s’ébrouer, ignorant les débris qu’elle renversé de ses rameaux. Son cerveau avait imprimé ces images qui refusaient de partir.
– Hé ! protesta une voix.
Tournerine ouvrit les paupières. Un chat gris tigré se positionnait devant elle, le dos rond et le pelage hérissé. Ses petites ailes de volaille pourvues de poils étaient déployées.
– Oh, Seeky ! s’exclama la jackalope avec ce qui ressemblait à un sourire de hase.
– Ouais, ben… tu as failli m’embrocher avec tes cornes ! grommela son ami.
– Désolée, je pensais être seule.
– Je t’ai vue te faufiler ici, donc je suis venu te dire bonjour. Pourquoi tu te secouais dans tous les sens, comme ça ?
– Euh… rien ! Je chassais des mouches.
– Des mouches ?
Le chat épia les environs. Ses oreilles tentaient de détecter le moindre bourdonnement et son nez humait l’air. Il examina la forestière, dubitatif.
– Il n’y en a pas, en déduisit-il. Tu as dû rêver.
– Si ! le contredit Tournerine, hâtive. Je t’assure ! Il y a des cadavres juste là ! Regarde tous ces rats !
– Bah, elles ont dû te suivre un moment avant de constater que tu étais vivante !
– C’est ça, laisse tomber.
– Si quelqu’un tue les rats, tant mieux ! Ils se multiplient par ici. Puis, ils engloutissent tout et n’importe quoi ! On n’aura plus rien à se mettre sous la dent à cause d’eux !
Tournerine opina du chef.
– On mange les rats, continua Seeky, mais ils deviennent de plus en plus dangereux. Ils traînent en bande ! Nous, les chats, nous sommes solitaires et c’est très ennuyant de se réunir pour se protéger. Ils n’ont pas intérêt à nous chercher, ces vermines ! Je commence à en avoir marre de me mêler aux autres pour écouter les stratégies barbantes des vieux ! Sérieusement, même ma mère qui préfère chasser seule s’y met ! Je n’en peux plus !
– Non, ne t’inquiète pas, le rassura la hase cornue. On…
– Oh, je sais ! Peut-être qu’il y a des rats dans les égouts ? Comme ça, tu m’aideras à les noyer !
– Les égouts ? Tu veux parler de cette rivière souterraine qui pue ?
– Oui, c’est ça ! Viens !
Sans attendre d’affirmation, Seeky sautilla vers le chemin où galopaient jadis les monstres de métal. La végétation mangeait ce sentier de pierre fondue. Des chiendents se hérissaient entre les crevasses. Les pieds des troncs gris se couvraient de fleurs et de lierre. Tournerine soupira et le suivit. Une exploration pourrait chasser ces affreuses images. Son ami longea les pavés où se tenaient les carcasses rouillées. Ils descendirent dans les décombres d’un gratteur de ciel et dénichèrent une étendue d’eau croupie. Le chat poursuivit sa route dans un terrier géant.
– La rivière qui pue prend sa source là-dedans ? devina la jackalope, en se haussant sur ses pattes arrière.
– Et on trouvera de quoi manger ! s’écria Seeky, jovial.
– Tu ne trouves rien dans les… les restes d’humains ?
– Les poubelles, tu veux dire ? Non, les rats ont déjà tout dévoré. Si je trouve de quoi nous nourrir, ma race et moi, ils seront fiers de moi !
– Oui, j’en suis sûre…
Le cœur battant d’excitation, Tournerine s’engagea dans la tanière inondée. Quelques carcasses de fer gisaient dans l’eau, éventrés et la carapace tordue. La nature reprenait peu à peu ses droits. De la mousse grimpait sur les parois et des touffes d’herbes poussaient sur les rives. Des champignons et de longues tiges se bousculaient dans les fissures. Quelques rats couraient sur les rochers, mais évitaient toute noyade. Seeky rampa au sol, les yeux fixés sur l’un d’eux. Sa proie se toilettait sans se soucier du danger. Le chat agita son derrière et bondit sur le rongeur. Malheureusement, ce dernier aperçut tout juste son attaquant et s’enfuit en poussant des cris suraigus.
Le nez de Tournerine frémit au-dessus de l’eau trouble.
– Tu penses qu’il y a des poissons ? demanda-t-elle.
– Non, répondit Seeky, bougon. Ils sont stupides, mais pas assez pour nager là.
La jackalope tendit le cou et remarqua des morceaux de bois flotter sur la rivière qui puait. De formes rectangulaires, ils semblaient collés pour former une cage. Encore une invention mystérieuse des bipèdes disparus…
Tournerine bondit sur l’un d’eux. Comme ils coulaient sous son poids, elle en atteignit un autre, puis un troisième.
– Tu as l’air d’une grenouille blanche ! rit Seeky.
– Pfff ! fit la hase en sautant sur un rocher.
Son ami longea l’étendue trouble et la rattrapa bientôt. Tournerine s’arrêta sur un barrage qui empêchait la rivière de tomber. De minces filets d’eau s’infiltraient pour rejoindre l’obscurité. Seeky s’avança à ses côtés et la fixa avec inquiétude.
– Euh… je ne te conseille pas d’aller en bas, l’en dissuada-t-il. Il y a des bruits bizarres.
– Tu sais ce que c’est ? demanda la jackalope.
– Non, je n’ai jamais eu l’occasion d’y mettre les pattes. Je n’ai pas peur, mais… quel genre de monstre s’y cache ?
– Cette occasion est arrivée ! Allons voir !
Tournerine bondit au-dessus de la cloison de débris pour atterrir sur une des épines de roche qui hérissaient les parois.
– C’est complètement dingue ! N’y all…
Mais Tournerine s’était déjà élancée dans l’obscurité. Seeky grogna et la suivit à contrecœur. Des monts de décombres s’étendaient. Même si les tunnels étaient sombres, des fissures et des trous les perçaient pour laisser passer une faible lumière. Tournerine atteignit les eaux, toutes aussi puantes que celles à l’entrée. De plus, elles gelaient ses pattes. Seeky, qui possédait une meilleure vision dans les ténèbres, évita le sol humide. D’un signe de tête, la jackalope lui somma de continuer. L’écho répéta son ordre. Amusée, elle poussa des « hé ! » et des « ho ! » sonores et recommença jusqu’à ce que sa voix s’évanouisse.
– Tais-toi ! la sermonna Seeky. Tu veux te faire bouffer, ou quoi ?
– Eh ! s’écria Tournerine, intriguée. C’est quoi, ça ?
La hase sautilla jusqu’à une des parois qui s’allongeait sur la droite. Elle analysa un symbole rouge gravé sur la pierre. Elle ignorait de quoi il s’agissait. Selon elle, une épine était représentée. À sa pointe, une goutte naissait alors que des feuilles cernaient son corps, conique et long. Qu’est-ce que c’était une branche d’arbre ?
Les crocs d’un serpent…
Non, pas maintenant !
– Ça a été tracé avec du sang ? hasarda la jackalope d’une voix sombre.
– Qui pourrait faire ça ? demanda Seeky. Je ne pense pas que ce soit l’un de nous. Est-ce que ça pourrait être les rats ?
– Pourquoi, des rats ?
– Ben, ils sont de plus en plus bizarres, en ce moment !
Un serpent, peut-être ? Un serpent qui a vidé ses proies de leur sang et qui s’est faufilé sur les parois.
Est-ce que les serpents sont capables de faire des choses pareilles ?
– Tournerine !
Les serpents sont capables de commettre les crimes les plus affreux.
Tu sais qu’ils aiment avaler les jackalopes… Tu vois le cadavre d’une pauvre hase se dessiner sous la peau écailleuse de ce monstre…
Tu es un monstre ! Tout ça, c’est de ta faute ! Ils sont morts à cause de toi !
– Tournerine !
Quel monstre ?
Tu le connais… Il t’obsède…
– Tournerine !
Tu la connais. Et elle te connaît !
Tournerine s’extirpa de ses pensées macabres lorsque Seeky la bouscula. Tous deux s’effondrèrent dans l’eau croupie. Au même instant, une vague les assaillit et les mouilla de la tête aux pattes. La hase toussa et cracha avec dégoût des jets infects. Les sens en alerte et le cœur battant à rompre son poitrail, elle se redressa. Une queue noire et luisante agitait la bourbe. Sans avoir de confirmation à sa provenance, la jackalope cria l’ordre de courir qui se répercuta dans le tunnel infini.
Le monstre derrière eux les rattrapait en sifflant avec raillerie. Seeky cessa sa fuite et se tourna pour infliger un coup de griffe à l’ennemi. Affolée, Tournerine interpela son ami avec effroi. Elle se figea quand son regard rencontra ceux de la bête.
Une vipère noire aux yeux jaunes.
Carlone.
Elle !
Carlone, la vipère géante. La dévoreuse à la faim insatiable. Tournerine trembla de tous ses membres. Les souvenirs de ses parents étranglés par ses anneaux surgirent de nouveau dans son esprit. Le serpent ouvrit sa gueule, dévoilant de longs crocs souillés de vert. Son terrible poison. Rien qu’en les fixant, la hase les sentit se planter dans ses flancs, comme ils s’étaient enfoncés dans ceux de sa mère et de son père.
Seeky feulait, masquant sa frayeur derrière la rage. La gorge de la jackalope se serrait d’angoisse et de chagrin. Carlone fondit sur le chat qui esquiva son attaque d’un battement d’ailes. Il reprit sa course et poussa son amie pour la réveiller de sa transe cauchemardesque. Tournerine recouvra sa raison et s’enfuit.
Les deux proies détalaient sans se soucier de l’eau qui giclait sur leurs poils. Elles se précipitaient vers des couloirs sans savoir où ils les mèneraient. Elles n’avaient pas le temps de réfléchir. Carlone mouvait dans les tunnels avec célérité. Elles aperçurent bientôt un trou dans les parois et sautèrent au travers.
Carlone pénétra dans la brèche et suivit les empreintes que les deux animaux avaient laissées. La piste s’arrêtait vers un empilement de larges pierres – un « escalier » selon les félins. Elle grimpa les marches, sans savoir que Tournerine et Seeky s’étaient terrés sous l’une d’elles.
Les deux fuyards sortirent de leur cachette. Le chat avait effacé les traces les plus visibles avec sa queue, mais il s’attendait à ce que la vipère redescendrait. La hase fit signe à son ami de s’abriter dans une des grottes voisines.
Gravats et lierres dominaient cet endroit. Quelques insectes se frayaient un chemin dans les fissures et se terraient sous le lichen. L’humidité se propageait dans les narines des deux étrangers. Ces derniers sautèrent au-dessus des débris et s’introduisirent dans une cavité sombre et malodorante.
Des cages s’empilaient grossièrement et leurs grilles grandes ouvertes se couvraient de rouille. La jackalope s’avança malgré le malaise qui imprégnait son cœur. Les prisons étaient autrefois habitées. Des feuilles blanches et rectangulaires tachetées en témoignaient. Elle ignorait tous des objets qui se trouvaient ici, excepté certains qui lui rappelaient les récits racontés par les Anciens, ceux qui possédaient la mémoire de la Suprématie humaine. Elle sautilla près de bouteilles brisées. À leur forme, les contenants n’avaient rien d’un biberon pour hommes. Ni de quoi renfermer du whisky. Quelques liquides émanaient une odeur agressive qui lui faisait tourner la tête.
– Regarde ces tables ! s’écria Seeky en bondissant sur l’une d’elles.
Tournerine restait impassible face à sa découverte. Elle ne pensait pas que les « tables », comme l’appelaient les chats, se composaient de différentes matières. Les humains avaient transformé n’importe quoi. Plus hauts que leurs semblables, ces meubles paraissaient autrefois blancs et carrelés. C’était ce que la hase en déduisit en voyant des couches de crasse et des feuilles les napper. Le matériel qui gisait sur leur superficie était détérioré, détruit ou en état de putréfaction. Tournerine longea les tables et aperçut une brèche ballante, que les animaux de la ville nommaient « porte ».