L’échoppe, minuscule et déserte, est plongée dans une quasi-obscurité. Dans un coin, une cheminée abrite quelques braises rougeoyantes, tandis que sur le mur du fond, s’amoncelle une collection hétéroclite d’horloges, dont chacune donne une heure différente. À droite de la porte se dresse un imposant comptoir en acajou, sur lequel sont disposés une antique caisse enregistreuse, un sablier et une lampe à huile, qui constitue l’unique éclairage de la pièce.
Coucou ! Coucou ! Coucou !
Je sursaute à la vue de l’oisillon qui surgit de l’une des horloges, et jette un coup d’œil distrait à ma montre. L’aiguille tressaute d’avant en arrière, comme si elle n’avait plus aucune idée de la direction que prenait le temps.
Une femme sort précipitamment de l’arrière-boutique, me lance un regard courroucé, se rue vers le comptoir et retourne le sablier, avant de s’approcher de moi. Elle porte un châle sur une longue robe noire au col austère, et ses cheveux bruns, enroulés en un chignon lâche, sont striés de larges mèches blanches. Alors qu’elle ne se trouve plus qu’à quelques pas de moi, je ne peux retenir un cri de stupeur. Du côté gauche de son nez aquilin, la peau est lisse et rosée, tandis que sa joue droite est creusée de rides profondes, qui s’étirent de la commissure des paupières jusqu’au menton.
— Êtes-vous un voyageur ? me demande-t-elle d’une voix chevrotante.
Je lui jette un regard surpris. La boutique ressemble davantage à un atelier d’horlogerie qu’à une agence de voyages.
— Je suis un voyagiste…
— Je n’ai aucune idée de ce que cela signifie, maugrée la femme, mais vous devriez faire vos emplettes avant qu’il ne soit trop tard.
D’un pas hésitant, je m’enfonce entre les rayonnages. Sur les étagères brinquebalantes s’entassent des milliers de fioles colorées, de tailles et de formes variées, dont le contenu a été soigneusement étiqueté : « Zéphyr, Paris, 1957 », « Air marin, Bretagne, 1721 », « Repas champêtre, Cantal, 1894 », « Sous-bois, Savoie, 1913 »… Intrigué, j’attrape la fiole, la secoue, colle mon œil contre le verre teinté ; elle semble vide. Alors que je m’apprête à la remettre en place, la voix de la femme s’élève derrière moi.
— Ouvrez-la !
Docilement, j’ôte le bouchon de liège.
— Sentez-la !
J’approche le nez du goulot. Aussitôt, une odeur d’humus, de sève et de champignon crépite dans mes narines, inonde mon être et envahit mes sens. Je peux ressentir l’écorce rugueuse sous mes doigts, entendre le sifflement du vent dans les branches, goûter le jus sucré d’une fraise des bois… Alors que j’expire lentement, la forêt s’évapore. Je replace soigneusement le bouchon de liège, tout en ayant la conviction de tenir dans ma main un mystère, un trésor incommensurable.
— Que signifie la date indiquée sur la fiole ? demandé-je, encore secoué par l’émotion.
Derrière moi, la femme s’esclaffe. Je me retourne vers elle. Ses yeux pétillent de malice, lui donnant des airs de jeune fille.
— Les dates ne sont que des repères inventés par les hommes, me répond-elle d’une voix flûtée, elles leur permettent de classer les événements les uns par rapport aux autres, de manière linéaire… Mais le temps est bien plus complexe et circulaire que cela !
— Voulez-vous dire que penser le temps de façon linéaire serait une erreur ?
— Par le sablier de Chronos ! Que faites-vous donc dans cette ruelle ?
Elle disparait dans l’arrière-boutique et revient un instant plus tard, une longue ficelle à rôti entortillée autour de ses doigts gracieux. Je m’approche d’elle, tandis qu’elle étend le fil sur le comptoir — de manière à former une ligne droite — et sort un stylo Bic de la poche de sa robe. Dans cet endroit inféodé par la désuétude, l’apparition de cet objet me fait l’effet d’un anachronisme.
— Imaginez deux événements qui ont lieu à plusieurs années d’intervalle, m’explique-t-elle en traçant deux petites marques sur la ficelle, distancées d’une trentaine de centimètres. Ils semblent terriblement éloignés, et le seul moyen de passer de l’un à l’autre est de suivre la ligne du temps. Imaginez à présent que le temps soit circulaire…
Elle enroule la ficelle de manière à former une spirale. Les deux marques se retrouvent alors côte à côte, espacées d’un centimètre à peine.
— Dans cette vision du temps, les deux événements se côtoient, et il suffirait de créer une passerelle pour pouvoir, très aisément, circuler entre eux.
Devant mon air abasourdi, elle esquisse un sourire.
— La roue du temps est en marche, jacasse-t-elle soudain, désirez-vous la fiole ?
— Oui !
Je sors une poignée de pièces de la poche de mon pantalon.
— Par l’intemporel Chronos ! Votre ferraille ne vous sera d’aucun secours ici ! Mais votre tocante ne fonctionne plus, n’est-ce pas ? Je vous la troque !
Je lui lance un regard suspicieux. Ses propos n’ont aucun sens, mais le souhait de revivre l’expérience de la fiole est plus fort que tout.
Coucou !
Je retire ma montre, dont l’aiguille tourne à présent à l’envers, puis la dépose sur le comptoir. La femme s’en empare et la jette dans un tiroir, qui déborde de montres à clef, à gousset, à quartz, à remontoir… Comme si la boutique pratiquait le troc aux cadrans depuis des siècles.
— Le temps est écoulé ! Vous devez vous hâter ! s’exclame-t-elle en pointant un doigt noueux en direction du sablier, dans lequel les derniers grains de sable s’égrènent à une vitesse vertigineuse.
Coucou ! Coucou !
Maudit piaf. J’attrape la fiole, remercie la femme et rejoins la ruelle. Il pleut à verse.
Je remonte le col de ma veste, fais quelques pas, puis marque une pause. Si je prends à droite, je retrouverai, dans quelques minutes, la rue de Prony et ses façades familières, mais la curiosité me pousse à prendre à gauche.
Une bourrasque s’engouffre par l’issue de l’étroite artère, transportant avec elle des volutes de poussière et les pages d’un journal égaré. L’une d’elles tourbillonne jusqu’à moi et se pose à mes pieds. Les gouttes de pluie s’écrasent sur la photographie d’un immense ballon dirigeable, qui s’étale à la une. Curieux, je ramasse la feuille de papier, la plie en huit et la glisse dans la poche de ma veste. Ma décision est prise. Je veux savoir où débouche la ruelle.
À peine ai-je esquissé quelques pas qu’un bruit sourd attire mon attention. La femme cogne avec insistance contre la vitrine, tout en me faisant signe de rebrousser chemin. La moue intransigeante qui transparaît sur son visage sans âge me prend au dépourvu ; je me résous à obéir.
La pluie cesse de tomber au moment même où je rejoins la rue de Prony. Je lève les yeux vers le ciel azur. À l’ouest, le soleil disparait peu à peu sous la ligne d’horizon. Dans un mouvement de panique, je tire sur la manche de ma veste ; la trace blanche qui ceint mon articulation me rappelle que je n’ai plus de montre. Sur le trottoir d’en face, une jeune fille marche d’un pas pressé, des écouteurs vissés dans les oreilles.
— S’il vous plaît ! S’IL VOUS PLAÎT !
Elle s’arrête et me jette un regard méfiant.
— Pourriez-vous me donner l’heure ?
Elle sort un téléphone cellulaire de la poche arrière de son jean.
— Il est 21 h 17, me lance-t-elle avant de reprendre sa route.
Chancelant, je me laisse tomber sur le bord du trottoir. J’ai la conviction de ne pas avoir passé plus d’une heure dans la ruelle. Je réalise qu’une journée entière s’est écoulée dans un claquement de doigts, et que j’ai manqué mon entretien de licenciement.
Par contre, je n'ai pas vu de ruelle entre le 32 et 34 de la rue de Prony... j'ai été déçu (LOL)
J'aurais bien aimé une fin un peu plus fantastique, mais au final, c'est assez cohérenrt avec le ton de l'histoire.
Très agréable dans l'ensemble, merci !
Le personnage principal, contrairement à ce que j'imaginais, ne semble pas si perturbé que cela de se retrouver dans un endroit inconnu issu d'une ruelle apparue par magie, y a-t-il une raison donnée à cela plus tard ?
Ensuite, le fait que le même personnage principal se retrouve visiblement à la fin du chapitre de nouveau dans notre réalité annoncerait-il la fin de l'histoire ? Je pensais que l'histoire s'étalerait un peu plus, en raison de tout le potentiel derrière. Mais si ça s'arrête là, ce n'est pas un défaut pour autant, juste un avis.