Paris, le 21 juin 2022
Je n’ai plus rien à faire à Paris. Pendant longtemps, j’ai ressenti le pouls de la ville et m’y suis accordé sans effort, mais, depuis que ma femme m’a quitté, tout est brisé. À présent, j’étouffe sous le poids de cette cité tentaculaire, dont chaque recoin rappelle à ma mémoire un souvenir heureux, une émotion fébrile, mon amour déçu.
Je laisse derrière moi le parc Monceau et ses folies pyramidales pour m’engager dans la rue de Prony. Mon cœur se met à battre un peu plus fort alors que je longe les coquettes façades de briques blanches. Serrées les unes contre les autres, elles jalonnent mon chemin de croix jusqu’à l’agence de voyages, dans laquelle je travaille depuis plus de vingt ans… À neuf heures précises, j’ai rendez-vous avec mon patron. Je ne suis pas en avance, mais je ne presse pas le pas pour autant. Personne ne se précipite à son entretien de licenciement.
La lumière chaude et dorée du soleil matinal ne parvient pas à entamer mon humeur morose. Engoncé dans mon costume trois-pièces, de grosses gouttes de sueur suintant sur mon front dégarni, j’avance vers l’irrévocable sentence. Mais entre le 32 et le 34 de la rue de Prony, je m’arrête soudain.
Sur ma droite s’ouvre une étroite et sombre ruelle. Jamais je ne l’avais remarquée auparavant ; elle semble avoir poussé les immeubles pour se faire un creux dans lequel s’installer. Intrigué, je lève les yeux vers la plaque toponymique rongée par la rouille, sur laquelle l’inscription « 1872 » surplombe une flèche blanche, désignant les profondeurs de la déchirure. Je jette un coup d’œil à la montre que je porte au poignet. Neuf heures moins cinq. Dans un élan de fuite, je m’y faufile.
Les bruits de la ville s’évanouissent aussitôt, tandis que mes mocassins clapotent sur le pavé humide. Dès la première inspiration, une odeur âcre me vrille les narines. La moisissure s’est insinuée partout, dans les brèches et les craquelures, dans les lézardes et les écornures ; elle remonte le long des murs jusqu’à corrompre le ciel, qui parait soudain moins bleu. Une bourrasque glacée s’engouffre dans le boyau humide ; je relève le col de ma veste et jette un regard en arrière. La rue de Prony, chaude et ensoleillée, m’apparaît dans un halo flou. Mon instinct de survie me crie de faire demi-tour, mais le souvenir de mon entretien de licenciement me ramène à la raison. Je muselle ma peur et avance, un pas après l’autre, dans l’inconnu.
Encadrée par de hauts murs borgnes, la venelle s’enfonce en ligne droite dans les profondeurs de Paris. Elle est si longue que je peine à en distinguer l’issue, de laquelle émane une étrange lueur nacrée.
J’accélère le pas. Autour de moi, les murs de briques se décrépissent, tombent en ruines, puis se rebâtissent de pierres irrégulières, scellées par un torchis de paille et d’argile. L’odeur devient pestilentielle et le vent souffle violemment, si bien que que je dois lutter pour rester debout. Il semble s’engouffrer par les deux extrémités du passage, pour créer une dépression à l’endroit où les flux se percutent. Pris dans la tourmente, je songe à rebrousser chemin, quand une faible lueur, signe inespéré d’une présence humaine, attire mon attention. Rentrant la tête dans les épaules, je lutte contre les rafales tourbillonnantes jusqu’à atteindre, enfin, la source de lumière. Elle transperce le verre d’une vitrine poussiéreuse et se réverbère sur le pavé humide.
La Boutique des Pas Perdus semble avoir été creusée, tel un antre, dans la paroi de pierres. Je pousse la porte vermoulue et m’engouffre à l’intérieur.
Il est indiqué que l'histoire est en cours de réécriture, mais y aura-t-il un second chapitre ? Si oui, ce rythme concis sera-t-il conservé ?