La cascade

Par Oyoèt
Notes de l’auteur : J'ai voulu essayer un nouveau format, une sorte de poème en prose, inspiré par une randonnée le long d'une gigantesque cascade.

L’incomparable fureur de l’eau, face à laquelle pâlissent les plus grandes révolutions, les plus féroces des combats, les plus cruelles des vengeances. Et toujours, impassible, le roc l’accueille, se laisse submerger, jamais emporter. Il renvoie des trombes insoutenables d’une pichenette, indolent, défie tout par sa simple présence. Arrogant par son immobilité. L’eau se déchaîne, gronde, racle, dégueule, éclate, le roc… est. Ne bouge pas. S’en fout.

De temps à autre, il emprunte la force inouïe qui accable ses épaules, et, dans un élan de coquetterie, s’en fait un collier, une parure, une nouvelle coiffure, se débarrasse d’une impureté. Alors la colère se décuple, aiguillonnée par son incapacité à dévier le roc ne serait-ce que d’un… ne serait-ce que… ne serait-ce. Alors la cascade pleure, n’en pouvant plus, en gerbes d’éclatantes gouttelettes, elle pleure sa rage inassouvie, sa puissance ridicule, vaine, face à celle, fière, immense et tranquille, du lit de pierre qui la borde.

Laissant ses sanglots s’évaporer, la furie arrivera à se calmer, malgré elle tressaute, comme pour se donner une contenance. Gare au caillou sot qui se laisse abuser ! Déjà les flots repartent, bouillonnant, entraînés par leur propre colère sourde, et, guidés par un élan majestueux, les voilà qui se jettent à nouveau, qui se fracassent, errant sans but au gré des rebonds et des remous, des reflux et des régurgitations, des rencontres et des renvois, des courants et des couleurs dont se parent ses jets inopinés.

Sans cesse renouvelée, chaque chute de la cascade se croit unique, s’enorgueillit de tracer un nouveau chemin, de frapper les rochers comme jamais ils n’ont été frappés auparavant. Sans doute… peut-être les rochers auraient-ils une version différente à raconter, s’ils n’étaient pas noyés, bâillonnés. Mais la cascade occupe tout l’espace, tous les sens, cherchant à s’imposer sur ce qui lui permet d’être.

Arrivée en bout de cours, la folie s’essouffle, l’eau reprend ses esprits et revient à sa nature indolente. Elle garde en elle cette arrogance de celle qui connaît sa force mais n’en a pas usage. Elle garde en elle cette fierté d’être une pionnière, de tracer son propre chemin, se remémore avec délices tous ses tournants, tous ses éclats de fureur, tous ses jaillissements qu’elle a choisis et qui l’ont menée jusqu’ici.

Elle se retourne une dernière fois pour contempler sa splendeur passée qu’elle retrouve dans ses prédecesseures, et face à ce spectacle, s’étouffe de vanité. Toutes prennent le même chemin qu’elle. Tout ce qui la rendait unique, toutes ses décisions, ce parcours dont elle était si fière, mille trombes les imitent sous ses yeux.

La cascade meurt vraiment lorsqu’elle se rend compte qu’elle est une imposture.

 

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