Le Veilleur

Par Oyoèt

Il se sentait libre, léger comme une plume portée par un courant d’air. Jamais le silence ne lui avait semblé si accueillant. Il dégustait la vue, allongé sur le dos, les yeux et le cœur tournés vers l’immensité : il lui semblait que la canopée céleste s’ouvrait pour lui seul et lui dévoilait ses charmes en secret.

Quelquefois, il faisait le tour pour assister au lever de la Terre. Elle paraissait si fragile, vue d’ici… et si belle, drapée dans une brume pudique ; d’un bleu éclatant - comme ses yeux. Si proche... et si lointaine. Immobile.

Vue d’ici, l’humanité n’avait plus de sens. Il n’était plus lui, plus Terrien, plus rien – juste là, vivant et chanceux.

 

C’est le Veilleur de Lune, radieux comme une étoile,

Qui lâche ses filantes et fait danser les astres.

D’un coup de son pinceau sur une vaste toile,

Une constellation éclôt en mille lustres.

 

— Eugène Moon ! Encore dans la Lune ?

Tous les enfants de la classe ricanèrent.

— N-Non, m’sieur, bafouilla-t-il.

Le regard du petit garçon se déroba à la vue des yeux perçants du professeur d’histoire, surmontés de sourcils broussailleux qui lui donnaient une allure de hibou. Eugène dut se mordre la lèvre pour ne pas rire en imaginant le terrible professeur Contwell couvert de plumes.

— Pas un bruit pendant l’interrogation !

Le hibou se leva de sa chaise, navigua entre les pupitres d’un pas souple et s’arrêta derrière Eugène.

— 21 mars 1952, lut-il à voix haute. Même sur une copie blanche, vous mettez un point d’honneur à faire une faute. Vous êtes lamentable, Moon.

Le pauvre garçon réfléchit à toute vitesse. La Lune était pleine le 19 mars, deux jours plus tôt. Il en était certain.

— On est bien le 21 mars, protesta-t-il d’une voix faible en se ratatinant sur sa chaise.

— Vous êtes dans la Lune ou dans le futur, Moon ?

Nouveaux ricanements. Rouge de honte, Eugène barra le cinq et gribouilla un quatre au-dessus.

— Bien. Maintenant, allez expliquer au proviseur pourquoi je vous garderais dans ma classe.

 

Il traîna les pieds le restant de l’heure, errant au gré des couloirs, jusqu’à ce que la cloche libère un flot d’élèves dans toute l’école.

— Hé, Moon, tu caches un martien dans ton sac ?

Le petit plaisantin bouscula Eugène qui s’étala par terre. Au milieu de l’indifférence générale, une main se tendit vers lui.

— Je m’appelle Lily.

— Moi c’est Eugène Aldrin. Mais je préfère qu’on m’appelle Buzz Moon.

— Pourquoi ?

— Eugène Aldrin, c’est… c’est le nom de mon père. Papa est un héros de la Huitième Air Force, alors que moi… j’aime pas trop en parler. J’ai un peu l’impression de pas avoir mérité son nom, tu comprends ?

— Hmmm, pas sûre. Dis, je voulais te poser une question. C’est quoi ton secret ?

— Comment ça ?

— T’arrêtes pas de te faire chahuter par les élèves et les professeurs, mais t’es jamais triste. Tu as forcément un secret. Qu’est-ce que tu caches ?

Sans un mot, Eugène serra la main qui l’avait secouru et l’entraîna dans la cour. En la serrant un peu plus fort, il pointa du doigt l’astre qui s’estompait dans l’air du matin.

— Là-haut, j’ai un ami. Il est avec moi tous les jours, il peut pas me parler parce qu’il est trop loin, mais je sais qu’il m’observe. Je dois être fort pour lui.

Surprise du sérieux de son camarade, Lily ravala la réplique cinglante qui lui brûlait les lèvres.

— Pourquoi ? Je veux dire, pourquoi tu dois être fort pour lui ?

— Parce qu’il est seul, et il m’attend. Je dois rester fort si je veux le rejoindre.

 

La journée d’Eugène s’acheva sur un cours de mathématique - sa matière préférée. A peine rentré à la maison, il se planta devant sa mère et mit ses petits poings sur ses hanches :

— Quand est-ce que papa revient ?

— Je ne sais pas, Buzz. Bientôt.

— C’est toujours bientôt, mais il est toujours pas rentré, bougonna-t-il.

— Son absence me pèse autant qu’à toi, petit soldat. Mais les Alliés ont besoin de ton père pour gagner la guerre, et c’est difficile pour lui de rentrer avant qu’elle soit finie.

— En géographie, on a vu que les nazis étaient de l’autre côté de l’océan. Papa est vraiment tout là-bas ?

La réponse de sa mère fut noyée dans le vacarme de deux furies qui déboulèrent par la porte d’entrée, se jetèrent sur le garçon sans défense et le torturèrent à coups de chatouilles.

— Alors, Buzz, on parle aux filles à la récréation ? lança Fay entre deux attaques.

— Et on sèche le cours d’histoire ? enchérit Madeleine.

— J’ai… eu… A… en maths, haleta le petit dernier entre deux secousses de rire.

— Bon, ça va alors, fit l’aînée en écartant ses doigts. Mais tu as intérêt à ramener un A au prochain examen d’histoire !

Pour marquer le coup, la menace fut accompagnée d’un piqué fulgurant de chatouillis.

 

Le soir venu, la mère d’Eugène dut le décrocher de sa fenêtre pour le mettre au lit. Voyant qu’il fixait toujours le ciel, elle le gronda gentiment en fermant les rideaux :

— Que s’est-il passé en cours d’histoire, aujourd’hui ?

— Monsieur Contwell arrête pas de se moquer de ton nom.

— Il faut dire que la blague est tentante, tu passes ton temps à regarder la Lune, glissa-t-elle avec un sourire.

— Quand est-ce que papa rentre ?

Soupir.

— Tu sais, Buzz, tu n’es pas obligé d’attendre que ton père soit là pour prendre son nom. Si ton professeur t’embête… commença-t-elle.

— Je m’en fiche de Monsieur Contwell, je m’en fiche de m’appeler Eugène Moon ou Eugène Aldrin, je veux juste…

Une larme coula sur sa joue. 

— Je veux juste qu’on soit tous ensemble, et sa voix se brisa.

La larme glissa de son menton, et imbiba les yeux bleus de sa mère.

— Shh, shh, bientôt, mon ange. Je te le promets, et sa voix se fêla.

 

Buzz entendit les pas de sa mère s’estomper dans le couloir, ouvrit un œil prudent et se leva sur la pointe des pieds. Il écarta ses rideaux et laissa la lumière blanche de la Lune éclabousser sa chambre. Il ouvrit la fenêtre ; elle semblait si proche qu’il pouvait l’attraper d’un geste de la main. Un geste qu’il suspendit en plein vol, de peur de briser la magie de l’instant.

— Un jour, lui chuchota-t-il.

Plus qu’un rêve, une promesse. 

Avant de fermer sa fenêtre, ses rideaux et son cœur, le petit Buzz Aldrin salua le Veilleur de Lune d’un geste de la main.

 

Comme un ange gardien qui veille, concentré,

Le petit Veilleur de Terre scrute les cieux,

Fait virevolter ses nuages éthérés,

Et guette une invitation, un signe, un adieu.

 

Il contemplait la Terre, si petite qu’il pouvait la saisir entre le pouce et l’index. Par peur de l’écraser, il préféra en caresser le contour.

— Aujourd’hui, murmura-t-il.

Plus qu’une promesse, une destinée.

Le Veilleur écarta les doigts et répondit à son propre salut, vingt-sept ans plus tard.

 

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