La Chocolatine de Madame Elise

Par Olek

D'aussi loin que je m'en souvienne, j'ai toujours aimé m'asseoir sur un banc et regarder passer les gens. Il y a quelque chose d'apaisant dans le va-et-vient des passants, le ballet des voitures aux horaires de bureau, les sorties en récré de l'école primaire, le bruit de la sonnette de la boulangerie tous les jours à huit heures quand madame Élise vient chercher sa baguette.

Tous les dimanches, elle prend aussi une chocolatine et un croissant, madame Élise. Le croissant ("au beurre s'il vous plait !") c'est pour elle, la chocolatine pour son mari. Monsieur Paul est mort il y a bientôt deux ans. "Pourquoi lui prenez-vous encore un pain au chocolat ?" semble vouloir demander la boulangère. Mais elle a ses habitudes madame Élise, et tous les dimanches depuis bientôt deux ans, en sortant de la boulangerie, elle croise le petit Jules à l'angle de la rue Matisse et lui donne le gâteau. Ses enfants vivent loin, ils lui manquent, c'est certain. Elle s'assoit sur le banc en face du mien et me fait un salut de la main, je lui réponds invariablement par un sourire. Jules mange sa chocolatine, il s'en met toujours partout. Des miettes, du chocolat. Je l'aime bien le petit Jules. Souvent, il vient tourner autour de mon banc sur son joli vélo rouge et me crie "Tu as vu Zulie comme ze pédale vite !".

La rue est un théâtre à ciel ouvert. Et chacun joue son rôle à la perfection. Les semaines s'y enchaînent, si semblables, et pourtant. Il y a toujours quelque chose de nouveau ici, pour qui prend le temps de regarder. Observez ! Yassim et Léonore passent avec leur tout petit bébé, ils sortent à peine de la maternité. Elsa a tressé ses longs cheveux, ça lui fait comme une couronne dorée. Et Jules fier comme un paon, sur son vélo rouge qui arbore un klaxon tout neuf.

J'aime les bruits de la rue. Les oiseaux se lèvent les premiers, dans les platanes de l'avenue. Ensuite ce sont les Hommes qui s'en vont travailler dans leurs autos pétaradantes. Les enfants qu'on emmène à l'école, des pleurs, puis des rires quand on retrouve les copains. Le rideau métallique du fleuriste qui s'ouvre, et les tasses qui s'entrechoquent dans le café du coin. La sonnette de la boulangerie, à huit heures, quand madame Élise va chercher son pain.

La rue a aussi son odeur. Mélange délicat de pain chaud, de fleurs, de chocolat et de pot d'échappement. Certains jours, de l'appartement d'au-dessus vient le parfum du tajine de Layla ou celui de la tarte aux pommes, celle de Maxence, avec du miel dessus. À ces odeurs s'ajoutent en hiver celles du froid et du calme, quand la rue se réveille blanche.

J'aime regarder les passants. La pantomime bien orchestrée de leurs allées et venues. La ronde du facteur qui apporte les nouvelles, les éboueurs tous les jeudis, le fleuriste qui installe ses plantes. Madame Élise à la boulangerie. La boulangère n'est pas d'ici. Elle est alsacienne, je l'ai vu sur sa voiture. Elle a un charmant accent quand elle dit "pain au chocolat".

Elle habite juste au-dessus de sa boutique, la boulangère. Le soir, on voit sa silhouette se dessiner en ombre chinoise sur les rideaux bleus de sa chambre.

Il y a plein de gens différents dans la rue. Avec chacun leur histoire, leurs envies, leurs espoirs. Sur mon banc, souvent, je regarde leur visage et je m'imagine. Où vont-ils ? À quoi pensent-ils ?

Il y a les gens du quartier, et ceux qui traversent juste. Un petit monsieur avec un nœud papillon passe dans sa 2CV grise. Elsa va prendre son bus, elle part certainement au lycée. Puis c'est le facteur sur sa mobylette jaune, qui s'arrête régulièrement. Madame Élise et sa baguette, le petit Jules qui passe le portail de l'école. Une grosse dame avec son parapluie à pois qui traverse la rue Matisse, elle va peut-être chez l'épicier. Puis le fleuriste monte le rideau de fer de sa boutique.

Le fleuriste est un monsieur adorable. Il a une jolie moustache à l'ancienne qui remonte sur les côtés. Il porte un tablier noir sur ses vêtements, avec une grande poche devant, dans laquelle il range son sécateur et ses gants verts. Il les aime ses plantes, il en prend bien soin. Et parfois le dimanche, quand madame Élise sort de la boulangerie avec sa baguette, son croissant et sa chocolatine, il lui offre quelques fleurs.

La rue est un lieu vertical. Trop nombreux sont ceux qui ne considèrent que la chaussée, les trottoirs et les boutiques. Mais en prenant le temps de regarder et d'écouter, la vie qui peuple les étages parvient à nos sens. Là haut, Yassim ouvre les volets de la chambre du bébé, on entend ses gazouillis par la fenêtre. Maxence étend le linge sur son balcon. Le son du violoncelle d'Elsa passe par la porte vitrée. La silhouette de la boulangère sur les rideaux bleus. Plus haut encore, sur les toits, les pigeons sont toujours là. Et parfois, le klaxon du petit vélo rouge de Jules qui me ramène en bas, sur les pavés. Vers madame Élise et la sonnette de la boulangerie.

Parfois il n'y a personne dans la rue. Tout est calme. Pas une voiture, pas un passant, pas un chat. Même les oiseaux se taisent. Le silence prend sa place dans le quartier. Maxence est artiste peintre. Il a toujours les doigts pleins d'encre, et quelques taches décorent son gilet. Il tient une petite boutique où il vend des couleurs en tubes, en crayons et en bâtons. Il a toujours l'air dans la lune, Maxence, les yeux tournés vers les étoiles.

Dans la rue, la lumière décore joliment le sol, les façades. Les ombres grandissent sur les murs et les pavés, puis diminuent en tournant. Le soir, le soleil couchant donne aux murs des reflets orangés. J'aime bien les réverbères aussi, qui s'échangent les silhouettes imprimées sur les trottoirs de l'avenue. Et quand la nuit tombe, les fenêtres s'allument une à une, révélant autant de marionnettes au creux des appartements.

Layla travaille au café du coin. Elle fait un gros chignon de ses longs cheveux noirs, bien haut sur sa tête, retrousse ses manches et passe un coup d'éponge sur le comptoir. Les habitués sont assis en terrasse, ils sirotent un café en lisant le journal. Le soir vers dix-sept heures, la rue est un fleuve. Elle déverse ses autos ronflantes, des flots d'écoliers. C'est l'heure du goûter, il y a du monde dans la boulangerie ("un pain au chocolat ?"). Une bande de jeunes discutent à l'arrêt de bus. Elsa est parmi eux, elle embrasse sa copine. Elles sont belles toutes les deux.

Il y a tout un tas de gens dans la rue. Des grands, des petits, de jeunes et des plus vieux. De toutes les couleurs, avec tout plein de choses à faire. Ils passent et partagent l'endroit sans y faire attention, alors je regarde pour eux. J'aime m'asseoir dans la rue et observer. D'aussi loin que je m'en souvienne, j'ai toujours passé du temps à regarder les gens.

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Fannie
Posté le 26/03/2018
Coucou Olek,
C’est un charmant récit descriptif, tableau vivant de la rue, de ses passants et de ses habitants. Comme la narratrice, le lecteur est en mode contemplatif.<br /> Je dois avouer qu’à un moment, je me suis demandé si Julie n’avait rien d’autre à faire de ses journées qu’observer la rue, puis je me suis dit qu’elle le faisait probablement à différents moments – pas en continu –, quand elle passe par là, qu’elle a le temps de s’attarder sur le banc, ou qu’elle regarde par la fenêtre.<br /> En ce qui concerne Elsa qui joue du violoncelle ou qui rentre avec sa bande, je ne trouve pas dérangeant l’ordre dans lequel tu racontes les choses. On comprend qu’il ne s’agit pas de la chronologie d’une journée, mais de différents moments de différents jours.
Coquilles et remarques :
le va et vient des passants [le va-et-vient]
Mais elle a ses habitudes madame Élise [Je mettrais une virgule avant « madame ».]
Je l'aime bien le petit Jules [Je mettrais une virgule avant « le petit Jules ».]
l'appartement d'au dessus [au-dessus ; dans le TLFi, le trait d’union est entre parenthèses, mais selon toutes les autres sources que j’ai consultées, il faut le mettre]
celui de la tarte au pomme [aux pommes]
La pantomime bien orchestrée de leurs allées-venues [allées et venues]
Madame Élise à la boulangerie. medbreak La boulangère n'est pas d'ici. [L’éditeur de FPA semble t’avoir joué un mauvais tour.]
au dessus de sa boutique [au-dessus]
dans le quartier. medbreak Maxence est artiste peintre [1ère récidive.]
et quelques tâches décorent son gilet [taches ; ne pas confondre « taches » et « tâches »]
Dans le rue [la]
ils sirotent un café en lisant le journal. medbreak Le soir vers dix-sept heures [2e récidive.]
Ils passent, et partagent l'endroit sans y faire attention [Ici, je ne mettrais pas de virgule avant « et » : les deux verbes ont le même sujet.]
Olek
Posté le 26/03/2018
Merci pour ton avis et toutes les corrections ! Merci aussi d'avoir pris le temps de passer !
Pour ce qui est des "medbreak" ce n'est pas l'éditeur FPA qui me joue des tours, mais ma faute entière et totale ! Je rédige mes nouvelles sous LaTex un logiciel sous lequel on "programme" la mise en page (pour expliquer grossièrement) /medbreak c'est la commande pour faire un saut de ligne moyen ! J'ai oublié de supprimer toutes mes commandes Tex avant d'envyer sur le site... Navrée ! Je corrige ça et tout le reste !
A bientôt,
Olek
ClaireDeLune
Posté le 16/03/2018
J'adore ! C'est super poétique, très bien décrit, avec une sorte de mélancolie.... J'étais émue en finissant ! Une observation très juste des gens, de leurs habitudes. Juste, à un endroit :Elsa va au lycée avec sa bande, et elle en revient le soir, et pourtant elle parvient à jouer du violoncelle entre temps ? Ou alors j'ai mal compris ? 
Olek
Posté le 16/03/2018
Merci beaucoup !
Pour répondre à ta remarque, le fait est que dans cette nouvell, les actions ne se passent pas forcément les unes après les autres. C'est plus une énumération... Si cela gène vraiment, je peux essayer de changer.
Merci encore d'être passé là, et pour ton chouette commentaire !
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