La pluie tombait depuis de longues heures. À Berkeley Street, les enfants de John Mabelthorpe attendaient avec impatience le retour de leur père. La journée avait été maussade, longue et ennuyante. La promenade quotidienne à Hyde Park avait été supprimée et aucun ami de la famille ne s’était présenté pour prendre le thé. Bien qu’âgée de dix-sept ans, Jane, la plus âgée des trois filles du Duc, ne cessait de marcher de long en large dans le vaste salon sans pouvoir dissimuler son agacement. Sa mère finit par la réprimander :
— Jane, veuillez vous assoir. Votre comportement est indigne d’une demoiselle de votre rang !
— Père avait promis de rentrer à dix-huit heures. Pourquoi est-il en retard ?
— Votre père avait un rendez-vous important. Il a certainement duré plus longtemps que prévu.
Dans un coin de la pièce, Richard et son frère George échangèrent un regard inquiet. Il n’était pas dans les habitudes du Duc de s’absenter sans prévenir sa famille. Le premier songeait à partir à la recherche de son père lorsqu’un domestique entra brusquement dans le salon, le visage écarlate et le souffle court.
— Votre Grâce…pardonnez mon intrusion. Il est arrivé quelque chose de terrible. Lord Chorlay souhaiterait s’entretenir avec vous. Immédiatement.
La Duchesse de Lymington se leva lentement du fauteuil où elle était installée. Elle tenta de garder un regard impassible mais elle comprit que cela concernait son époux. Richard intima à son frère de rester avec ses sœurs. Puis il se précipita vers le hall d’entrée où patientait l’un des plus proches amis de son père. Ce dernier était trempé de la tête aux pieds et son visage était plus pâle qu’un mort.
— Oh Richard, je suis sincèrement désolé. John…
— Où est mon père ? Va-t-il bien ?
— Nous l’avons transporté chez le vicomte de Kendrew. Sa résidence était la plus proche du lieu de l’accident.
— L’accident ?
— Le cheval de votre père s’est emporté. Un chien errant s’est précipité sur lui dans l’une des allées de Green Park. Lord Reeves et moi avons essayé de calmer la bête mais nous avons échoué. Nous ne pouvions l’approcher sans prendre le risque d’être blessés à notre tour. Après une nouvelle ruade, votre père a été désarçonné. Il est tombé et sa tête a heurté une pierre. Il était toujours inconscient lorsque je l’ai quitté pour vous prévenir. Le docteur Shrewsbury est à son chevet.
— Emmenez-moi chez le vicomte de Kendrew.
— Richard !
Le jeune homme se tourna vers sa mère. Assise sur une chaise capitonnée de velours bleu, elle avait porté sa main à son cœur. Sa respiration erratique fit comprendre à son fils qu’elle avait tout entendu. Il s’agenouilla devant elle :
— Tout ira bien, Mère. Le docteur veille sur notre père. Je vais lui rendre visite afin de m’assurer qu’il se remettra très vite de sa chute.
— Je vous accompagne.
— Je ne crois pas…
— Il s’agit de mon époux, Richard.
Le jeune homme inclina sa tête et tendit sa main à Lady Mabelthorpe. Ils suivirent Lord Chorlay et prirent place dans sa voiture. Le véhicule prit rapidement la direction de Grosvenor Gardens où se situait la résidence du vicomte de Kendrew.
Personne ne parla durant le trajet. Les mines étaient graves. Richard était conscient qu’une telle chute pouvait coûter la vie à au Duc de Lymington. Mais il restait optimiste. Son père avait une excellente santé. Il était fort et résistant. Pour le bien-être de leur famille, il ne voulait envisager aucune issue fatale.
Néanmoins, lorsque qu’il pénétra dans la chambre où le blessé reposait, Richard fut incapable de conserver son flegme. Alors qu’il se précipitait vers le lit, le médecin l’empêcha d’approcher du Duc.
— Richard…je dois vous parler.
— Je vous écoute. Ma mère a le droit de savoir, Lord Shrewsbury.
— Bien. Hum…j’ignore si John survivra. Le choc a été violent. Je suis étonné qu’il n’ait pas été tué sur le coup. S’il se réveille dans les prochaines heures, nous pourrons espérer une guérison rapide. Dans le cas contraire, je crains que ses chances de survivre soient faibles.
— Puis-je rester à ses côtés cette nuit ? s’enquit la Duchesse.
— Certainement Votre Grâce.
Le vicomte de Kendrew entra à son tour dans la pièce et assura Richard qu’il ferait le nécessaire pour que John Mabelthorpe reçoive les meilleurs soins. Puis il demanda à une domestique d’apporter à ses visiteurs de quoi se restaurer
Mais ni le jeune homme ni sa mère n’avait faim.
Ils veillèrent sur le Duc toute la nuit sans constater la moindre évolution. Au petit matin cependant, son état empira. La fièvre fit son apparition et le corps du blessé ruisselait de sueur. Son épouse, malgré la fatigue, tentait de le soigner avec dévotion. À intervalle régulier elle passait un linge frais sur le visage de son mari tandis que leur fils faisait les cent pas dans la chambre.
Trois jours passèrent. John Mabelthorpe n’avait toujours pas repris conscience. Pire, il délirait. Le médecin comprit que sa fin était proche et en informa la Duchesse en veillant au choix de ses mots.
Les frère et sœurs de Richard furent autorisé à rendre une dernière visite à leur père. Le matin du quatrième jour, Lord Shrewsbury crut au miracle. La fièvre était tombée, son patient semblait plus calme. Il avait même repris conscience. Mais il expira quelques heures plus tard dans les bras de Lady Mabelthorpe.
Terrassé par la douleur, Richard s’enferma dans le bureau paternel et n’en sortit que quelques jours avant l’enterrement pour se rendre dans le domaine des Mabelthorpe. Il avait cependant veillé à tout organiser comme l’exigeait son nouveau rôle de chef de famille.
Pour respecter les dernières volontés du défunt, ce dernier fut inhumé dans le caveau des Ducs de Lymington dans le Suffolk. Seuls les proches et les amis intimes furent conviés à la cérémonie.
Richard ne souhaitait pas rentrer à Londres mais ses nouvelles responsabilités l’empêchaient de se terrer à l’écart du monde.
Quelques légers coups frappés à la porte lui firent lever la tête. Il s’était isolé dans le cabinet de travail de son père et avait passé la matinée à examiner de nombreux documents.
— Entrez.
George apparut, la mine inquiète :
— Mère aimerait que tu te joignes à nous pour le repas.
— Je ne peux pas. J’ai beaucoup à faire.
— Richard, nous savons tous que tu souffres. Mais t’isoler ne fera pas revenir notre père.
Le jeune homme se massa la tête quelques instants avant de dévisager son frère :
— Je le sais. Dites à Mère que j’arrive. George, tu retournes à Oxford dès demain. Je tiens à ce que tu termines tes études. S’il devait m’arriver quelque chose…
— Ne parle pas ainsi ! s’effraya le plus jeune.
— Il le faut pourtant. À présent, tu es l’héritier du Duché de Lymington. Cela signifie que tu participeras désormais activement à la gestion de notre fortune et de nos domaines. Dieu merci, Père avait déjà commencé ton apprentissage.
— Comptes-tu rester ici ?
— Non. Nous partons ce soir. Ici nous sommes loin de tout. Je serai plus rassuré à l’idée que Mère puisse voir ses amies au lieu de se morfondre dans ce château, aussi beau soit-il.
— Tu as raison. Et pour Jane ?
— Nous sommes en deuil, George. Elle effectuera son entrée dans le monde l’année prochaine, avec Louisa.
— Bien.
Les deux frères quittèrent ensemble le bureau. Richard profita du déjeuner pour annoncer à ses proches l’organisation familiale des prochains mois. Jane et Louisa furent soulagées d’apprendre qu’elles échapperaient aux réceptions mondaines une année encore. Charlotte, âgée de quinze ans, bien que contrariée de quitter le Suffolk, ne protesta pas.
Après le repas, Richard emmena sa mère effectuer une promenade dans le parc entourant le château. Lady Mabelthorpe avait maigri, son visage, très pâle, portait les stigmates des larmes qu’elle ne cessait de verser lorsqu’elle était seule dans sa chambre.
— Veuillez excuser ma conduite inconvenante des derniers jours, Mère. Je souhaitais continuer le travail de Père et je vous ai négligée.
— Tu es pardonné, Richard. J’aimerais cependant que tu n’oublies pas de te reposer. Je ne tiens pas à ce que tu tombes malade. J’ai déjà perdu mon époux, je ne souhaite pas pleurer la mort de mon fils.
— Je vous promets de faire attention, Mère. Si vous le permettez, lorsque nous serons de retour à Berkeley Street, j’aimerais discuter avec vous de certains aspects financiers. Je sais que Père appréciait beaucoup votre jugement. Je ne souhaite pas vous tenir à l’écart des affaires familiales.
— Merci Richard.
— Je dois vous informer que je ne pourrai être présent lors de chaque visite que vous recevrez. Je dois me rendre chez le notaire de Père. Il a des documents importants à me transmettre. Je dois également rencontrer les intendants de nos domaines du Yorkshire et du Kent.
— Vous êtes tout excusé. L’administration d’un patrimoine tel que le nôtre est loin d’être aisé.
Lorsqu’ils rentrèrent, le jeune homme fut soulagé que sa mère n’ait pas évoqué son futur personnel. À vingt-huit ans, il était toujours célibataire et n’avait jamais courtisé la moindre jeune fille depuis qu’il participait à la Saison. Son père avait toujours respecté son souhait de conserver sa liberté mais ces derniers mois, il s’était montré plus insistant. Il avait également reproché à Richard de ne s’intéresser qu’au travail. Maintenant qu’il avait repris le titre de Duc de Lymington, la société, et sa mère en particulier, s’attendrait à ce qu’il courtise une demoiselle fortunée et bien née dans les prochains mois.
Voilà pourquoi il répugnait à quitter le Suffolk. Mais le notaire de son père avait été intransigeant : il devait lui remettre des documents sans tarder.
Le soir venu, lorsque Richard s’installa dans la voiture qui le ramenait à Londres, il soupira profondément. À cet instant, il regrettait d’être titré, de posséder une fortune considérable et cinq domaines splendides dans toute l’Angleterre. Il aurait aimé être un simple médecin ou un avocat et ne pas devoir se préoccuper d’assurer la continuité de son nom. Il se promit de veiller à ce que George puisse le seconder rapidement. Si tout se passait bien, il recevrait son diplôme dans quelques semaines.
Le tonnerre gronda dans le lointain. Richard avait le sentiment que tout ce qui s’était passé les derniers jours n’était pas réel. Pourtant, son père, si robuste, si actif les avait bel et bien quittés.
Le jeune homme n’était pas prêt à le remplacer. Mais il n’avait pas le choix. Dès le lendemain, il serait confronté aux amis de l’ancien Duc. Certains, il s’en doutait, remettraient en cause ses compétences. Il devrait se montrer fort, imperturbable et impassible face aux attaques. Il n’ignorait pas que des vautours tenteraient de s’approprier la fortune et les possessions des Mabelthorpe. Il ferait front. Il contrerait la moindre attaque envers sa famille.
Bienvenue sur PA pour commencer =) Ensuite, que de thématiques qui me parlent directement sur ton profil ! Les romans historiques, les récits H/H, je suis cliente. :D
C'est donc avec curiosité que je me plonge dans ce récit.
Quelques petites bricoles au fil de la lecture d'abord :
>> "Bien qu’âgée de dix-sept ans, Jane, la plus âgée des trois filles du Duc" > pas convaincue par la répétition sur "âgée". Je pense que tu peux régler le soucis en mettant "l'aînée des trois filles du Duc"
>> "Votre Grâce…pardonnez" > manque un espace après les points de suspension
>> "Certainement Votre Grâce" > je verrais une petite virgule après "Certainement"
Eh bien, tu as une jolie plume. C'est fluide, ça coule tout seul, et tu exposes très efficacement les enjeux au fil de cet incipit.
Je n'aurais qu'une petite réserve : pour moi ça manque un peu d'émotion, notamment au moment du décès du père qui est presque expédié. Comment le vivent son épouse, ses enfants ? Est-ce qu'ils s'y étaient préparés ou sont-ils profondément bouleversés ? Comment démarre leur deuil ? Cela manque de ressenti qui nous mette en empathie avec avec Richard, Jane, Louisa et Charlotte. Et qui nous permette de les différencier au niveau du caractère - car je suppose que chacun / chacune aura sa façon de gérer les événements.
Mais sinon, on sent une bonne documentation, et l'histoire se lance très aisément avec tous ces enjeux d'héritage et de prise complexe de ses nouvelles fonctions par Richard.
Je guette la suite =)
Bonne journée !
et non ils n'étaient pas préparés à sa mort puisqu'il s'agit apparemment d'une chute accidentelle (je précise apparemment vu qu'ensuite je vais expliquer ce qui s'est réellement passé)