— Vous plaisantez ? Rassurez-moi, vous plaisantez ! Comment mon père aurait-il pu ? C’est inconcevable ! Je n’ai jamais rencontré Miss Bradenham. Comment pourrais-je envisager de l’épouser ?
— Je…je regrette Mylord. Ce contrat a été signé par Sa seigneurie et par le marquis de Glaslyn il y a deux mois environ.
— Enfin, il doit bien exister un moyen d’y mettre un terme ! Je refuse cet engagement. Je n’ai pas été concerté.
Richard Mabelthorpe quitta le bureau du notaire, furieux, en claquant la porte derrière lui. Il manqua de se faire renverser par un fiacre tandis qu’il regagnait sa propre voiture.
Il était fou de rage.
Il comprenait, à présent, pourquoi l’homme l’avait contacté dès l’annonce du décès de son père. Et pourquoi il avait tant insisté pour le voir.
Le Duc avait rendu le dernier soupir trois semaines plus tôt et Richard n’avait pas eu le temps de faire son deuil. Il n’avait pas seulement hérité du duché de Lymington et de sa fortune. Il en subissait également les contraintes.
Il peinait à faire face à toutes les obligations que lui imposaient à présent son nouveau statut.
Ce contrat de mariage venait assombrir un peu plus son existence.
Il n’ignorait pas le désir de son père de le voir marié. Mais pourquoi avoir comploté dans son dos ? Cela ne ressemblait pas au Duc. Jamais il n’avait eu le moindre secret. Pour aucun membre de la famille.
Il devait éclaircir les choses au plus vite avec sa mère. John Mabelthorpe ne prenait aucune décision sans avoir consulté son épouse au préalable. Richard ne pouvait concevoir que cette dernière puisse ignorer les démarches de son mari.
Était-ce de cela dont ce dernier souhaiter parler le soir de sa mort ? Le jeune homme n’avait jamais su pourquoi son père avait tenu à tous les réunir ce jour-là. George était même revenu d’Oxford à sa demande. Ils avaient supposé que Jane recevrait l’autorisation d’effectuer son entrée dans le monde mais à la lumière des informations transmises par le notaire, Richard en doutait à présent.
Comme il s’y attendait, la Duchesse douairière se trouvait dans le petit salon de leur résidence londonienne. Vêtue de noir de la tête aux pieds, elle portait le deuil avec une grâce indéniable. Bien que le mariage eût été arrangé, Lady Mabelthorpe était très attachée à son époux. Et sa mort l’avait terriblement affectée. Elle essayait de dissimuler son chagrin comme l’exigeait son rang mais Richard savait qu’elle supportait très mal sa condition de veuve.
Ses parents s’aimaient d’un amour sincère et véritable. Un fait exceptionnellement rare dans leur société engoncée par les convenances et le respect des traditions.
Si en public le Duc de Lymington adoptait une attitude réservée, en privé, il n’hésitait pas à multiplier les gestes de tendresse envers son épouse.
Richard se remémora une conversation plusieurs mois auparavant. John Mabelthorpe avait certifié qu’il ne forcerait aucun de ses enfants à se marier contre son gré.
Le contrat découvert chez le notaire venait contredire ces belles paroles.
Le jeune homme n’attendit pas d’avoir été annoncé et se précipita dans la petite pièce surchargée de tableaux et d’ornements de prix.
— Mère ! Edgar Hampden vient de m’informer que Père avait négocié un contrat de mariage avec Lord Bradenham.
— En effet, Richard. Il s’agissait de son vœu le plus cher. Miss Susan Bradenham est une jeune femme accomplie.
— Vous saviez ! Vous saviez et vous ne m’avez rien dit ! s’exclama le nouveau Duc.
— Ton père avait prévu de t’en parler le soir de l’accident.
— Je ne comprends pas. Comment avez-vous pu marquer votre accord ? Père nous a promis de nous laisser libre de choisir.
— Il a estimé que tu avais trop tardé. Richard, tu as déjà vingt-huit ans !
— Et Susan Bradenham n’en a que seize ans ! Elle pourrait être ma jeune sœur !
— Elle est d’une intelligence remarquable. Saviez-vous, mon cher, qu’elle joue du piano d’une manière tout à fait exquise ? Il n’y a pas plus raffiné que cette ravissante demoiselle. Vous serez le plus heureux des hommes.
— Mère, je vous en prie ! Vous ne pouvez…vous ne pouvez ne condamner de la sorte ! se lamenta Richard.
— Je regrette. C’est la décision de ton père. Tu es le nouveau Duc de Lymington à présent. Tu ne peux décemment rester célibataire toute ta vie. Nous avons beaucoup discuté ton père et moi. Nous n’avons pas choisi n’importe quelle demoiselle. Sa dot est confortable, elle a reçu la meilleure éducation possible et elle sera une maîtresse de maison remarquable.
— Vous avez épousé Père par amour. Vous prétendiez que jamais vous ne forceriez vos enfants à se marier contre leur volonté. Que vous arrive-t-il Mère ? Souhaitez-vous me rendre malheureux ?
— Il suffit, Richard. Je te trouve bien insolant. Je ne tolèrerai pas ce manque de respect dans ma propre maison. Tu es fiancé, à Miss Bradenham et j’entends à ce que tu adoptes une attitude convenable dès maintenant. Même si tu refuses la décision de ton père, tu devras t’y plier. La société scrute le moindre de tes gestes et de tes sorties. Promets-moi de ne pas te comporter en dépravé ou de fréquenter certains lieux de débauche. La réputation de notre famille est en jeu.
— Vraiment, Mère ? C’est ce que vous pensez de moi ? Me croyez-vous capable d’agir de manière aussi déplacée ?
Richard grimaça. Il ne comprenait plus l’attitude de sa mère. Pourquoi le mettait-elle ainsi en garde alors qu’il avait toujours été d’une conduite irréprochable en société ?
Une idée déplaisante naquit dans son esprit. Effaré, il ferma les yeux. Puis il toussota pour reprendre contenance.
— Mère, pourquoi cet empressement à me vouloir marié ? Aurions-nous des dettes ? J’ai parcouru avec diligence nos registres de compte et rien ne m’a alarmé. Aurais-je manqué des informations ?
— Nullement Richard. Nous souhaitions uniquement que tu remplisses tes devoirs d’héritier. Tu n’as que trop tardé. Bien entendu, il te faudra patienter jusqu’au printemps prochain. Il ne serait pas convenable de célébrer ton union alors que nous venons de subir une perte atroce. Nous attendrons la fin de l’année pour annoncer tes fiançailles.
— Il n’y aura pas de mariage, Mère ! Je refuse. J’ignorais ce contrat, je n’ai pas donné mon accord ! hurla le jeune homme, oubliant toute politesse.
— Cette conversation est terminée. Tu te conformeras aux souhaits de ton père. Je ne te laisserai pas jeter la honte sur son nom et notre famille.
— C’est ce que nous verrons. Je sors. Ne m’attendez pas pour le dîner, Mère.
Richard bouscula une domestique en sortant de la pièce. Sa colère était telle qu’il se saisit d’un vase posé sur une petite table dans le hall d’entrée et le jeta de toutes ses forces sur le sol carrelé.
Le fracas causé par son geste attira l’attention de ses sœurs qui se trouvaient dans le salon de musique. Au mépris de toute bienséance, les trois jeunes filles se précipitèrent dans le hall et dévisagèrent leur frère avec incompréhension.
— Richard, qu’as-tu fait ? s’inquiéta Charlotte.
— Est-ce toi qui a cassé ce vase ? l’interpella Louisa.
Le Duc s’apprêtait à leur lancer une réponse cinglante lorsque Lady Mabelthorpe apparut à son tour. Elle se contenta d’observer son fils d’un regard neutre. Ce dernier haussa les épaules et quitta la somptueuse demeure non sans claquer violemment la porte d’entrée.
Remplacer son père, administrer leurs nombreuses propriétés n’étaient pas pour lui déplaire. Même s’il devait sacrifier quelques nuits. Mais devoir supporter une épouse, qu’il n’avait même pas choisi, était au-dessus de ses forces. Miss Bradenham ne serait pas différente des autres pimbêches qui espéraient tant devenir la future Duchesse de Lymington. Futile, vaniteuse, s’effarouchant pour un rien et désespérément inintéressante. Comme toute les demoiselles à marier, elle ne connaissait rien du monde et de la société, elle serait incapable de parler d’autre chose que du temps et de ses toilettes. Non, jamais il ne permettrait une chose pareille !
Un frisson d’horreur parcourut son corps : le mariage impliquait de remplir son devoir conjugal. Richard savait qu’il en serait parfaitement incapable. Cette seule idée l’emplissait de dégoût.
Même dans l’obscurité la plus complète, même en conservant ses habits, il ne pourrait jamais y parvenir.
Le Duc était si absorbé par ses pensées qu’il mit plus de cinq minutes à remarquer que son cocher attendait patiemment qu’il lui donne une adresser où se rendre.
Un bref instant, il fut tenté de désobéir à sa mère et de courir les quartiers les plus mal famés de Londres. Il se moquait éperdument de salir son honneur.
Mais il se rappela que l’avenir de ses sœurs dépendait à présent de lui. Il les adorait et il refusait de leur causer du tort par pur égoïsme personnel.
Le jeune homme se ressaisit. Il connaissait le lieu idéal pour chasser ses sombres pensées. Et il avait besoin d’un verre. Peut-être de deux.
Durant le trajet, Richard prit une lourde décision : il devait découvrir les raisons de la trahison de sa mère. Il n’avait pas d’autre mot pour expliquer l’attitude de la Duchesse. Une trahison. Pourquoi ?
Ils avaient toujours été proches mais elle avait omis volontairement de lui parler de ce contrat. Pourquoi ses parents s’étaient-il ravisé si soudainement ? Pourquoi avaient-ils choisi de lier sa destinée à Susan Bradenham ?
Certes, Oswald son père était marquis. Sa fortune était conséquente. Il fréquentait le même cercle que feu Lord Mabelthorpe. Mais Richard n’était pas un idiot. Il y avait une raison à l’empressement de sa mère. Et il connaissait, comme tout le monde à Londres, les déplaisantes rumeurs qui circulaient sur son futur beau-père.