Six ans plus tôt,
Hélane considéra la vieille femme, abasourdie.
— Pour moi, comment ça ? Je ne comprends pas, je serai porteuse d’eau, comme mon père.
Ernik considéra sa fille d’un air gêné.
— Je… vous laisse entre femmes, bredouilla-t-il en sortant, la tête basse.
La sélectionneuse plissa les yeux.
— Les choses sont plus compliquées que ça. Tes parents n’ont manifestement pas jugé utile de t’informer sur ce qu’est l’avenir d’une femme de l’est.
— C’est qu’elle est encore jeune, se défendit la mère de la fillette. Nous pensions avoir encore du temps pour lui expliquer tout cela.
— Tais-toi Pemenev ! Ne te moque pas de moi, tu es une ancienne reproductrice et tu sais très bien comment se déroulent les choses. Ne me prend pas pour une imbécile !
— Mais de quoi parlez-vous enfin ?
La vieille poussa un soupir d’exaspération avant d’expliquer :
— Les perspectives d’avenir pour une native de la Fière sont plutôt… limitées. Peu de choix s’offrent à elle. Le rôle le plus prestigieux dont tu puisses hériter est de devenir reproductrice. Dans ce cas-là, tu iras vivre à la citadelle, et un combattant du goulet te sera présenté. Tu ne manqueras de rien, ta seule obligation sera d’honorer ton guerrier et de lui offrir un beau mâle plein de vigueur. Tu seras entièrement prise en charge par d’anciennes reproductrices devenues sélectionneuses, comme moi. La deuxième possibilité serait de devenir servante. Tu n’aurais dans ce cas-là pas le droit de t’offrir à un homme. Tu serais exclusivement dédiée à la toilette des guerriers dans l’antichambre, ainsi qu’à diverses tâches.
— Quelle sont les pré-requis pour cette fabuleuse option ?
— Principalement des critères de beauté. Une servante doit être agréable à regarder, les guerriers n’ont pas envie de se faire frotter le dos par une main calleuse lorsqu’ils sortent d’une nuit de violence dans le goulet.
— C’est … répugnant…
La sélectionneuse ignora la remarque.
— Si tu ne corresponds à aucune de ces catégories, tu finis à la vie civile. Dans ce cas, tu dois subvenir à tes besoins par toi-même. Ou trouver un homme pour t’entretenir, ajouta-t-elle en lançant un regard venimeux à sa mère. Mais toi, avec tes grands yeux émeraude, tu finiras au minimum servante.
Hélane regarda la femme avec dégoût.
— C’est hors de question !
— Silence petite effrontée ! Je t’assure qu’il vaut mieux finir reproductrice ou servante qu’être envoyée dans l’estomac de Kler Betöm ! Déshabille-toi maintenant !
— Pardon ? Sûrement pas !
— Obéit !
— Non ! Je refuse de me mettre nue devant une vieille bique !
— Hélane…, commença Pemenev.
— Quoi maman ? la tança-t-elle. Tu es d’accord avec ça ? Tu vas laisser cette mégère me tripoter sans rien dire ?
— C’est … compliqué, j’y suis également passée, comme chaque fille de Kler Betöm.
La sélectionneuse attrapa le poignet de la fillette avec une force surprenante pour son âge.
— Tiens-toi bien maintenant ! gronda-t-elle. Tu as déjà suffisamment mis tes parents dans l’embarras, ne rend pas la situation plus désagréable pour eux qu’elle ne l’est déjà.
Hélane pleura de rage, mais laissa finalement la vieille dame l’ausculter.
— Bien, parfait, commenta la sélectionneuse d’un air appréciateur au bout d’un certain temps. Tu es visiblement apte à porter un enfant. Ton patrimoine génétique, même s’il a été gâché, n’en reste pas moins excellent. Tes ascendants sont issus du Korom sur au moins trois générations. Je pense que tu possèdes toutes les qualités pour faire une reproductrice accomplie. Si ce n’est cette langue aiguisée qu’il nous faudra peut-être adoucir…
Son regard s’arrêta soudain sur une vilaine balafre lui barrant la cuisse.
— Qu’est ce que c’est que ça ? demanda-t-elle.
— Une vieille blessure, commenta Pemenev. Un cheval lui est tombé dessus il y a quelques années et lui a brisé le fémur.
— C’est embêtant, et disgracieux. Une telle difformité pourrait en rebuter certains. Nous verrons…
La vieille femme adressa un regard dur à la mère de la fillette et ordonna :
— Demain ! A l’aube, à la citadelle, et sans faute ! Ne me déçoit pas une nouvelle fois Pemenev…
Le lendemain, la pauvre fillette fut tirée du lit aux aurores, avala un bol de gruau, et prit la direction de la citadelle en compagnie de sa mère.
— Papa ne vient pas ? demanda la gamine avec humeur. Il m’abandonne lui aussi ?
— Les hommes… comme lui ne sont pas autorisés là-bas.
Sa mère paraissait ailleurs.
— Comme lui ? Mais dit-le bon sang, un paria ! Au rebut les sous-hommes, place aux valeureux guerriers !
Sa mère s’arrêta, et l’attrapa par les épaules en la fixant, ses grands yeux sombres étaient emplis de larmes.
— Ne pense surtout pas que c’est de gaieté de cœur que je te conduis là bas ! Mais quelle autre solution avons-nous ? Nous sauver ? Prendre la route et vivre comme des réfugiés ? Les femmes sont considérées comme des animaux à la Fière, des moins que rien, et ce depuis des siècles ! Malheureusement, devenir reproductrice est le mieux qu’il puisse t’arriver dans cette société patriarcale. Au moins ne manqueras-tu de rien. Je ne tiens pas à ce que ma fille devienne une catin pour pouvoir survivre ! Donc tu iras à la citadelle et tu fermeras ton grand clapet pour une fois !
Pemenev se releva et pris la main de sa fille.
— Allez, murmura-t-elle d’une voix plus calme. Ne soyons pas en retard.
La citadelle était une immense bâtisse d’un blanc éclatant, qui tranchait radicalement avec la grisaille environnante. Le sommet était couronné d’un gigantesque dôme cuivré. De nombreuses fenêtres cintrées garnissaient les murs nacrés et étaient habillées de petites sculptures ornementales. Il était étrange de rencontrer pareil édifice au milieu des bâtiments austères et moroses de Kler Betöm, où seule primait la fonctionnalité. Chaque porte, chaque ouverture de la ville étaient d’une forme simple, rectangulaire, sans décoration. L’expression d’une quelconque activité créative et artistique était mal considérée et annihilée. Ici au contraire, chaque élément était en harmonie avec le reste, une osmose puissante se dégageait de l’ouvrage. Hélane resta sans voix devant la structure qu’elle n’avait jamais contemplée d’aussi près. Devant le visage ébahi de sa fille, Pemenev expliqua :
— On appelle cet endroit le repos du guerrier. C’est ici que les combattants viennent retrouver leurs reproductrices. On raconte que ce bâtiment serait un cadeau affanite pour remercier les estriens de garder le goulet.
Après avoir informé le garde à l’entrée de leur présence, elles furent autorisées à pénétrer dans l’enceinte de la citadelle. Elles traversèrent de somptueux jardins parfaitement entretenus. Hélane n’avait pas souvent eu l’occasion de voir de l’herbe aussi soyeuse, si ce n’est sur les rives du Nyx, où elle était plutôt rêche.
— Voilà donc à quoi sert toute l’eau qu’on ramène, commenta-t-elle avec aigreur.
— Les sélectionneuses considèrent que pour enfanter un garçon vigoureux, il faut être dans le décor adéquat. Tout ceci est pensé pour stimuler le plaisir.
Elles aboutirent dans un petit hall circulaire duquel plusieurs escaliers s’amorçaient.
— Aaah, voilà notre nouvelle reproductrice, bienvenue ! les accueillit une sélectionneuse en se fendant d’un sourire radieux.
Pemenev s’inclina en faisant signe à sa fille de l’imiter.
— Ma guide, voici ma fille. Hélane.
— Oui oui, j’en ai entendu parler. Suivez-moi, nous allons la mener à ses nouveaux appartements ; mais avant, nous ferons un tour par les bains.
—Ses appartements ? s’alarma Pemenev. Mais j’avais cru comprendre que nous aurions encore un peu de temps avant de la laisser.
— Certes, mais nous lui avons trouvé entre-temps le guerrier adapté. Il est jeune comme elle, et vous savez que ce n’est pas à trente ans que l’on donne le meilleur de notre potentiel. Non, il faut profiter de la fougue et de la force de l’âge. Elle restera ici ce soir pour rencontrer son promis. Et je suis persuadé qu’elle lui donnera un magnifique garçon.
Hélane ouvrit la bouche pour protester, mais un regard désapprobateur de sa mère l’en dissuada. Deux servantes apparurent au pied d’un escalier.
— Ah, parfait ! Hélane, mon petit, suivez donc ces jeunes filles, quant à vous Pemenev… vous pouvez vous en retourner sereine, nous prendrons bien soin de votre fille.
— J’en suis persuadé ma guide… murmura-t-elle d’une voix tremblante.
Brusquement, elle saisit Hélane et l’étreignit fortement. Son corps était parcouru de petits spasmes. Elle lui caressa la tête avec la tendresse et la douceur dont seule une mère était capable.
— Maman ?
— Ma puce… ma princesse… chuchota-t-elle. Nous ne pourrons pas nous voir pendant un certain temps, mais sache que ne se passera pas un instant sans que mes pensées ne t’accompagnent.
Hélane sentit les chaudes larmes de sa mère lui couler dans le cou, et elle se laissa aller à l’étreinte maternelle. La sélectionneuse intervint :
— Allons, dépêchons dépêchons, vous reverrez votre fille vous le savez bien, seulement elle doit d’abord s’affranchir de ses obligations. Pemenev se releva en s’essuyant les yeux, et après une dernière caresse sur la joue de sa fille, elle quitta la pièce. Hélane resta la bouche ouverte en contemplant sa mère qui disparaissait, quand elle fut gentiment rappelée à la réalité par une des servantes.
— Allons mademoiselle, il est temps de vous préparer, suivez-nous.
Hélane se retrouva pour la deuxième fois en deux jours entièrement nue devant des inconnues. Il ne faudrait pas que ça devienne une habitude, fulmina-t-elle intérieurement. Un immense baquet d’eau chaude avait été préparé à son intention. Une telle quantité d’eau juste pour elle la troublait profondément. On lui avait appris depuis toute petite à utiliser le précieux liquide avec parcimonie, la soif était sa compagne la plus intime depuis son plus jeune âge, et tout cela allait à l’encontre de son éducation et de ses convictions.
— Je suis vraiment obligée de plonger là-dedans ?
Les servantes pouffèrent.
— Bien sûr, tous les jours même, vous ne voudriez tout de même pas sentir le bouquetin et ressembler à une souillon lorsque votre promis vous rendra visite ?
— Et bien, en fait, je n’en ai pas vraiment grand-chose à …
La fillette fût propulsée dans le bassin avant d’avoir eu le temps de finir sa phrase. Elle fût nettoyée, récurée, savonnée, décapée comme jamais auparavant. Les deux femmes la frottèrent dans des endroits dont il ne lui était jamais venu à l’esprit de se préoccuper. Ses cheveux furent démêlés, brossés, puis coiffés de quelques tresses agrémentées de feuilles de lierre. Elle fût ensuite aspergée d’un curieux liquide odorant. Ses ongles furent curetés, coupés, limés, et recouverts d’une étrange peinture. De nouveaux vêtements lui furent passés. L’opération prit bien deux heures, et c’est une parfaite inconnue qui lui fût présentée lorsque ses deux tortionnaires la poussèrent devant un grand miroir.
— Alors ? s’enquit une servante. Qu’en pensez-vous.
— C’est … stupéfiant.
— Et attendez de voir votre logement !
— Mon logement ? répéta bêtement la fillette.
— Bien sûr, s’amusa la femme sur un ton bienveillant. Où pensiez-vous que vous alliez dormir ? Aux écuries, avec les chevaux ?
Hélane rougit et se retint de commentaire. Les trois personnes se dirigèrent ensuite vers les hauteurs de la citadelle. Ici, Tout n’était que luxe et richesse, les couloirs étaient recouverts de tapisseries, et de magnifiques bougeoirs aux motifs finement ciselés étaient fixés aux murs. Elles arrivèrent finalement devant une porte en bois massif.
— Voilà, nous vous laissons dans votre chambre, si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à faire appel à nous.
— Merci… balbutia la fillette, désorientée.
Elle resta quelques minutes à fixer la porte avant de se décider à entrer.
Ce qu’elle découvrit en franchissant le pas la laissa sans voix. Un large lit en acajou trônait au milieu de la pièce, recouvert de draps en satin pourpre ainsi que de nombreux coussins rebondis. De grands rideaux laissaient passer une lumière tamisée. Des banquettes étaient disposées de chaque côté, espacées par de magnifiques tapis Affanite. Des peintures abyssales aux couleurs vives, mettant en scènes des personnages dans des positions plus ou moins suggestives, ornaient les murs. Les sols étaient immaculés, parfaitement entretenus et une odeur grisante et envoûtante se dégageaient des longues tiges d’encens disposées ça et là. Quelques instants plus tard, une servante lui apporta un plateau rempli de mets raffinés, accompagnés de fruits frais. Elle croqua dans une pomme bien charnue, et ce fut comme une explosion de saveur et de fraîcheur sur son palais. Les fruits ne poussaient pas à Kler Betöm, ils étaient cultivés le long du Nyx, comme les légumes d’ailleurs, et ils composaient un aliment rare, réservés aux classes aisées. Un frisson de honte l’effleura alors qu’elle attrapait une poire, elle aurait aimé en faire profiter ses parents. La journée fut ponctuée de multiples explorations, allant de découvertes en découvertes jusqu’au soir. Un repas léger lui fut servi, puis une sélectionneuse –celle du matin– lui rendit visite.
— Alors mon enfant, comment se passe votre intégration ?
— Très bien madame, merci, répondit Hélane avec une once de culpabilité.
— Bien, prend l’habitude quand tu t’adresses à moi, ou à l’une de mes consœurs, de faire précéder notre nom par l’article Guide.
— Guide ?
— Oui, car c’est ce que nous sommes, des accompagnatrices vous guidant dans les méandres de la séduction et de la maternité, comprend-tu ?
— Je pense… oui.
— Très bien, appelle-moi donc Rémelde, c’est mon nom.
— Bien… Guide Rémelde.
— Parfait ! se réjouit la sélectionneuse. Tu apprends vite. Ah, au fait, tu vas faire la rencontre ce soir de ton promis. Tache d’être… accueillante.
— Accueillante ? demanda Hélane qui n’était pas sûre de comprendre.
— Oui, vous êtes encore jeunes, mais viendra un jour ou se créera une certaine affinité entre vous, vos corps seront inéluctablement attirés l’un par l’autre.
— Nos… c’est dégoûtant !
La guide esquissa un sourire.
— Tu verras, ça arrive bien plus rapidement que ce que l’on peut croire. Pour le moment, contentez vous de faire connaissance, de discuter. C’est une étape importante, vous devez instaurer un climat de confiance entre vous.
— Sur commande ? Avec un homme que je ne connais pas ? Et s’il ne me plaît pas ?
— Jeune fille, se fâcha son interlocutrice. Ne te méprend pas, le vrai souci serait que toi, tu ne lui plaises pas. Là serait le problème. Maintenant, débarbouille-toi un peu afin d’être présentable.
Finalement, je suis en prison, une cage luxueuse, certes, mais les barreaux sont bien présents, songea la fillette lorsqu’elle se retrouva seule.
Elle passa le reste de la soirée à tourner en rond, admirant le couché de soleil jusqu’à ce que le mur d’enceinte de la ville ne le masque complètement. Sa chambre plongea dans l’obscurité, seulement éclairée par quelques bougies. Elle somnolait lorsqu’un petit bruit la réveilla, on toquait à sa porte. Elle se redressa vivement, le cœur battant.
— Entrez ! articula-t-elle d’une voix frissonnante.
Un jeune homme aux cheveux sombres, couleur encre, se tenait dans l’embrasure. D’une taille moyenne, il n’était pas frêle comme peuvent l’être les adolescents à cet âge-là, il était même plutôt agréable au regard. Son front fuyant et ses yeux noirs lui donnaient un air impassible. Il s’avança d’un pas assuré et Hélane put discerner un peu mieux ses traits. Elle fronça les sourcils, elle avait déjà vu le garçon. Puis elle réalisa ; elle se trouvait tout simplement en présence du deuxième fils de Jisélion et Jilène Derbeniss : le prince Kaelon.
C'est très bien écrit, ça met assez mal à l'aise à la lecture^^ Comprendre que le meilleur destin auquel peut aspirer Hélane est reproductrice c'est assez effrayant.
Très jolie chute, les personnages sont bien liés. J'ai très hâte d'en apprendre plus sur comment s'est passé leur relation. Je ne sais pas si tu vas continuer à nous raconter ce flashback dans le prochain chapitre mais si tu t'arrêtes là ce serait très frustrant ahah
Une petite remarque :
"puisse t’arriver dans cette société patriarcale." j'enlèverais peut-être le patriarcale, il est implicite, je trouve que ça fait perdre un peu en subtilité au passage
J'enchaîne...
Merci, content que ce chapitre te plaise. Ne t'inquiète pas, le flashback ne s'arrête pas là^^
L'idée est d'expliquer comment une femme a pu devenir carapace. Ca, et autre chose...
A bientôt!
Et si les parents d'Hélane sont amoureux, pourquoi n'ont-ils pas un d'autres enfants? (Une maladie semble l'explication la plus plausible, mais les guides peuvent avoir castré la mère suite à son départ du repos du guerrier.)
J'imagine que la rudesse de la vie pour deux bannis ne leur permet pas forcément de subvenir aux besoins d'une famille plus nombreuse.
Pour Hélane, je la vois un peu comme une rebelle justement à cause du bannissement de son père, ce qui explique qu'elle ne désire pas se conformer à la règle. Je vais développer davantage ce côté.