Six ans plus tôt,
— Hélane ! Dépêche-toi bon sang, tu ne crois quand même pas que ces barriques d’eau vont se transporter toutes seules jusqu’à la réserve ?
La fillette de treize ans contemplait son père avec admiration, l’homme portait les fûts d’une centaine de livres chacun comme s’il s’agissait d’un tas de plumes. Sa peau burinée et halée indiquait une vie de plein air.
— J’arrive papa ! cria la gamine en se précipitant à sa rencontre.
— Encore à flâner le long de la route ? Allez, aide-moi à stocker toute cette eau, qu’on puisse rejoindre ta mère. Trois jours qu’on est parti, il doit lui tarder de nous revoir.
Hélane et son père avait fait le trajet jusqu’au Nyx afin de rapporter le précieux liquide jusqu’à Kler Betöm. Les conditions exceptionnelles liées à la menace des Arguelas avaient contraint les estriens à bâtir leur cité au pied du goulet, loin de toute source d’eau potable. La jeunette affectionnait particulièrement ces longs cheminements solitaires avec son géniteur. Sur la route, elle était Hélane l’exploratrice, la conquérante, libre de ses choix, et son père était cet être exceptionnel, ce héros à la force surhumaine ; alors qu’à la gardienne… Il redevenait Ernik le paria, le réprouvé, le guerrier qui avait quitté le goulet pour les beaux yeux d’une simple reproductrice. Il était devenu un porteur d’eau, la caste la plus basse de ce peuple fier. Et d’après sa mère, il n’avait jamais semblé aussi heureux que depuis sa déchéance. Elle avait beaucoup entendu parler de ses prouesses dans le goulet, le pourfendeur d’Arguelas, jamais blessé, toujours victorieux. En tant que guerrier, il s’était vu affecté une reproductrice choisie en fonction de ses qualités physiques et de son patrimoine génétique. Pas trop frêle, de larges hanches pouvant donner la vie sans difficulté, aucune tare ou maladie héréditaire détectée dans son ascendance, il avait bénéficié d’une femme triée sur le volet. Les reproductrices étaient prises en charge par Kler Betöm, et disposaient de résidences luxueuses à la citadelle, où elles recevaient leur promis. Elles étaient censées donner un enfant, un garçon de préférence, aux caractéristiques physiques exceptionnelles, qui deviendrait à son tour combattant du goulet. Lorsque son père avait rencontré sa mère, il s’était passé un évènement assez singulier pour la Fière : Le vaillant découpeur de monstres était tombé amoureux, il avait succombé aux charmes de sa reproductrice. Puis Hélane était née. Les Estriens avaient alors vivement reproché à la femme d’avoir donné naissance à une fille et d’avoir gâché la précieuse semence d’un grand guerrier. Elle avait en toute logique était déchue : une reproductrice donnant naissance à un garçon était assurée de son avenir, elle s’occuperait de lui jusqu’à ce qu’il soit en âge d’intégrer le Korom, et deviendrait à ce moment-là sélectionneuse à son tour. Mais si c’était une fille… La pauvre femme était aussitôt réexpédiée à la vie civile avec sa progéniture, et devait se débrouiller pour subvenir à ses besoins. Et les solutions étaient peu nombreuses et pas toujours reluisantes. Hélane avait donc dû quitter les baraquements avec sa mère, et son père les avait suivies, choisissant la disgrâce au prestige. L’homme avait sué sang et eau pour nourrir les siens, et il avait enduré les moqueries de ses anciens camarades sans jamais broncher ; et au nom de tout cela, Hélane le considérait comme un demi-dieu. Plus ils s’approchaient de la cité, plus elle sentait une boule se nouer au creux de son estomac. La grande silhouette menaçante de la muraille se découpait sur une hauteur faramineuse. Elle avait était bâtie comme un barrage, d’une forme concave, attenante directe du goulet. Une particularité de cet édifice démesuré était son absence totale de porte. Seul un mélange de pierres calcaires grises tirant sur le noir mélangées à de la chaux dominait le champ de vision, sans le moindre orifice. Les murs d’enceinte faisaient bien dans les deux toises d’épaisseur. Si la région aride de Kler Betöm était pauvre en ressources, il y avait bien un domaine dans lequel elle était généreuse : les carrières. Les Estriens avaient exploité le minerai des décennies durant afin de consolider au mieux la ville. De larges ascenseurs de bois à fleur de parois permettaient d’accéder au sommet des fortifications, et le même procédé était utilisé pour redescendre de l’autre côté. Hélane et son père s’installèrent sur la large plate forme avec leur chargement, et tandis qu’une horde de bœufs robustes tiraient sur les lourdes chaînes, ils commencèrent à s’élever. Hélane avait une frousse noire de cette étape. Les grosses colonnes de bois couinaient sous le poids de la charge, et elle avait toujours l’impression qu’ils allaient chuter lourdement pour s’écraser une perche plus bas. C’est dans un soupir de soulagement qu’ils atteignirent enfin le sommet de l’enceinte. D’ici, la vue était époustouflante. Kler Betöm s’étalait sous leurs pieds, avec au centre une forteresse massive, domicile de la famille Derbeniss. A l’autre extrémité, un grand bâtiment grisâtre, surplombé d’un chemin de ronde et abritant l’antichambre, marquait la frontière Est de la cité et le commencement du goulet. Au-delà, le large défilé, théâtre de combats acharnés depuis des siècles, se projetait à perte de vue. Seule la large muraille agrémentée d’une dizaine de portes, la « retraite des Arguelas », se détachait au loin, comme un phare au milieu de la nuit. Hélane reporta son attention sur le dédale de ruelles qui abondait plus bas. Vu d’ici, il s’apparentait à un enchevêtrement tortueux sans aucune logique. Aucune ligne droite, aucune cohérence, chaque allée était ponctuée de virages saugrenus, de retour en arrière capricieux et de cul de sac confus. L’ossature de la cité semblait sortie tout droit d’un esprit dérangé et anarchique, et quiconque n’avait pas grandit dans ces ruelles était incapable de s’y repérer. Mais ce chaos architectural s’avérait être le fruit d’une longue réflexion ancestrale. La ville avait été conçue de façon à égarer les hypothétiques Arguelas qui parviendraient à s’immiscer hors du goulet. Quasiment rien n’arrêtait les créatures, capables de briser tout type de matériaux ; on avait donc décidé de leur compliquer la tache si d’aventure elles se retrouvaient dans Kler Betöm.
La fillette et son père entamèrent la descente, agrippés à la frêle balustrade de cèdre, afin de compenser le balancement nauséeux de la nacelle. Hélane fixait le mur d’enceinte intérieur avec répugnance. Chaque pan, chaque pierre était recouverte d’une couche de peau verdâtre. L’intégralité de la muraille était tapissée de l’épiderme monstrueux, seule protection valable contre les dangereuses griffes. De nombreux hommes étaient occupés à remettre de nouvelles bandes de peau pour remplacer les anciennes qui tombaient en lambeaux. Car si le pelage s’avérait être un fantastique moyen de protection, il n’en était pas moins sensible au passage du temps et à l’exposition prolongée du soleil, et le pourtour de la ville ressemblait à un estomac putrescent. Ils parcoururent quelques rues sinueuses, et débouchèrent sur une large avenue menant à la réserve d’eau de la ville. Autour d’eux, les gens s’affairaient activement, on trouvait majoritairement des armuriers affûtant des ongles, des tanneurs préparant des tenues de combats, mais également des buandières, des charpentiers, des maréchaux ferrant… Tout corps de métiers indispensables au bon fonctionnement de la communauté. Contrairement aux autres grandes cités d’Eryon, aucun désœuvré, aucun traîne-misère ne venait perturber l’harmonie de la ville. Chacun avait un rôle à tenir. Aucun artiste non plus, pas de peintre, de musiciens ou de troubadours, toute activité non vitale avait été proscrite de cette société austère. Un autre fait notable était l’absence de tout métier de bouche. Aucune taverne ou auberge, pas de vendeur de viande ou de légumes, ces activités étaient gérées par l’intendance de la ville elle-même. Chaque habitant venait se fournir en eau et nourriture directement au centre des denrées et périssables, et recevait, moyennant paiement, une portion règlementaire.
Ils arrivèrent au bâtiment collectant les barriques d’eau. Deux soldats montaient la garde devant l’entrée même si leur rôle était ici purement honorifique. Leur véritable combat se déroulerait à la prochaine nouvelle lune dans le goulet. Ils s’esclaffèrent en reconnaissant le père d’Hélane, mais ne firent aucun commentaire. La gamine leur jeta un regard furibond. Ils s’arrêtèrent devant un immense comptoir derrière lequel s’activait un intendant, celui-ci ne paraissait pas les avoir vu. Ernik toussota, et le régisseur les remarqua enfin.
— Ah ! cracha-t-il. Ce n’est pas trop tôt, vous avez trois heures de retard !
— C’est que Messire, nous avons était retardé par une roue en mauvaise état, et…
— Pas de Messire avec moi porteur d’eau ! le tança l’homme. Et encore moins d’excuses douteuses! Je connais les traîne-savates dans votre genre, ils profitent du paysage et du trajet en pensant qu’ils peuvent bien truander quelques heures de sieste.
—Pas du tout ! Nous…
— Et bien ça ne marche pas avec moi ! Encore un abus de ce genre et je vous compterai un baril en moins par heure chapardée ! le sermonna-t-il en lui tendant quelques pièces de cuivres.
Ernik étudia le peu d’argent au creux de sa main d’un air désabusé. L’ironie de la chose était qu’une partie de cette fortune retournerait dans les poches de l’intendant lorsqu’il aurait besoin de racheter sa propre eau à un prix considérable pour pallier aux besoins des siens.
— Merci.
Mais déjà son interlocuteur était retourné vaquer à ses occupations. Ils repassèrent devant les deux gardes qui cette fois eurent du mal à retenir leur langue.
— Mais n’est-ce pas notre héros national ? Notre vaillant porteur d’eau, défenseur de la veuve et de l’orphelin ? gloussa le premier.
— … qui a troqué son ongle et sa peau contre une reproductrice et son chiard !
— Zef, Gérok…, les salua Ernik d’une voix neutre.
Les deux affreux se gaussèrent de plus belle.
— Ecoute-le notre champion des couards ! Il n’a pas perdu que son tranchoir à c’qui paraît ! La diablesse a eu raison de sa virilité à c’qui s’ raconte !
— Paraît qu’il n’aurait pas supporté de lui avoir donné qu’une pauvre femelle au lieu d’un mâle puissant pour aller au goulet !
Sans prévenir, Hélane se jeta sur le dénommé Zef en piaillant.
— Vous n’êtes que des brutes décérébrées !
— Oh oh ! Regarde Gérok ! Le petit trousse-pet sort les crocs !
— Hélane, non ! Reviens là ! ordonna son père.
Mais déjà la gamine n’écoutait plus et flanquait un solide coup de pied dans le tibia du soldat.
— Morveuse ! J’ vais t’apprendre la politesse d’une bonne mornifle, brailla le coquin en joignant le geste à la parole.
La fillette se retrouva sur les fesses, le goût métallique du sang dans la bouche, à moitié sonnée. Il a pas fait semblant le salopard…,songea-t-elle en se frottant le visage. Sans crier gare, Ernik se propulsa de tout son poids sur le garde et lui écrasa la trachée de son avant-bras.
— Prends garde gredin, ou l’envie pourrait me prendre de te montrer à quel point mes reflexes se sont émoussés, gronda-t-il.
— Pardonne… pardonne moi Ernik, ce n’était qu’une blague innocente, râla Zef les yeux exorbités.
— Pose encore une main sur ma fille et je te ferai regretter de ne pas avoir calanché de la patte d’un Arguelas.
— Compris, Ernik… pitié… lâche-moi.
— Ernik ! Laisse-le ! ordonna une voix puissante.
Le porteur relâcha son emprise et le pauvre soudard tomba au sol en émettant de curieux gargouillis. Un homme épais et d’un certain âge se tenait devant l’entrée. Solidement bâti, sans une once de gras, il se dégageait de lui une aura de puissance. Le visage anguleux et les yeux encaissés, les cheveux coupés raz aux reflets cuivrés, il transperçait Ernik de son regard acéré. Sa posture raide indiquait une vie dévouée au combat et à l’entrainement. Ernik repris son souffle.
— Instructeur Neher…
— Sais-tu ce qu’il en coûte à un porteur d’eau d’attaquer un guerrier de la Fière ? demanda-t-il d’une voix glaciale.
— Le bannissement, dans les terres corrompues… murmura Ernik en baissant les yeux.
— Exactement.
Le nouveau venu porta son attention sur Hélane qui se sentit écrasée sous la dureté du regard. L’instructeur Neher était le responsable du Korom, ce cercle très fermé dans lequel étaient seulement admis les enfants masculins des reproductrices et des guerriers, ainsi que quelques très rares éléments issues de la vie civile. Chaque année, les adolescents les plus prometteurs avaient une chance de faire leurs preuves et de quitter l’anonymat en intégrant le Korom au côté des élus, afin de devenir guerriers du goulet. Son père avait été formé par Neher lui-même.
— Voici donc l’objet de ta déchéance, commenta l’instructeur.
— Oui, Daliar Neher, voici ma fille, Hélane.
La fillette resta stupéfaite, c’était bien la première fois qu’elle voyait son père faire preuve d’autant de déférence à l’égard de quelqu’un. Daliar… la plus grande marque de respect estrienne existante. On attribuait en principe ce titre à une personne unique au cours d’une vie, celle pour laquelle on exprimait la plus grande admiration ou reconnaissance. L’instructeur adressa à Hélane le regard que l’on réserve en principe à un nuisible avant de reprendre :
— Garde ta progéniture sous contrôle.
— Oui Daliar, pardonnez-moi.
L’homme soupira.
— Quel gâchis… mais sache que j’ai enfin trouvé un guerrier aussi prometteur que toi. Je pense même qu’il sera meilleur, plus vif, plus… mordant, et motivé.
— Vous m’en voyez heureux.
— Oui, continua le charismatique personnage l’esprit ailleurs. Il s’agit du prince Heich Derbeniss, l’héritier de Kler Betöm. Il choisira dans quelques jours ses carapaces avant de mener la guerre du goulet. Mais pourquoi parler de cela avec toi ? reprit-il plus fermement. Tu n’es plus qu’un vulgaire porteur d’eau, tu as fait ton choix. Que pareil incident ne se reproduise plus jamais, ou je t’expédierai moi-même au-delà de la retraite des Arguelas.
Lorsque Hélane et son père arrivèrent chez-eux, le soleil avait déjà sérieusement entamé sa descente, et la lune commençait déjà à pointer le bout du nez. Tant mieux, songea la fillette en observant l’astre. Pas de bataille du goulet ce soir, la nuit ne sera pas ponctuée de hurlements. Leur domicile était une humble bicoque, mais c’était leur foyer, et il était agréable. Ce soir-là, l’odeur traditionnelle du plat festif que leur préparait sa mère à chaque retour du Nyx ne lui chatouilla pas les narines.
— Maman ? appela-t-elle.
Ils se dirigèrent vers la pièce unique de la maison pour y découvrir la femme assise sur un vieux tabouret.
— Maman ! répéta la gamine en souriant.
La mère se tourna vers sa fille, mais au lieu du visage lumineux auquel elle s’attendait, elle eut juste droit à un petit sourire fatigué. Une vieille dame se tenait dans la pénombre et la scrutait d’un air impénétrable.
— Enfin ! lâcha-t-elle. Tu es là ma fille !
Hélane adressa à sa mère une expression d’incompréhension.
— Voici Dame Duvel, Hélane, expliqua-t-elle d’une voix lasse. Notre sélectionneuse. Elle est là pour toi.
C'est très intéressant de mettre un flash back, ça ne m'a pas spécialement paru abrupt personnellement, j'imagine qu'il va servir pour la suite. (Revoir son père ?)
Raconter le passé des personnages permet de leur donner du relief et de la complexité . Ce chapitre montre ce qui a fait qu'Hélane est elle qu'elle est dans le "présent".
Je me demande si tu vas refaire des flashbacks...
Quelques remarques :
"ces longs cheminements solitaires avec son géniteur." je suis vraiment pas fan de géniteur, je trouve que c'est pas super joli, je laisserai père
"Elle avait était bâtie" -> été
"nous avons était retardé" -> été retardés
"de te montrer à quel point mes reflexes" -> réflexes
Un plaisir,
A bientôt !
Je prévois en effet plusieurs flashbacks sur Hélane. Tout un arc en fait. J'ai besoin de son histoire pour ma trame principale et puis... C'est un personnage que j'aime bien!
A bientôt!
Sur le chapitre précédent, c'est Khé qui raconte son histoire. Tu pourrais soit faire raconter à Hélane sa propre histoire soit lui faire s'en rappeler avant de s'endormir. Après cela va prendre plusieurs chapitres de ce n'est pas aisé.
Il y a un morceau qui est peut-être à retravailler.
"Mais pourquoi parler de cela avec toi ? reprit-il plus fermement. Tu n’es plus qu’un vulgaire porteur d’eau, tu as fait ton choix. Que pareil incident ne se reproduise plus jamais, ou je t’expédierai moi-même au-delà de la retraite des Arguelas." Un malheureusement, cela ne te concerne plus conviendrait mieux je trouve. Il reste du respect entre les deux hommes.
En ce qui concerne le bannissement, les Estriens sont un peuple patriarcal très fier. On ne peut pas reprocher à un guerrier d'avoir engendré une fille, le problème vient forcément de la reproductrice. Elles sont donc bannies pour ne pas reproduire la même erreur. De plus, les guerriers refuseront de passer après un autre, surtout sur une reproductrice qu'ils jugeront "défectueuse" (je sais, c'est un peu horrible)
Il faudrait que je développe davantage cet aspect-là.