La cité des ingénieurs (Chap. 6) : Le Salon du golmon

Par Cyrmot

 Le téléphone sonna au milieu du dîner, on leva nos fourchettes en même temps, les yeux interloqués roulant vers le bureau du salon. Personne n'appelait jamais passés vingt heures, sauf pour un truc grave ou une urgence.

— Oui allô? … Oui?... Oui….   …. Ah! Bonsoir…  … Non il n'y a pas de mal… 

Ma mère tenait sa serviette pendue à la main, le regard tourné vers le plafond entre le rideau de fenêtre et la télé.  

—  Mmm-mmh… Oui oui 

Elle me fit signe d'approcher, le combiné toujours vissé à l'oreille. J'eus une vision dans la foulée, la famille Illic appelait peut-être, Kristina avait bien reçu mes lettres et était effondrée depuis, s'enfermant dans sa chambre et ne se nourrissant plus, il fallait que je lui parle. Ou bien ils souhaitaient juste nous inviter en vacances en Essonne, montrer leur maison et leur nouveau département. 

— … Oui bien sûr… Oui demain ça fait un peu juste mais… 

Ok, c'était bien l'invitation, un week-end chez les Illic décidé à la va-vite, c'était peut-être toute la famille qui allait mal finalement. Mais qu'est-ce qui leur avait pris aussi, elle avait pas été assez bien pour eux la cité? Ils avaient eu la folie des grandeurs, et voilà maintenant que ça appelait à pas d'heure pour qu'on passe les voir,  je saisis le petit écouteur pour entendre la voix désespérée de M. ou Mme Illic, perdus dans leur département foireux. 

… Bien sûr y'a de quoi s'occuper là-bas mais c'est pas pareil qu'avec un copain… Je fis une grimace, ne distinguant aucun accent slave Illicien là-dedans. Ma mère faisait juste mmh mm en cherchant son calepin dans son sac à main à côté.  

"… Mais c'est vrai qu'ils s'entendent bien tous les deux, bon après ça peut se chamailler de temps en temps mais c'est les gosses ça, eh eh… Je reconnus bientôt la voix au bout du fil, cette voix assurée et ces eh eh significatifs.

" En tout cas ça fera super plaisir à Yann de passer un peu de temps avec Melvil, et…  

Je laissais tomber ma main tenant l'écouteur contre ma cuisse, en faisant nonononononononon de la tête à ma mère, mais elle ne me voyait pas elle notait déjà des trucs dans son calepin, une adresse à Paris, un numéro de téléphone.

Je voulus lui secouer le bras pour arrêter la folie collective, on me livrait comme otage à un abruti et tout le monde trouvait ça normal, ça se goupillait tranquille entre eux, allez hop rebelotte va t'occuper du golmon c'est ton ami, lalala lala  oui ton ami pour la vie, ton pote le débile c'est ton ami pour la viiie. 

— Mais je dois préparer un pique-nique pour Melvil ou…. Ah! Ah d'accord très bien… Et le… … Oui oui, d'accord… ….Et pour le… …. 

Je fixais ma mère d'un oeil noir, les épaules affaissées, alors qu'elle continuait les préparatifs comme si de rien n'était. Le père de Yann semblait lui couper la parole toutes les trois secondes, certainement trop heureux de pouvoir se débarrasser de son gamin, je l'imaginais bien en train de zouker dans sa veste en jean au bout du fil. 

—  … Et donc ça se passe au… … d'accord …. Oui oui le Salon du Futur j'ai bien noté, comme ça j'ai toutes les infos… 

— Oh putain la chance!!!!

J'eus à peine le temps de relever la tête, l'air surpris, que mon frère venait déjà de faire un bond derrière son assiette. Puis il me fixa l'air dépité, comme si c'était le président de Playmobil France au bout du fil.

Je ne sus trop quoi penser, bien sûr c'était chouette de pouvoir aller là-bas, mais me cogner Yann dans les pattes toute la journée ça serait certainement au-dessus de mes forces. Ma mère finit par raccrocher puis elle vint se rasseoir la mine amusée. 

— Eh ben loulou, on peut dire qu'il t'aime beaucoup ton copain ! Ça te dit quelque chose toi le salon du futur ? Oh mais attends ils doivent en parler dans mon Officiel des spectacles, elle fit en se relevant.

 — Mais oui c'est super connu s'exclama mon frère, alors qu'elle partait fouiller le meuble dans l'entrée, mais il a trop de chance lui aussi ! 

— Super connu chez toi ouais, le coupa ma sœur à côté de lui. C'est quoi le truc, des robots qui volent et on gobe des pilules ? 

— Mais tu sais rien toi ! Tu sais même pas qu… 

— C'est Yann qui m'invite, je l'interrompis en soupirant. 

 — Yann?... 

Sa voix était retombée d'un coup, en même temps que sa fourchette devant lui. Il me dévisagea quelques secondes avec embarras. Évidemment qu'il le connaissait Yann, le petit Yanou des allées fleuries, il l'avait vu une ou deux fois en train de faire le con à l'association de ma mère, et il s'était toujours bien démerdé pour  garder ses distances.

Ma mère réapparut son Officiel plié à la main, elle nous lut quelques lignes avec enthousiasme. Ça paraissait bien organisé ce salon, et super rempli, même si des mots comme informatique, laser ou aérotrain avaient déjà perdu un peu de leur saveur, parasités par avance par un taré avec ses galipettes ou ses beuglements dans tous les sens, le Salon du golmon dans toute sa splendeur.

Mais avec un peu de chance je le perdrais peut-être au détour d'une animation yoyos de l'an 2000, ou au mieux au stand cryogénisation, il serait sûrement assez con pour faire cobaye le temps d'une journée, juste pour voir comme c'est marrant. 

Puis le dîner reprit son cours normal, ma mère monta subitement le volume de la télé pour la météo, fit chhhhht à Octave et Noémie qui se disputaient à nouveau, Noémie disait que c'était nul ce salon il y avait même pas de chanteurs, à la limite un salon OK Magazine ou une expo Madonna ça aurait donné, mais là à part croiser des gros à lunettes avec un cheveu sur la langue elle voyait vraiment pas l'intérêt. 

Je tournai la tête vers l'écran, et suivis distraitement les pubs, rue Gama et chez l'ami Ricoré, avec Calgon, Vico le roi de la pomme de terre, Prosper youplaboum, Uncle Ben's et Vahiné. Puis au détour d'une route déserte et ensoleillée, la courbe de la nouvelle Ford Sierra XR4 trois ou cinq portes, avec à son bord un type aux cheveux blond mi-longs et chemise en jean, et qui semblait rouler depuis des heures au milieu de nulle part, le sourire épanoui et sur une musique rythmée.

 

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