Une silhouette se forma autour d’un halo de lumière ténu, émanant de la flamme virevoltante d’une chandelle sur le point de rompre. La lueur découvrit des traits marqués de cernes bruns et d’indifférence, taillés sur le visage pâle et glacial d’une petite fille aux allures de revenante. Nulle expression ne découlait de cette face sinistre, de ce portrait funéraire à l’immobilisme rompu par le mouvement hasardeux d’une chevelure lisse, flottant au gré des courants d’air. Sur les murs, l’ombre grandissante de l’enfant l’enveloppait d’un voile nébuleux à l’apparence d’ailes de chauve-souris, elle lui donnait un aspect autoritaire. Les vêtements qu’elle portait soulignaient cette aura maléfique. Une sublime robe de bal cramoisie la drapait, fine dentelle et tissus de qualité descendaient en une longue jupe qui traînait sur le sol ancien. Elle était sertie de bijoux incrustés de rubis, autant d’yeux luminescents perçant la noirceur de la chapelle, reflets écarlates d’une maigre bougie en fin de vie. Le travail et le soin apporté à une telle parure n’étaient pas le fait d’une main humaine, aucun artisan du continent ne maîtrisait une technicité semblable, celle-ci rivalisait avec les maîtres d’œuvre de la haute époque Helratienne. L’on ne pouvait qu’admirer le détail apporté à chacune des pièces, aux nuances légères qui ondulaient à sa surface, un monument artistique consacré à celle qui la revêtait de la sorte.
À terre, Kapris observait sans voix ce sombre spectacle, son corps maintenu par la pression invisible qu’exerçait cet être à la contenance écrasante de supériorité. L’immortel fut jadis confronté à des personnages à la présence similaire, dont la dominance naturelle broyait tout sur son passage. La force de cette enfant, empreinte de dédain, lui rappelait celle d’une créature sanguinaire et violente, rencontrée au détour du chemin de sa destinée. Cependant, la fillette qui s’approchait s’opposait en tout point à l’implacable Themise, souveraine des Nymphes, dont il fut le bras armé à l’époque de ses trente printemps. Aucune violence n’émanait de ce visage livide, pas la moindre expression ou suggestion de sentiment. Il s’agissait ni plus ni moins que d’une morte, d’un fantôme ambulant venu hanter les couloirs sans vie de la citadelle d’Helrate. Ce constat fut d’autant plus frappant lorsqu’elle s’arrêta, le corps inanimé se dressant au-devant de la face circonspecte de l’ancien chevalier, qui sentit l’atmosphère se refroidir subitement.
Sans un mot, l’enfant fit émerger sa main des plis de sa manche et l’approcha du visage de l’homme, ce dernier, paralysé à cause d’un sombre pouvoir, ne put éviter le contact avec le membre glacial. Alors, son esprit fut arraché de son enveloppe physique, comme percuté à l’aide d’un gourdin massif, il recula de plusieurs centaines de mètres à mesure que le temps défilait. Des visions s’entremêlèrent, confuses dans un premier temps, elles s’animaient en une sorte de chaos bestial et irréfléchi d’images véloces. Il avait la sensation de tourner la tête de tous les côtés, pris d’une frénésie démente et incontrôlée. Puis, peu à peu, les visions se firent moins denses, plus nettes et compréhensibles, à mesure que le temps parut défiler. Il vit des dizaines d’êtres pâles, à l’instar de l’enfant qui le touchait, des êtres similaires, exempts d’âme et de vie. Autour, comme une barrière à double tranchant, grouillaient des milliers de bêtes, de Lycanthropes affamés, errants au sein des ruines de la cité maudite. Les créatures sans vie se réfugièrent à l’intérieur de la citadelle, y établissant les bases d’une société, des codes et des protocoles, une hiérarchie et des relations. Et, ils se multiplièrent, de dix, ils passèrent à cent, et de cent au double. L’ancien foyer des chevaliers de l’ordre en demeurait à présent infesté. Kapris sentit la faim dévorante de chacun d’eux, une soif de sang inextinguible qui, dans un avenir proche, allait engloutir le monde de sa voracité. Et les ténèbres submergèrent l’univers.
Libérée du tourment des morts, l’âme du chevalier réintégra sa forme matérielle d’une manière aussi brutale qu’elle l’en fut extraite. Tandis qu’il reprenait possession de son corps inconscient, l’homme se souvint avoir vécu une expérience identique, quoique plus agréable, presque trois siècles auparavant. Les pièces de sa mémoire se recomposèrent comme il reprenait pleinement le contrôle de lui-même, se souvenant que, jadis, il entretenait une relation amoureuse avec une Oréade, une Nymphe des éléments minéraux. Chacun des baisers qu’il lui consacrait le transportait de la sorte en un univers qui n’était pas le sien. Les Nymphes nommaient ce phénomène « Léaul léal », la mémoire collective, ou l’échange réciproque de souvenirs. Enfin, lorsque le corps et l’esprit de Kapris s’emboîtèrent complètement, récréant ainsi l’individu qu’il était en cette réalité, tout s’estompa et il sombra dans le coma. Le froid disparu, le visage impassible de l’enfant avec lui. La lueur se transforma en néant, plus de son, d’odeur ni de douleur, l’homme fut aussitôt attiré par le vide et le monde s’effaça.
— Voilà que tu remues, fit une voix sur un ton monocorde. Il doit y avoir du mieux.
La clarté enchantée du matin filtra à travers les paupières fermées de l’immortel. Il perçut le chant des oiseaux et le craquement des arbres, le vent les accompagnait d’une note plus aiguë. Une vive sensation de chaleur lui chatouilla la joue, celle-ci n’en demeurait pas moins agréable, car elle réchauffait des muscles transits de froid.
— Tu m’entends ? sonna une nouvelle fois la voix de Maeva.
Kapris fit un effort herculéen pour ouvrir les yeux et voir le visage inexpressif de sa femme, penché au-dessus de lui. Elle l’observait en grignotant un quignon de pain au miel rassi, faute de mieux, sa posture se détendit en voyant la réaction de son mari. Satisfaite, la Princalienne se laissa tomber contre l’arbre qui lui servait tantôt de dossier, ses lèvres remuèrent pour remercier Sainte Lycorias, puis plongea sa main au fond d’une sacoche. Une broche argentée en émergea, un cheval cabré un peu rouillé en ornait la monture, identique à celui qui flottait sur l’étendard de l’actuel Ordre de la Citadelle. Maeva la tendit à l’immortel, dont les yeux azur resplendissaient sous les rayons du soleil.
— J’ai trouvé ceci en prenant la fuite, dit la femme en observant son butin. Au moins, nous avons ramené un souvenir de cet enfer sans nom. Quelle cité maudite, les bêtes y sont légion ! Que s’est-il passé de ton côté ? Lorsque je suis arrivée ici, tu t’y trouvais déjà. Un choc crânien ?
L’homme leva les épaules, ignorant bien les événements de la nuit. Sa seule certitude était la rencontre avec la fillette, dont il ne parvenait pas à déterminer s’il s’agissait d’un revenant ou d’une simple enfant effrayante. L’un comme l’autre, sa part humaine fut indéniablement altérée par une chose inconnue. Kapris tenta de se lever, mais en fut empêché par la femme à ses côtés, cette dernière secoua la tête en guise d’avertissement pour les prochaines tentatives. Cependant, il ne disposait pas de la force suffisante pour la contredire cette fois-ci. Ainsi, il reprit place et observa le feuillage agité des arbres de la forêt.
— Je n’ai qu’une seule conviction, déclara-t-il d’un ton résolu. Je préfère mourir plutôt que de retourner à Helrate.
Maeva secoua la tête à titre d’assentiment.