La Cité Maudite : Chapitre V

Par Rânoh

Après avoir attendu la venue de la nuit, Kapris proposa à sa compagne de tirer parti de l’obscurité pour rebrousser chemin, de filer au plus vite du bourbier dans lequel ils se trouvaient. Cependant, et malgré l’instance de l’homme, Maeva refusa de façon catégorique. Elle ne souhaitait pas s’en aller de la sorte, retourner défaite à Eve pour un simple incident, par sa faute et son manque d’anticipation. La femme demanda à son mari de continuer l’exploration de ce tableau de désolation, d’élucider les mystères que dissimulaient ces lieux de mort et de dévastation. Allongée sur une couche de fortune faite de vieux draps poussiéreux, elle l’incita à s’en aller, prétextant qu’il connaissait cet endroit mieux que personne, que l’occasion d’en apprendre davantage risquait de ne plus se représenter. L’ancienne écuyère passa la main sous sa tunique, pour en retirer l’anneau de fiançailles qu’elle tenait toujours près du cœur.

— Si tu n’es pas revenu et que je me sens en état de me mouvoir, je tenterai de m’échapper de cette maudite cité. Retrouvons-nous aux abords de la forêt qui borde la première enceinte. La bague servira de signal, car je la déposerai avant de partir par mes propres moyens. En revanche, si tu ne trouves rien, c’est qu’il est trop tard pour moi, tu devras prendre la fuite sans te retourner.

L’immortel se rendit à l’évidence, il demeurait incapable de faire changer d’avis une femme aussi bornée que Maeva. Tout en demandant à son épouse de ne pas abandonner ainsi un si précieux bijou, l’homme l’assura de revenir avec un bon lot de réponses et d’histoires à raconter. Alors, en dépit de la crainte et de l’angoisse, celui-ci abandonna la Princalienne dans la demeure parée d’argent.

L’heure était à la solitude. Enveloppé par le courant de la nuit, il serpenta la cité de maison en maison, de quartier en quartier, lorsqu’il en restait quelque chose, puis se glissa de la sorte jusqu’à l’entrée de la citadelle. Pour atteindre le sommet de ces marches, nécessité était de sortir du couvert, de s’exposer à la vue des potentielles créatures qui rôdaient impunément en ce pays qui fut celui du chevalier. Après une rapide inspection des environs, Kapris conclut que la voie était libre, exempte d’obstacle pouvant entraver sa route vers l’entrée monumentale du Mont des Folies. Quittant sa cachette, il se faufila à pas de loup sur les premières marches instables, choisissant avec soin et adresse là où il posait les pieds. La moindre imprudence risquait d’attirer l’attention des habitants du coin, si ceux-là existaient bel et bien.

Cependant, en dépit des mille précautions qu’il put prendre, l’immortel provoqua le craquement d’une marche fendue, dont le choc résonna au plus profond de la noirceur nocturne. Alors, un mouvement heurta la sensibilité de son ouïe. Des grognements curieux montèrent depuis l’étendue de la cité, des mâchoires claquèrent de manière frénétique, puis, après un silence soudain, des centaines de hurlements brisèrent la quiétude des ténèbres. L’activité des Lycanthropes redoublait à la nuit tombée, il le savait pourtant. Sans se retourner, l’ancien chevalier pressa le pas, fichu pour fichu, il préférait encore gagner de l’avance et atteindre la citadelle qu’il connaissait si bien. Son pouls s’accéléra, ses poils se hérissèrent et un frisson lui parcourut la nuque. Le frisson de la mort le poursuivait, une montée d’adrénaline générée par une situation extrême, celle d’un homme seul dans le brouillard de la nuit, traqué par une horde de monstres. Kapris grimpa les marches deux par deux, ses jambes assaillies de la fatigue naissante se mouvaient par réflexe, sans qu’il eût à y songer. Ses esprits demeuraient occupés à calculer la distance qui le séparait de la porte, ainsi que celle qui le séparait des sons bestiaux à sa poursuite. Maudites étaient ces créatures, maudite était cette cité qui les abritait, il se promit de ne plus jamais revenir une fois ses affaires conclues.

Arrivé au sommet, il laissa ses souvenirs le guider à travers le dédale de couloirs, d’escaliers et de portes composant les restes encore immenses de cette citadelle. L’immortel referma certains verrous en état de fonction après son passage, de cette manière, il maintenait ses poursuivants hors de sa portée, du moins l’espérait-il. Une fois certain d’être en sécurité, il s’adossa contre un mur pour souffler un peu. Si sa mémoire était bonne, et elle l’était, il se tenait non loin du temple consacré à Sainte Mélys, mère des Hommes et première femme en ce monde. Juché au troisième étage, le temple fut, du temps de la principauté, un lieu de vie privilégié pour la troisième brigade, responsable de la défense de la cité et de la sécurité intérieure. Outre la chapelle en elle-même, l’édifice se dotait du confort de vie nécessaire au retrait spirituel, une caserne pour une dizaine d’hommes, une salle réservée aux bains pour la purification rituelle, ainsi que d’un salon de lecture pour les activités de détente. Kapris jugea que les lieux constituaient un bon point de départ pour son enquête, avec un peu de chance, des écrits laissés par quelque survivant subsistaient dans les parages.

Sur le qui-vive, il s’approcha de la porte du temple et la poussa lentement, l’obscurité l’empêchait de distinguer les courbures de la pièce, le contraignant à s’orienter à tâtons à travers les couloirs poussiéreux aux tapisseries arachnéennes. Un grincement métallique fit chanter les gonds rouillés, l’immortel serra les dents en oyant ce concert de crissement et pesta contre son imprudence, il devait pourtant se douter de l’état des charnières après tout ce temps. En dépit de cette infortune, il ne perçut aucun autre bruissement, ce qui le rassura, et passa la tête par l’ouverture. Une lueur subtile brillait aux confins de la chapelle, un cierge brûlait, seul, sur l’autel consacré à l’ancêtre de l’humanité. Des survivants ? Cela ne parut guère probable. Kapris s’engagea à travers la porte lorsqu’il fut saisi au cou par une énorme patte velue. Une bête l’avait suivi jusqu’ici, silencieuse. La force prodigieuse du monstre souleva l’homme sans effort, le maintenant en l’air d’un seul bras. Des griffes acérées vinrent labourer les chairs de ce dernier, transperçant les tissus de sa tunique déjà souillés de sang. Les membres tremblants et les muscles gonflés, il glissa avec difficulté une main à sa ceinture, pour toucher le pommeau d’un poignard du bout des doigts. Le temps jouait contre lui, déjà, sa perception de la réalité s’estompait, l’inconscience le guettait. Jouant d’un mouvement de balancier, sa main se referma sur la garde de l’arme qu’il planta entre les côtes saillantes de la bête. Il parvint à se défaire de l’emprise qui le strangulait et tomba sur le sol en dalle de pierre, mais n’eut guère le temps de reprendre son souffle, écrasé sous le poids d’une patte le comprimant face contre terre. Un rire inhumain retentit des entrailles de la bête victorieuse, elle s’apprêta à donner le coup de grâce, mais fut interrompu. Des bruits de pas retentirent contre les voûtes en berceau brisé, se rapprochant sans hâte de l’ancien chevalier.

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