Ça avait commencé par des peluches.
Mignonnes. Câlines.
Ça avait commencé par hasard.
Elle était jeune, encore adolescente, et elle avait baptisé cette nouvelle peluche du nom de son amoureux du moment. Elle avait aimé cette idée. Elle lui avait trouvé comme un air de famille, et elle l’avait gardé. Parce que ça l’avait touché, lui. Touché au point qu’elle s’en souvient encore.
Alors, pour Bertrand – l’héritier –, elle avait acheté une nouvelle peluche .
Elle l’avait choisi en symbole parfait de leur relation.
Mais comme tant d’autres après lui, Bertrand était parti.
Et elle avait appris à ses dépens que l’amour, ce n’est pas le pays des Bisounours.
L’amour, c’est un cactus.
Beau, orgueilleux parfois, promesse d’un paysage exotique…
Mais qui finit presque toujours par piquer là où ça fait mal, et laisse des épines qu’on ne sait jamais retirer.
À mesure qu’elle grandissait, les peluches avaient perdu leur charme.
Elles étaient devenues les témoins muets d’une époque révolue – celle de l’innocence, celle d’un amour idéalisé.
Un jour, après une rupture particulièrement violente, elle avait erré dans une jardinerie. À la recherche de… quoi, déjà ? Elle ne le savait plus.
Et c’est là qu’elle l’avait vu.
Un petit cactus trapu, hérissé de piques si fines qu’on les devinait à peine.
Elle l’avait acheté sur un coup de tête.
Elle l’avait ramené chez elle.
Et, bien sûr, elle lui avait donné le nom de l’homme qui venait de partir.
À partir de là, c’était devenu un rituel.
Chaque homme qu’elle aimait.
Chaque homme qui la quittait.
Laissait derrière lui un cactus.
Sa collection grandissait.
Chaque plante racontait une histoire.
Chaque épine, un souvenir.
Elle les disposait sur des étagères, comme d’autres accrochent des photos ou des trophées. Elle les arrosait avec soin, comme si elle prenait soin de fragments d’elle-même.
La liste s’allongeait, mais elle ne pouvait s’en défaire.
Ils étaient trop précieux. Trop symboliques.
Chaque cactus portait un nom, un parfum, un frisson.
Et surtout un avertissement cruel :
**Ne t’attache pas trop. Les hommes s’en vont. Les cactus restent.**
Il y avait Benoît, le rêveur, qui l’avait couverte de promesses mais jamais d’actes.
Le cactus Benoît ne rêvait pas, lui.
Il y avait Romain, charmant mais occupé… ailleurs. Il avait oublié de lui mentionner sa fiancée.
Le cactus Romain, lui, avait depuis longtemps perdu sa fleur.
Et puis, il y avait Cédric.
Le plus grand. Le plus majestueux.
Celui qu’elle gardait en hauteur, un peu à part.
Parce qu’il lui rappelait que même l’amour partagé, sincère, passionné, pouvait s’éteindre le jour où l’on cessait de coller à l’image que l’autre s’était faite de vous.
Cette collection était un musée.
Un mausolée.
Un mur de post-it sentimentaux.
Un avertissement répété.
Mais pas seulement.
C’était aussi la preuve vivante qu’elle avait aimé. Et qu’elle avait été aimée.
Elle aimait ses cactus.
Elle les chérissait.
Et au fond de son jardin, il y avait une fosse. Une grande fosse d’où elle tirait l’engrais, riche et sombre, qui nourrissait ses plantes.
À chaque fois, c’était le même scénario.
Un homme entrait dans sa vie.
Séduit par son mystère, ses failles qu’elle portait comme des bijoux brisés, et cette façon qu’elle avait de rendre le quotidien un peu plus étrange.
Il tombait amoureux.
Et elle se laissait convaincre qu’elle pouvait l’être aussi.
Mais elle savait.
Elle savait qu’il finirait par découvrir les cactus.
Elle ne les cachait pas.
Mais leur signification, elle la gardait pour plus tard.
Une confidence lancée, à mi-chemin de la relation, comme un test de loyauté.
**Les cactus et les hommes.**
Et jamais, ô grand jamais, elle ne laissait un homme les toucher.
Les arroser ?
**Sacrilège.**
Elle seule connaissait l’équilibre.
Trop d’eau, et le cactus meurt.
Trop peu, et il dépérit.
C’était comme elle.
Un entre-deux fragile, secret, vital.
Mais l’homme finissait toujours par vouloir bien faire.
Convaincu qu’il avait compris.
Qu’il avait percé le mystère.
Il entrait dans le jardin.
Là où elle lui avait dit de ne jamais poser les pieds.
Il se penchait sur la fosse sacrée, celle d’où elle tirait le précieux terreau.
Et là, il voyait.
Il comprenait.
Ce n’était pas que de la terre.
C’était un charnier.
Un reliquaire.
Un ossuaire d’amours mortes, littéralement.
Il avait vu.
Alors, elle n’avait plus le choix.
Il rejoignait les autres, et elle ajoutait un nouveau cactus.