La course

Par CelCis
Notes de l’auteur : On se rapproche de la fin! Il reste un chapitre et un épilogue.
Je commence maintenant (mi-juillet) la réécriture, donc n'hésitez pas à me donner vos avis, suggestions : je les prendrai en compte. Merci pour tout! Vous êtes en or.

Elle se retrouva au milieu d’un paysage verdoyant, les pieds dans une prairie. Une pluie fine lui tombait sur le visage. La belle corvette s’était envolée. 

Gaëlle analysa avec émotion le lieu. Les herbes hautes lui chatouillaient les mains tandis que quelques fleurs jaunes et bleues apparaissaient ça et là. Plus loin, deux vaches paissaient calmement dans l’herbe. 

Cela ne correspondait pas du tout à l’idée qu’elle s’était faite de l’endroit. En lieu et place des versants escarpés de montagne, abrupts et traîtres qu’elle s’était imaginés, elle vit des flancs doux sur lesquels serpentait une route asphaltée. Le tout formait une belle petite vallée, verte et arborée à certains endroits. L’adjectif bucolique lui vint à l’esprit. S’il n’y avait ce crachin, elle aurait apprécié de s’y balader. De toute façon, ce n’était pas pour cela qu’elle était ici. 

Gaëlle observa la route. D’où allait-il arriver ?

Heureusement, il n’y avait qu’une route. Cela aurait pu être pire. Il y aurait pu en avoir deux. Ou elle aurait pu atterrir sur le versant opposé de la vallée. Mais ici, elle voyait exactement où elle devait se diriger. Même si elle n’avait aucune idée du côté par lequel il arriverait. 

Gaëlle se mit à avancer en direction du chemin. Ses chaussures à petits talons s’enfonçaient dans la terre mouillée. Foutues chaussures, pensa-t-elle. En plus elle allait devoir grimper le talus pour rejoindre l’asphalte. Heureusement, elle serait à l’endroit où le talus était le moins élevé. À droite, il augmentait avec l’inclinaison de la route.

De combien de temps disposait-elle ? Elle espéra que c’était comme leur voyage au Portugal, où elle avait eu le temps de se noyer trois fois et de voler de trente glaces avant de le voir. À bien y penser, elle avait toujours eu du temps avant qu’il apparaisse. Cela la réconforta mais elle accéléra néanmoins le pas. Il y avait quand même une bonne centaine de mètres jusqu’à la route.

Les pensées se bousculaient dans son esprit. Si elle avait atterri ici, c’était qu’on lui donnait une chance de changer l’histoire. Elle avait la possibilité de modifier la manière dont les choses s’étaient passées. Etait-ce vraiment possible ? Serait-elle capable de faire cela ? Son coeur se gonfla d’espoir. Elle se rappela subitement d’un moment où elle avait cru revoir son père vivant. Elle était encore très jeune, probablement peu après le décès de son père. Elle marchait dans une rue commerçante de la ville lorsqu’elle aperçut de loin un homme qui lui ressemblait. Elle s’était figée jusqu’au moment où il s’était retourné. Un mélange d’espoir et d’appréhension l’avait submergée. Il lui avait fallu plusieurs secondes pour réaliser que ce n’était pas lui. 

Gaëlle se mit à courir. Elle n’avait vraiment pas de temps à perdre. Mais avec sa jupe serrante et ses chaussures, c’était une gageure, même lorsque l’adrénaline poussait le moteur. Si seulement son frère était ici. Il avait été un coureur hors pair à l’école. À deux, ils auraient eu plus de chance.

Une objection de taille lui apparut tout un coup. Elle avait espéré que son père puisse la voir et l’entendre, comme Isidore avait pu le faire. Mais que se passerait-il si ce n’était pas le cas? Si elle restait sur le bord de la route, invisible ? Ce serait pire que tout. Gaëlle crut que son coeur allait lâcher. Il fallait dire que, de ce côté-là, la course ne l’aidait certainement pas. Elle chassa cette idée. Non, cela marcherait. Elle allait atteindre la route et réussir à le prévenir.

Gaëlle n’eut pas le temps de réfléchir à l’impact qu’un tel changement aurait sur l’Histoire. L’implication que cela aurait sur tous les événements ultérieurs, tous les changements dans sa vie et celles des autres que cela engendrerait fatalement. Pour elle, la seule et unique chose qui comptait était qu’à cette heure-ci, à ce moment précis de l’histoire, son père était encore vivant. Sa mère ne lui avait pas encore annoncé son décès, les yeux embués de larmes. Gaëlle n’avait pas encore ressenti ce sentiment d’irréalité face à la perte, cet étonnement qui se transformerait petit à petit en manque. Rien de tout cela n’était arrivé. 

Sa tête lui tournait et, en même temps, elle n’avait jamais été aussi déterminée de sa vie. 

Elle l’entendit avant de l’apercevoir. Tout au bout à droite, une voiture apparut. Elle n’était encore qu’un point rouge lorsque Gaëlle la vit pour la première fois, mais elle se rapprochait rapidement. Beaucoup trop rapidement. 

Gaëlle se motiva. La route n’était plus si loin que cela. Il suffisait de quelques secondes encore et elle y serait. Elle jeta un oeil à droite. La voiture était maintenant nettement visible. Le coeur de Gaëlle qui battait crescendo chavira. Il s’agissait bien de la Mazda que son père avait achetée après son divorce. Mais elle allait beaucoup trop vite, et même si elle se rapprochait de la route, Gaëlle était bien trop loin du talus. 

Elle courut le plus vite qu’elle put, tout en pestant sur son attachement à ces normes idiotes du cabinet juridique et de la féminité qui lui faisaient porter des vêtements si peu pratiques. Si elle avait eut un pantalon et des baskets…

Sa course fut rapide, mais la voiture le fut plus encore. Au volant, son père chantonnait au rythme de la radio, les deux mains sur le volant et la tête dodelinant au rythme de la chanson. Les vieux essuies-glaces chassaient poussivement la pluie tandis que l’absence de trafic lui permettait de rouler à son aise, c’est-à-dire vite. Il ne vit pas la tâche d’huile qu’un tracteur avait perdue sur la route. Il ne sut pas davantage que le conducteur du tracteur ne s’en était rendu compte que bien plus tard, après avoir mangé son repas. Et que le temps qu’il préviennent les pompiers, il serait trop tard.

Effarée, Gaëlle vit la voiture de son père glisser sur la route. Incapable de reprendre le contrôle, le conducteur et sa voiture dévalèrent la pente en faisant des tonneaux. Tout se passa si rapidement que Gaëlle n’eut même pas le temps de réaliser ce qui se passait.

Ils finirent à quelques mètres d’elle. 

Gaëlle se figea. Ce n’était pas possible. Il devait y avoir erreur. Elle devait arriver à la route et voir son père. Elle devait le prévenir de ce qui allait se passer. C’était ça qui était prévu. L’histoire ne pouvait pas juste se répéter. À quoi bon son arrivée dans cet endroit, sinon ? Le destin ne pouvait être aussi cruel. 

Après quelques secondes d’hébétude, Gaëlle se remit à courir comme si la survie du monde en dépendait. Et si elle pouvait encore le sauver ? Il n’était peut-être que sonné. Ou il était blessé, mais avec les secours arrivant à temps, il pourrait encore avoir une chance…

La chute n’avait pas été haute, mais elle n’avait laissé aucune chance au véhicule. Il était bosselé de partout. Le pare-brise avant avait miraculeusement survécu, ce qui n’était pas le cas de la vitre côté conducteur. Gaëlle s’arrêta hors d’haleine devant la portière. Elle tenta d’ouvrir la porte de toutes ses forces, mais celle-ci, abîmée par les tonneaux, résistait. Elle y mit tout son poids et la portière finit par céder. 

Elle ne put s’empêcher de hoqueter lorsqu’elle aperçut son père. Il était toujours fermement attaché par sa ceinture de sécurité, mais cela n’avait pas suffi. Son visage était penché, ses yeux fermés. Ses lunettes avaient dû tomber à la suite des chocs. Seul un filet de sang avait coulé de son front. 

Elle l’avait rarement vu ainsi. Il avait l’air paisible, comme si tout cela ne le regardait pas, comme s’il était déjà ailleurs. Elle lui prit la main et lui parla, doucement d’abord, pour tenter de le réveiller, puis elle haussa le ton et se mit à le secouer. Mais son père ne bougea pas. Elle finit se calmer et par mettre ses doigts sur son cou. La jugulaire refusa de frémir. 

Elle était arrivée trop tard. Agrippant les deux mains de son père, elle s’effondra sur son corps. Gaëlle fut terrassée par une vague vertigineuse de culpabilité. À quelques minutes près, elle aurait pu le sauver. Pourquoi n’était-elle pas arrivée avant ? Pourquoi avait-elle mis tant de temps à comprendre qu’elle devait aller dans la voiture ? Si elle était arrivée un peu plus tôt, elle aurait pu lui indiquer la flaque d’huile et il serait passé à côté. Si elle n’avait pas mis ses chaussures à talons et cette jupe ce matin, elle n’aurait pas été si lente. Et si elle ne lui en avait pas voulu pour son alcoolisme ? Si elle l’avait aimé davantage ? Si… 

Gaëlle s’enfonça dans un abîme d’accusation.

Un cri perçant l’arracha à ses pleurs. Derrière elle se tenait la fillette, terrifiée. Quand était-elle apparue ? Et qu’avait-elle vu ? Reprenant ses esprits, Gaëlle reposa les mains de son père avec douceur, essuya ses larmes puis s’approcha de la fillette tout en essayant de lui bloquer la vue de l’intérieur de la voiture. 

Mais c’était trop tard. La fillette avait tout vu. L’enfant, livide, regarda Gaëlle avec des yeux pleins de souffrance et de questionnement, sans qu’aucun mot ne passe entre ses lèvres. Gaëlle la prit dans ses bras. Elle l’enlaça si fort qu’elle craignit un moment de l’étouffer. Mais celle-ci ne bougea pas et resta blottie dans ses bras tout en sanglotant. 

—  Je suis désolée, je suis désolée… murmura Gaëlle. 

Elles ne restèrent pas longtemps seules. Deux autres voitures qui passaient sur la route virent la voiture accidentée dans la vallée. Les conducteurs se précipitèrent dans la prairie pour lui porter assistance. Lorsqu’ils arrivèrent, ils ne purent que constater le décès du conducteur. Ils ne virent ni Gaëlle, ni la petite fille.

Pendant que l’un d’eux appelait les secours, l’autre s’était accroupi près de la victime. Il lui avait pris les mains, avait fermé les yeux et s’était mis à lui parler.

—  Je ne connais pas votre nom, mais je veux vous dire que vous n’êtes pas seul. 

Gaëlle leva l’oreille pour l’écouter. Le deuxième conducteur le regardait, l’air surpris.

—  Je ne sais ce que vous avez vécu, si vous avez une famille, des enfants, mais vous pouvez partir en paix. Votre vie, avec tout ce qu’elle a contenu, est complète. Elle a certainement eu du bon et du moins bon, comme chacun d’entre nous. Maintenant, tout est accompli. Vous pouvez y aller. Nous prendrons soin du reste. 

Gaëlle ne put plus retenir ses larmes. Ainsi, un inconnu avait tenu compagnie à son père dans ses derniers moments. Un homme suffisamment bon que pour rester présent face à la plus grande étape de la vie d’un être humain. Un homme dont elle n’avait jamais entendu parler. 

Son coeur était à la fois terrassé de douleur et de reconnaissance. Contrairement à ce qu’elle avait toujours cru, son père n’était pas parti seul. Elle serra ses bras autour de la fillette et se laissa pleurer. 

///

La fine brise apparut comme à son habitude sans être invitée. Elle souffla puis tourbillonna autour de Gaëlle et de la fillette sans pour autant réussir à les déranger. Toutes deux restaient blotties dans leur bulle. Lorsque la brise, transformée en bon coup de vent, s’arrêta, peut-être par dépit ou par impatience, Gaëlle releva douloureusement la tête. Elle s’aperçut que le paysage avait changé. Mais que ce n’était ni celui de la corvette rouge, ni celui du Paquebot. 

Elles avaient atterri dans un jardin tout en longueur. Le ciel était piqueté d’étoiles et un quartier de lune baignait dans un halo de lumière. Le vent s’était tu. Il régnait une sérénité presque surnaturelle comparée à la scène précédente. Gaëlle cligna des yeux. Elle vit la haie faite d’arbustes à petits fruits à droite qui séparait leur espace de celui des Boleau, puis les quelques arbres à gauche et au fond du jardin. Elle crut presque apercevoir les mottes de taupe parsemant la pelouse et la cabane à outils se fondant dans l’obscurité. 

Telle une luciole, une petite lumière dansait légèrement au fond du jardin. Elle paraissait tamisée par le voile d’un tissu. Gaëlle devina sans trop de difficultés la présence d’une tente. Et, révélée par la lumière, l’ombre chinoise d’une personne qui s’y abritait.

La fillette desserra son étreinte et se mit à frotter son nez de sa main, avant de regarder où la nettoyer. Elle choisit finalement ses fesses. Elle se tourna ensuite en direction du regard de Gaëlle et remarqua l’ombre.

  —  Qui c’est ? demanda-t-elle timidement. 

Son assurance avait disparu. La fillette pleine d’entrain et un brin péremptoire avait laissé place à une enfant craintive. La scène de l’accident l’avait bouleversée. Gaëlle la couva du regard.

Qui était-ce ? Dès qu’elle avait aperçu la tente, Gaëlle avait su. Elle aurait pu tenter de se convaincre qu’il s’agissait de quelqu’un d’autre. Mais au fond d’elle, la réponse était claire. Cela lui parut étrange, évidemment. Lors de chacun de ces voyages, elle avait vu son père, parfois en compagnie de sa mère et de Laurent. Mais jamais elle ne s’était demandé pourquoi elle ne se voyait pas, elle. Contrairement à cette fois-ci. 

—  C’est moi, fit-elle d’une voix douce.

—  Toi ? Mais…

La fillette avait visiblement quelques soucis pour réconcilier la présence de Gaëlle à ses côtés et celle d’une même Gaëlle dans la tente, mais cela aurait été le cas de n’importe qui un peu sain d’esprit. 

—  Quand j’étais petite, j’adorais jouer dans ce jardin, continua Gaëlle. Et y dormir, aussi. Laurent m’y accompagnait parfois, mais c’était un froussard. Dès qu’il entendait des bruits bizarres, il s’encourait vers la maison et retournait dans son lit. Il pensait que c’était les loups. 

Gaëlle sourit tandis que la fillette jetait des regards apeurés autour d’elle, à l’affût d’yeux scintillants dans le noir ou de crocs baveux.

—  J’ai multiplié ces sorties nocturnes après que mon père soit mort. 

Gaëlle replongea dans ses souvenirs. Elle avait l’habitude de placer sa tente le plus loin possible de la maison et puis d’y ranger ses affaires: un sac de couchage entouré des peluches avec lesquelles elle dormait habituellement, un paquet de biscuits de réserve au cas où elle aurait une petite faim de minuit, un coussin et une lampe. Puis elle s’installait, jambes croisées, à la lisière entre la tente et le jardin. Elle passait ensuite des heures à contempler la lune et à imaginer une manière de monter jusqu’aux nuages. Elle avait bien inventé une échelle suffisamment longue pour les atteindre, mais fallait-il encore la construire. Elle était cependant certaine que si elle y arrivait, les nuages s’ouvriraient et la laisseraient y marcher à l’aise, et que ce serait doux et tendre comme un marshmallow.

—  J’avais besoin de me retrouver seule. Je ne comprenais plus vraiment les enfants de mon âge. Ils semblaient s’intéresser à des choses idiotes. 

Gaëlle se rappela encore du décalage qu’elle avait ressenti. Comme si elle était passée à l’étape supérieure du jeu vidéo et que les autres restaient bloqués sans réussir à vaincre le monstre de la fin de partie. Elle ne pouvait pas davantage vivre dans leur monde qu’eux dans le sien. Elle s’était retrouvée en face d’un monstre. Mais l’avait-elle vraiment vaincu?

—  Avant, j’allais m’installer à l’extérieur pour l’aventure. Et un peu pour faire peur à Laurent, j’avoue, rajouta-t-elle avec un clin d’oeil. Après la mort de mon père, j’étais devenue solitaire. Je préférais le contact avec la nature qu’avec les autres enfants.

La fillette opina de la tête. Vu l’expression de Gaëlle, cela lui avait paru la chose à faire. Même si elle ne comprenait pas vraiment ce qu’elle disait. Sauf en ce qui concerne les enfants. Bien sûr que c’est idiot, un enfant, pensa-t-elle. Sauf elle, bien entendu.

Gaëlle continuait son monologue tout en contemplant le jardin.

—  Je restais à regarder le ciel, comme là, maintenant, dit-elle en indiquant la tente au fond du jardin. L’univers me paraissait rempli de mystères, encore plus qu’avant. 

C’était comme si elle avait perdu une part d’innocence, de légèreté. Mais qu’elle y avait gagné en mystère. Elle s’était alors rendue compte que tant de choses échappaient à sa compréhension. Son petit monde, limité à sa famille, ses amis, sa bibliothèque et son école, n’étaient qu’une infime partie d’un monde tellement plus large.

—  Puis il y avait mon père, quelque part là-bas, fit-elle en montrant le ciel. Je ne savais pas exactement où, évidemment. Personne ne sait. Gaëlle se sentit quand même obligée de rajouter cela, au cas où la petite fille prendrait ses dires de manière littérale. Elle n’avait aucune idée de ce que ses parents lui avaient raconté. 

—  Je lui parlais. 

Gaëlle s’arrêta. C’était la première fois depuis longtemps qu’elle repensait à ces discussions. Comment avait-elle pu oublier cela ? Cela lui parut tellement évident, maintenant. 

—  Je lui parlais toujours les jours. Je l’emmenais avec moi sur le chemin de l’école, au sport. Je lui racontais mes journées. 

—  Il te répondait ? demanda la fillette.

Gaëlle sourit en la regardant.

—  Euh, non.

—  Tu lui parles toujours ?

—  Non. 

—  Pourquoi ?

Gaëlle réfléchit quelques instants avant de lui répondre. Une douleur sourde apparut dans son estomac. 

—  Parce qu’une adulte m’a dit que si je continuais à lui parler, je le retenais ici. 

La fillette fit une moue d’incompréhension.

—  Elle pensait que les personnes qui sont mortes ont tendance à rester près des personnes qu’elles ont aimées, sur terre, alors qu’elles doivent partir vers le paradis. Mais si on leur parle, elles ne veulent pas partir et restent bloquées ici. 

Elle jeta un oeil à la fillette, question de vérifier qu’elle ne l’ait pas totalement effrayée avec ces idées de discussion avec des morts. Mais la petite fille semblait plutôt en grande réflexion. 

—  Et c’est pas bien qu’elles restent ici ? finit-elle par demander.

—  Il paraît que non. Il vaut mieux qu’elles aillent avec tous les autres, au paradis. Quand j’ai entendu cela, j’ai cru que j’avais fait une bêtise. Je parlais tout le temps à mon père, ça voulait dire que je le retenais ici. Que je le rendais malheureux. Je me suis sentie coupable. J’ai donc arrêté de lui parler. 

—  Ça devait être dur, constata la fillette. 

Gaëlle la regarda avec consternation. Cette enfant avait tout compris. Gaëlle elle-même n’avait pas saisi à l’époque l’ampleur de cette décision. Le risque avait été d’abandonner son père.

Et c’était exactement ce qui s’était passé, réalisa-t-elle. Elle qui l’emmenait partout avec elle l’avait laissé derrière elle, à contre-coeur. Il faisait maintenant partie de son passé. Oublié ces partages de tous les jours. Plus elle avait dû faire face au quotidien d’une enfant qui avait grandi trop vite, plus les aspects négatifs de son père avaient pris le dessus. Oubliée la tendresse de son regard sur la photo où il la portait sur ses épaules. Oubliés ses sourires. Bien vite, la seule chose qui restât était le fait qu’il les avait abandonnés, par la boisson d’abord, par sa disparition ensuite. 

Tout n’était pas négatif, bien sûr: en plus de sa propension à voir des mystères partout, elle avait gagné en autonomie. Gaëlle n’en était pas peu fière. Elle avait aussi un sens accru de l’importance de la vie. Ce n’était pas étonnant qu’elle ait choisi d’étudier le droit de la santé et d’être avocate. Mais chemin faisant, elle avait abandonné son père. Jusqu’il y a quelques heures, elle pensait qu’il n’avait été qu’un éternel insatisfait qui s’était mis à boire. Il lui avait fallu tant d’années pour comprendre son passé, sa tentative de prendre sa liberté vis-à-vis de son propre père et de suivre son chemin. Quand elle y pensait, la tête lui tournait. Son père avait bu, oui. Mais était-ce une raison pour le limiter à cette image-là ?

Gaëlle prit une bonne inspiration avant de continuer.

—  Oui ce fut dur d’arrêter de parler avec lui. Parce que j’ai oublié ensuite combien mon père pouvait être attentionné et tendre.

Gaëlle regarda la tente, au fond du jardin, où la petite lumière tremblotait toujours derrière le tissu. Elle s’imagina cette jeune adolescente de onze ou douze ans, contemplant le ciel étoilé et pensant à son père. Peut-être même qu’elle lui parlait encore. Qu’elle lui disait les cours qu’elle avait suivis, qui elle avait rencontré aujourd’hui. Et Gaëlle eut mal pour elle. 

Elle se tourna ensuite vers la fillette et vit que cette dernière la regardait avec un sourire plein de douceur et de confiance. Cela lui fit un bien fou. Comme si, finalement, tout était accompli pour son père et pour elle aussi. La petite lui souriait encore quand son corps se mit à devenir de plus en plus transparent. Cela commença par les extrémités de ses membres, suivi de son torse et de sa tête. La fillette ne paraissait nullement alarmée. Elle finit par disparaître complètement, sous le regard abasourdi de Gaëlle.

Le vent revint en jetant d’abord un oeil pour savoir si c’était le bon moment, puis souffla un peu, question de s’échauffer, avant de reprendre une allure plus assurée et de tout emmener dans sa danse. Le paysage du jardin s’effaça et Gaëlle aussi.

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