Allo ?… Est-ce que tu es là, Billy ?... Parle-moi, s'il te plaît !… Est-ce que tu m'entends ?... Non ?… Tu dois dormir encore !… Tu ne fais que dormir… C'est pas grave, je vais parler pour deux… Tu vois, je n'ai plus peur de te parler, maintenant…. J'ai beaucoup réfléchi à nous deux… Ce serait trop con que l'on perde le contact, Billy… Ce serait trop con que tu n'essaies pas de me pardonner… Je vais beaucoup mieux maintenant, tu sais... Je fais des efforts chaque jour, je fais tout ce qu'il faut... Je ne tremble plus… Je ne titube plus… Je ne transpire plus... Je ne vole plus personne… Je ne fais plus de mal aux gens… Je les respecte… Et je respecte infiniment ce pourquoi je suis venue sur Terre… J'ai même trouvé un travail, tu sais... Je range des livres à la bibliothèque sur des étagères en bois vernis qui sentent bon l'encaustique... Les gens m'aiment bien là-bas, ils me le font sentir… Ils m'appellent Rebecca, ils ne m'appellent plus Reb ou Reby, tous ces surnoms dégueulasses… Si tu voyais mes mains aussi, elles sont redevenues magnifiques, Billy, plus de peaux rongées jusqu'au sang, j'ai remis du rouge sur mes ongles… J'ai un beau rubis à la place de chaque ongle, maintenant… De grands romanciers, de grands poètes, passent toute la journée dans ces mains redevenues magnifiques… J'en suis très fière… Avant, ils auraient craché sur ces mains, ils ne se seraient jamais laissés saisir par ces mains grotesques… Tu connais Walt Whitman, Billy ?... C'est tellement beau !… Quand je lis le grand Walt, je pleure comme une gosse, je ne peux pas m'empêcher de pleurer… Écoute ça, c'est de lui, c'est de Walt Withman : Je veux que désormais la vie soit un grand chant de joie ! Je veux danser, battre des mains, exulter et crier, sauter, bondir en l'air, me rouler par terre, surtout flotter, flotter ! Car je serai marin du monde partant pour tous les ports. Car je serai bateau. Avez-vous vu mes voiles, déployées au soleil et à l'air ? Navire vif, cales gonflées d'une précieuse cargaison de paroles et de joie. C'est pour toi que je lis Walt Whitman, Billy, c'est pour toi que je fais tout ça !… J'ai même commencé à raconter un peu ma vie dans un cahier, tu sais… Mais non, comment pourrais-tu le savoir… Attends, je vais t'en lire certains passages… Je ne sais pas si ça vaut quelque chose, mais ça me fait un bien fou d'écrire ça. Écoute bien, mon amour…
«En mémoire de la passante. Souhait : mourir purifiée. Épitaphe visée : vie abjecte, exécrable, mais rescapée, tirée d'affaire. Je parle ici à l'inconnu qui viendra peut-être un jour à passer devant ma tombe. Il n'y verra ni nom, ni date, simplement ces quelques lignes inscrites sur une dalle blanche, de celle qui resplendit au soleil et brunit l'hiver venu. Il figera ses pas, sera sans doute intrigué par l'énigmatique anonymat de ce sarcophage : qui était cette femme ? Alors une fleur sauvage entourée de mauvaises herbes, du moins comme je l'envisage, lui apprendra probablement que je n'ai pas toujours été une illuminée, une paumée, un sac d'os sans foi ni loi. Malgré tous mes problèmes, il m'est arrivé aussi de passer de délicieux instants sur terre, d'apprécier les balades au bord d'un lac mauve, la nourriture libanaise, les spectacles de danse, et la peinture bien sûr. L'inconnu apprendra de la fleur malicieuse, veilleuse espérée de mon âme, que j'étais folle de peinture, totalement accro à la peinture. Qu'enfant déjà la peinture me kidnappait, me faisait traverser les océans, les champs et les cités. Assise dans un musée à côté de mon père, mes yeux valsaient, se gorgeaient de beautés, de pâle désespoir, de sanglante fureur. J'avais envie de vivre dans chaque tableau de maître, de me réduire à l'état de pigment pour être une petite heure à l'intérieur d'un clair obscur, dans le rougeoiment d'une flamme éclairant une sainte dans une masure de Jéricho. Je me rêvais minusculement jaune d'or, jaune nankin, maïs, miel, ocre rouge, orpiment, sable, safran, soufre, topaze, dans un chef d’œuvre de Van Gogh, de Degas ou de Kess Van Dongen, et je restais là, à fondre comme un sucre dans l'harmonie des aubes et des lumières divinisées. Plus tard, j'ai essayé bien sûr de faire de même, de maîtriser la main qui saisit le pinceau pour transporter les yeux d'autrui aux confins de la terre, mais je me suis révélée être une peintre médiocre, amorphe, dénuée d'originalité. Sans que cela ne me blesse pour autant. Mon seul art était d'avoir du génie dans les prunelles pour contempler et ressentir au plus profond les plus belles toiles du monde. Mon rêve aurait été de peindre les hommes et la Nature tels qu’ils étaient vraiment, d'esthétisme et de charité, de catharsis et d'empathie, et je les aurais placé délicatement dans la main d’un dieu mendiant »...
«Mais regardez-moi cette peau grêlée, ce sourire de guenon ! Naguère, on me disait belle, très belle même. On me désirait à chaque coin de rue. J’ensorcelais les hommes rien qu’en marchant, en m’allumant une cigarette. Dès qu’ils me voyaient, ils s’arrêtaient un instant de respirer. Je m’habillais passe-partout, je ne mettais pas de maquillage, j’étais loin de la petite allumeuse. Pourtant, quand les hommes me croisaient, je leur volais cinq secondes de leur vie, juste en étant insouciante et naturelle. Souvent, je me trouvais subjuguée d’avoir un tel pouvoir sur eux. Je leur offrais ma sensualité, ma fraîcheur, et en échange ils faisaient briller mon âme. Parfois, je pouvais les entendre bredouiller dans leur tête : c’est elle, c’est la femme de ma vie ! Au final, je n’ai été la femme de personne. La vie a coulé le long de l’Hudson River, et j’ai coulé aussi. J’ai coulé comme une pauvre pierre froide qu’un gamin jetterait dans l’eau par dépit. Mais qui le croirait ? J'ai eu 21 ans, bon Dieu. Dire que j'ai eu 21 ans et que je les ai perdus. Je me souviens de cet anniversaire dans un bar miteux de Little Italy. De charmants maffieux avaient été me chercher un gâteau de princesse dans la plus prestigieuse pâtisserie de New-York. Et vous savez quoi ? Ils m’avaient sorti des bougies en or, pas une imitation, en or vrai, étincelant. Ces bougies appartenaient à leur parrain mort récemment dans d’étranges circonstances. Une armoire à glace, bedonnante, adipeuse, avait fini par cracher le morceau au sujet de ces «étranges circonstances». Il avait simulé la forme d’un flingue avec ses doigts et il avait tiré à trois reprises contre sa tempe en faisant : tchoum, tchoum, tchoum, comme si le canon était muni d’un silencieux ! Les autres l’avaient aussitôt interrompu, en me disant : il rigole, c’est un comique, il prépare un stand-up pour Broadway ! Les mains de tous ces types ruisselaient de bagues m’as-tu-vu. Leurs yeux noirs de ritals posés sur moi brillaient à travers les nappes de fumée. Ils étaient tous à moitié ivres. Mais ils n’avaient rien de salaces. Ils étaient juste joyeux de fêter l’anniversaire d’une jolie poupée. Ils devaient probablement gagner leur vie au front de jeunes putains, ils auraient pu me dévêtir d’un claquement de doigt et me faire tourner sur leurs grosses cuisses en jouant au poker, mais ils m’avaient tous respectée. Ils ne m’avaient pas mis la moindre main au cul, aucun n’avait quémandé ma bouche pour ce joli cadeau offert. Ils m’avaient considéré non comme une fille, mais comme leur propre fille. Vingt et une bougies en or ! Rien que pour moi, Rebecca ! À la fin de cette soirée féerique, ils m’ont offert les bougies. Je les ai revendues et j’ai pu tenir quelques temps pour jouir de ma jeunesse. Avec une telle chance, je me voyais déjà léviter au-dessus d’Hollywood, ne rencontrer que des princes, des gens de la haute, raffinés, saturés de classe. Je ne sais pas qui a dit : «Qui vit d’illusions meurt de désillusion», mais il avait cent fois raison le type. Côté respect, j’avais déjà mangé tout mon pain blanc à 21 ans. C’est alors que je me suis mise à ressentir que quelque chose grinçait tout au fond de moi. De la rouille était là qui suintait dans mes entrailles, peut-être ramenée d’une vie antérieure. Le jour, j’arrivais à paraître, à faire comme si. Mais lorsque je dormais profondément, il arrivait que je sois prise soudain de terreurs nocturnes. Je me redressais d’un coup en nage, et je voyais devant mes yeux ouverts des monstres gigantesques. J’essayais de les repousser comme je pouvais en agitant mes bras frêles. Terrorisée, je criais à l’intérieur de moi des «non» insensés. Mais c’était peine perdue. Ils venaient me chercher d’outre-tombe. Ils avaient faim de moi !»...
«Durant ces années-là, j'étudiais dans une école d'art, j'étais encore pleine d'espoir. Pour vivre, je travaillais dans une boutique de fringues, et je louais un petit studio avec une amie de promo à Hell's Kitchen, un quartier gangrené par la drogue et la prostitution. Le soir, je remplissais des dizaines d’esquisses sur des carnets. Je dessinais de mémoire tout ce qui m’avait ému dans la journée : les ormes de Central Park et leur majestueux tunnel de feuillages, les sans-abris, les saxophonistes de rue, les enfants capricieux se laissant choir dans le caniveau, les vieux distributeurs de tracts au sourire pathétique, les folles noires obèses dansant le fox-trot sous un parapluie rouge, les chiens borgnes avec une patte en moins. Mon crayon sublimait l’humanité. Je m’imaginais un peu démiurge. Juste avec mes dessins, je rêvais de pouvoir conquérir le monde pour le rendre meilleur. J'avais l'impression d'appartenir à une grande lignée, celles des légendes qui ont autrefois écumé les rues de New-York, comme Billie Holiday, Janis Joplin, Hendrix et Basquiat. J'avais l'impression de pouvoir m'identifier à eux et de les comprendre. Seulement voilà, cette rouille gluante m’empêchait d'achever tous mes portraits. Il manquait toujours un œil ou une bouche à mes enfants, un bras à mes petits vieux, la queue à mes chiens. Je ne croquais jamais aucun ciel, ni presque aucun décor. Tous mes personnages flottaient dans une sorte de néant, parce que je me sentais moi-même inachevée, brisée de l’intérieur. J’avais un don auquel je ne donnais pas grand-chose. J’étais une mystificatrice de la compassion. Je ne m’aimais pas assez pour pouvoir magnifier l’âme des autres»...
«Remisant mes crayons, je me suis mise à dévorer la nuit, à sortir de plus en plus. Je me suis mise à chercher l’amour, désespérément. Je passais de lit en lit, de bras en bras, et personne n’arrivait à me montrer l’amour comme je me l’imaginais. Il y avait toujours une seconde d’hésitation dans les yeux de mon partenaire qui me faisait dire : non, il triche, il croit aimer, mais il ne sait pas encore aimer. D’expérience en expérience, j’appris rapidement que l’amour était volatile, qu’il n’était pas un tableau, qu’il n’avait pas de matière, qu’on ne pouvait l’accrocher nulle part pour l’admirer en silence. Je pouvais arrêter n'importe qui dans la rue, il ne savait me dire où est était l’amour, il ne savait pas me dire quelle forme avait l’amour, ni son poids, ni sa couleur, ni son parfum. J’étais effrayée à l’idée de vivre comme cela en quête perpétuelle d'un sentiment fantôme, et pourtant je voulais vivre à tout prix, avoir un but. Mais quel but véritable peut-on atteindre quand on erre sans amour ? Au moment de mourir, se souvient-on de combien on avait de dollars en poche à vingt ans ? Non, on se souvient seulement de ceux qu’on a aimé et qui nous ont un tant soit peu aimé. On se souvient de l’amour et on se dit merde, je suis passé tant de fois à côté»...
«J'ai débarqué à New-York en 2006, avec un visa de réfugiée. Je viens de Ribnita, un bled paumé de Moldavie. Mais qui connaît la Moldavie ? À l'école, je me prenais pas mal de remarques et d'insultes, parce que j'avais le teint foncé, à cause de mes origines gitanes et juives. Mon frère a presque été battu à mort par le père de sa petite amie quand il a découvert qu'il était juif. Juif, ce n'est pas une religion. C'est une damnation intellectuelle qu'on se transmet de père en fils, de mère en fille. Et le pire, c'est que ce châtiment nous rend très fier. Sur le dos de chaque juif s'accrochent des millions de morts, des tonnes de joie cynique et de somptueux dégoût. Ma chère famille se prenait la tête tout le temps. Chacun recrachait la faute de son exil sur les autres. Nous étions des juifs ratés, des juifs mutants sans défense, sans ambition, sans honneur. De pauvres juifs. Il en existe des milliers qui se cramponnent ainsi désespérément à la vie comme des tiques. Il ne faut pas croire, tous les juifs ne sont pas des descendants de Rockefeller. Pour oublier notre malédiction, la seule chose que je pouvais faire, c'était de persévérer dans mon art de pacotille. Alors, je me suis essayé malhonnêtement à la peinture. Je peignais sur carton les portraits de mes misérables parents et cela les rendait heureux. Mon père les encadrait avec des baguettes, posait un plexiglas dessus, et disait à ses amis plus pauvres que lui : c’est ma fille qui a fait ça, c’est une grande artiste, elle sera accrochée au Guggenheim dans moins de dix ans, je vous le dis. Et puis je peignais aussi mes amants nus. Comme je n’avais pas vraiment le sens inné des proportions, je les peignais de guingois, je leur faisais des membres énormes, des testicules grotesques, et ils adoraient ça. Par chance, j'ai réussi à intégrer l'école très célèbre de la Guardia, où j'ai appris l'art visuel, l'anatomie, la perspective, où j’ai appris surtout que je ne serais jamais une grande artiste. Les profs m’aimaient bien. Ils me disaient : c’est plutôt à chier, Rébecca. Mais comme tu y mets tout ton cœur, ça finira par payer un jour»...
«Et mon Dieu, j'ai eu 22 ans. 22 années que je n'avais même pas vu défiler. Cet anniversaire là, je l’ai fêté toute seule dans ma piaule en fumant pétard sur pétard. Du jour au lendemain, c’en fut fini de Rebecca la radieuse, de Rebecca le rêve bleu. La rouille en moi commençait à s’étendre. Mon âme couinait, se craquelait, se demandait si elle existait vraiment. Je me sentais de plus en plus mal dans ma peau. Sans imagination, je copiais les tableaux de Pierre Soulages et sa peinture informelle. J’étalais d’épaisses couches de noir sur mes toiles, puis je balançais dessus de la cendre, de la poussière, de la bouffe en décomposition. Je leur donnais des titres pompeux, du style : «Nos souvenirs flottent dans une mare poisseuse», «Comment massacrer efficacement un edelweiss», «Fractale fruité de l’élégant dégoût». Côté cœur, je n’étais toujours pas parvenue à dégoter l’amoureux idyllique. Je ne tombais que sur des novices en volupté ou de gros baiseurs impénitents qui me claquaient le cul dans l’espoir d’activer mes orgasmes. C’était aussi la période où j’étais en conflit avec ma sexualité, parce que je venais de découvrir que j'aimais aussi bien les hommes que les femmes. Tel un nourrisson qui suce son pouce pour se bercer, je passais des heures entières à téter des sexes d'hommes et de femmes. Cela me transportait aux anges à chaque fois, et j’emmenais tout le monde avec moi dans mes cieux. Je devenais une experte en gorge profonde, en gobage de foutre. On disait : Rebecca, la pipeuse de prestige ! Je me croyais condamnée à pratiquer des fellations toute ma vie, sans aucun repos, pour perpétuer ce triste bonheur. Et puis une nuit, un jeune type très mature a osé me dire : tu me suces pas, tu me grignotes la queue, tu me fais mal. C'est quoi ton putain de problème, Reb ? La folie ? En fait, on m’avait toujours menti depuis le début. Je suçais comme une gourde, je n’avais aucun talent pour peindre, je cherchais désespérément l’amour mais je ne savais pas aimer. J’étais une petite prétentieuse idéaliste qui ne valait pas mieux qu’une cul-terreuse analphabète du Texas»...
«L’année de mes 23 ans, les toubibs ont enfin trouvé ce qui ne tournait pas rond chez moi. On m'a diagnostiqué un trouble bipolaire. Up and down ! Phase d’exaltation maniaque suivie d’une phase de dépression profonde. Cela faisait plusieurs mois déjà que je perdais les pédales. Je pouvais passer d'une période de création surpuissante à un découragement d'une noirceur sans fond. Pour me remettre les idées en place, on m’a prescrit du lithium en comprimés. C'est à partir de cet instant où j'ai commencé à vaciller. Comme j’étais une bonne à rien, j’étais mûre pour plonger. Je pouvais dorénavant tout me permettre, les moindres conneries, les moindres frasques. Je me suis tout permis. Quand j'ai essayé la cocaïne un soir, lors d'une fête de musicos underground, j'étais époustouflée. Je me suis demandée comment j'avais pu vivre sans elle pendant tout ce temps»...
«Un soir, à l'inauguration d'un squat, j'ai eu le bonheur/malheur de rencontrer Melchior, un ami de mon frère. Ce fut le coup de foudre instantané. Il avait dix ans de plus que moi. C'était un black beau comme un dieu, des yeux gris-bleu, un sourire enjôleur de félin, des mains divines dont les longs doigts savaient me catapulter au paradis. C'était un ancien mannequin qui avait tout de l'allure du brave type. Un mec à la cool, comme on dit. Après quelques jours de romance passionnée où il me traita comme une déesse, il me lâcha sur l’oreiller qu'il consommait de l'héroïne depuis un bon moment. Au début, j'ai essayé de l'aider à vaincre son addiction, mais j'ai fini par me défoncer avec lui. Melchior me répétait en boucle que je devais essayer l'héroïne et arrêter de gaspiller mon fric en achetant de la cocaïne. Il tenait à parfaire mon éducation de fille paumée. Il m’expliquait en long en large que la coke m'avait permis de travailler sur moi-même, mais que j'avais besoin de commencer à me parfaire avec l'héro. Il n’a pas eu grand mal à me convaincre. Il baisait une femme hyper sexuée, mais lorsqu’il me parlait il savait qu’il s’adressait à une enfant d’à peine six ans. Pendant six mois, on a consommé des speedballs tous les jours. C'était extrêmement intense. On se réveillait le matin avec la nausée et le besoin pressant d'être défoncé à nouveau. Pendant la journée, on dépouillait les magasins et les pharmacies. Je simulais une crise d’épilepsie, et lui ramassait tout ce qu’il pouvait dans le dos des vendeurs. Je volais aussi de l'argent à mes parents, à mon frère, à mes amis ou je vendais des trucs pour me faire un peu de blé. Melchior vivait chez sa mère, elle-même ancienne junkie, et vendait pas mal d'héroïne. À nous deux, on pouvait se taper six pochons d'héroïne et six pochons de cocaïne dans la même journée. L'héroïne, c'est comme la lampe magique d'Aladin, elle te fait croire que tes rêves peuvent devenir réalité, que tu as le contrôle sur ta vie. Et puis, il te faut des années pour te rendre compte que la lampe est vide. Que le génie qui traîne à l'intérieur ce n'est que toi-même et toute la noirceur pourrie que tu te coltines au cul depuis des générations»...
«Je me shootais toujours au même endroit, au point d'avoir un abcès sur ma veine et de ne plus pouvoir la sentir. Je commençais à avoir des hallucinations auditives. Parfois, il m'arrivait de discuter avec quelqu'un, avant de me rendre compte que j'étais seule depuis le début de la conversation»...
Un peu comme avec toi maintenant, mon Billy, tu vois !… Allo ?… Tu n’es toujours pas là ?… Mais où es-tu bon Dieu ?… Parle-moi à la fin… C’est insupportable… Ton silence me fait mal… Si tu ne veux plus de moi, dis-le… Je comprendrais… Je fais quoi ? Je continue ?… De toute façon, je suis presque à la fin… Tant pis si je parle aux murs, cela me fait un bien fou de croire que tu m'écoutes...
«Je me shootais tellement qu’à certains moments j'étais persuadée de pouvoir marcher sur les toits de mon immeuble sans craindre de mourir. Je n'étais plus qu'une machine à fabriquer des vertiges, mais je ne tombais jamais. Car j'étais aussi devenue une vraie machine à fabriquer des miracles, le miracle de tenir debout juste ce qu'il faut pour pouvoir me défoncer encore, encore et encore»...
«Melchior était la pire saloperie humaine de New-York. J'ai compris ça un peu plus tard. Il m'a délibérément rendue accro à l'héro pour avoir quelqu'un avec qui partager toute la drogue et le fric qui allait avec. Peu à peu, j'ai découvert que d'autres femmes venaient régulièrement dans son appartement. Il faisait exactement la même chose avec elles. Je me suis rendue compte que je n'étais pour lui qu'une usine à trous comme toutes les autres. Je n'étais qu'une des nombreuses pauvres déglinguées avec qui il se défonçait et couchait occasionnellement. Après qu'il ait essayé de me faire subir un gang bang en échange de drogues gratuites, j'ai commencé à faire preuve de vigilance. Mais j'ai fait l'erreur de rester avec lui, d'adorer jusqu’à la folie celui qui cherchait à me tuer à petit feu»...
«Quand on devient une grande consommatrice d'héro, la violence sexuelle est un danger constant. Je recevais des propositions indécentes toutes les semaines, de la part de dealers ou de parfaits inconnus. Je m'étais imposée une règle à laquelle je ne devais jamais déroger : ne jamais écarter les cuisses pour de la dope. J'aurais préféré me suicider plutôt que d'en arriver là. Mais il n'empêche que j'ai subi des violences sexuelles, à plusieurs reprises. Plus d'une fois, je me suis retrouvée souillée sans trop savoir par qui. J'ai eu la chance d'en être sortie à peu près saine et sauve, avec juste ce petit ruisseau de sperme qui s'écoule encore de temps à autre dans un coin de ma mémoire»...
«Quand on se défonce, la mort est tout autour de vous, dans les cliniques, dans les centres de désintoxication, dans les services hospitaliers et dans la rue. Vous entendez toujours parler de la mort de quelqu'un. C'est une overdose, le VIH, ou un décès tout aussi abrupt. Des mecs se faisaient poignarder au moment d'acheter de la dope, des nanas donnant le sein finissaient brûlées vives après s'être endormies avec une cigarette allumée. Nous étions les damnés terrestres de l’Enfer de Dante Alighieri. Chaque nouvelle connaissance était un démon déguisé, une harpie déguisée ou un mort en sursis»...
«Et j'ai eu 24 ans, mon Dieu ! Qu’en ai-je fait ? Un tas de cendres, une abjection ! Je n'étais plus qu'un spectre livide qui errait dans la rue. Je n'avais ni passé ni futur. Je n'étais plus qu'une épave remplie de folle détresse et je ne savais même pas à qui en parler. J'ai été internée en hôpital psychiatrique après avoir essayé de me tuer à trois reprises. Une fois avec une tonne de lithium et du vin, une autre fois en me pendant à une tringle à rideaux, une autre fois en me nouant un sac plastique autour du cou. Il faut vraiment être au ras du sol pour tenter de s'étouffer avec un sac en plastique»...
«J'ai essayé d'arrêter une bonne trentaine de fois, mais n'y arrivais pas. Je chutais, je remontais et je rechutais encore et toujours. Je suis allée à des séances de psychothérapie assez extrême, j'ai fait des cures de désintox, participé à des groupes de soutien, sans succès. Et puis, un beau jour, le miracle est arrivé. J'ai rencontré le docteur Perramus, un type extraordinaire qui lisait dans mon esprit comme dans un livre ouvert. Perramus était un être humain, un vrai, de ceux qui se dévouent sans compter pour les autres. Je n’y ai pas cru tout de suite tellement son empathie me semblait venir d’un autre monde. Il était galant, raffiné, intelligent, profondément à mon écoute. Il me disait «vous» et non «tu». Il m'a laissé entrevoir qu'enfouie sous ma peau de junkie il y avait une âme, une âme qui méritait peut-être d'aimer les autres et d'être aimée pour ce qu'elle était : juste une âme douce et tendre !»...
«Cela fait maintenant neuf mois que je suis clean grâce au docteur Perramus. J’ai repris du poids et j’ai repris des couleurs. J’ai l’air d’avoir dix ans de plus, mais je me sens beaucoup mieux dans ma peau. Le jour je travaille à la bibliothèque et le soir, sur les conseils de Perramus, je travaille avec des délinquants juvéniles. Je leur parle de l'abus de la drogue et j'en parle bien, et je crois qu'ils m'écoutent et m'apprécient. Je me suis remise aussi à peindre et parfois j'ai même des envies de femme enceinte, des envies brutales d'exposer, d'accrocher mon cœur sur les murs, de montrer ce que peut valoir une petite âme juive et moldave qui ne demandait rien d’autre que d’être un peu heureuse»...
Magnifique voyage aux tréfonds de la noirceur humaine, magnifique hommage à la force de vie présente en chacun de nous!
Bravo!
Quel récit, quelle chute!!!!
Bon...
Nom de Dieu de nom de Dieu...
Ton texte m'a franchement remué. Je ne m'attendais pas du tout à ça.
L'histoire, la narration, le style, le personnage, la torture, le drame, l'émotion, l'intensité, le frisson...
C'est exceptionnel, vraiment.
Et la chuuuuute ! Quelle merveille de souffrance...
Je n'ose même pas te demander d'où te vient cette inspiration, j'aurais peur de m'y brûler les ailes.
Mille bravos pour cette merveille
A+
Au plaisir de te lire à nouveau !
Bien à toi !