La demande. Palais Pernozzi, mardi 10 mai 1955 (I)

     Enfin à Florence ! Enfin dans ce palais ! Putain ! elle osait pas croire que ça arriverait de peur que le sort lui joue un tour de pute, mais maintenant qu’elle y est, elle le sent, il va se lancer, il va la demander en mariage, il va faire d’elle une princesse. Elle le tient, le vieux, elle le tient ! Pourtant, elle n’avait rien combiné. Ce qui s’est passé ce jour-là, ça s’est fait tout seul. Il tombait une saleté de fine pluie glacée, ça n’arrêtait pas. Elle crevait de froid. Qu’est-ce qu’elle avait été heureuse de monter à l’arrière de cette immense voiture ! Seulement, lui, il voulait juste lui acheter ses fleurs. Elle y a pas fait gaffe, elle s’est tout de suite agenouillée sur la banquette. Le chauffeur a coupé le moteur et il est sorti sous un parapluie.

     Elle a fait comme pour les autres. Il en a été tout étonné (on aurait dit que c’était sa première fois). Il aurait pas pu trouver mieux. Pour ça, elle est la meilleure. Et on se déplaçait de loin. Ils débarquaient des quartiers chics et même de plus loin, Castel Gandolfo, Frascati, etc. Oui, ils faisaient des kilomètres pour venir la charger dans leurs grosses bagnoles à ce carrefour cradingue où traînent les putes et les mendiants. C’est vrai, tiens ! elle n’y avait jamais vu celle du prince. Il ne l’a pas laissée continuer : il a passé une main sous son menton, lui a relevé la tête et s’est reboutonné.

     Vendeuse à la sauvette, une idée à la con de son enculé de paternel. Elle a obéi – c’était trop tard pour se rebiffer – et elle s’est fabriqué une apparence, en piquant des mimiques et des répliques à Gina Lollobrigida. Chance qu’elle arrivait à resquiller souvent à ce petit cinéma miteux derrière le Colisée ! C’est comme ça qu’elle s’est découvert un don pour la comédie. Elle adore ça, vraiment. Pour autant, ça ne trompe personne, excepté ce fossile de prince Pernozzi.

     On dirait qu’il habite sur une autre planète. Même que ce jour-là, il revenait d’une audience chez Pie XII. Oui, merde de merde ! c’est vrai, il la croit catholique. Dans l’auto, il a parlé de choses qu’elle y a rien pigé, puis il lui a fait lire un texte dans un bouquin en cuir. Il lui a expliqué, ils ont discuté. Ça l’intéressait, on aurait dit, ce qu’elle lui répondait. Elle s’en fout ! Mais c’est clair qu’il faut qu’elle triche : il lui faut de faux papiers, baptême et tous les machins qui vont avec. La religion, de toute façon, on s’en cogne. Personne n’a jamais prié dans sa famille, même pour du faux. Alors, catholique ou autre chose, hein ! Et l’âge aussi c’est super important. Elle doit être officiellement plus vieille.

     Putain ! à qui demander de l’aide pour ça ? à qui ? à qui ? Pas à ses parents, ces ordures, qu’ils crèvent ! Sa mère, c’est devenu une épave, et son père, c’est le pire des porcs. Et c’est un crétin fini en plus. S’il n’avait pas voulu jouer au caïd à Tbilissi, ils y seraient toujours. Ce n’était pas si mal. Ils n’étaient pas très riches, mais ils ne croupissaient pas dans un taudis minuscule, dans la misère la plus noire comme ici dans ce bidonville. Ils ont dû se sauver comme ça du jour au lendemain parce que cet imbécile avait un contrat sur sa tête, tout plaquer. Ça puait dans ce rafiot turc ! Un an et demi après, elle a encore cette odeur de poisson pourri dans le nez.

     Dans l’avion affublé d’une croix bizarre avec huit pointes, son père racontait qu’il était réfugié politique, qu’il risquait sa peau en Géorgie parce qu’il avait soutenu un type appelé Beria qu’on venait d’arrêter. Son père, de la politique ? Tout ce qui l’intéresse, c’est les trafics, de préférence faciles et juteux. Rien d’autre. Le zinc les a amenés en Italie, avec un tas d’autres gens comme eux, tous pas très nets. Et là, démerde-toi ! Son père a toujours eu des relations parmi les Tsiganes, il sait comment les prendre, il a réussi à se faire accepter par un clan. C’est comme ça qu’ils logent dans leur camp.

     Et sa mère ? Si bête qu’elle rêvait de vivre dans un château comme dans les contes pour enfants ; sa mère qui était si belle, sa mère dont elle est la copie conforme : grande et svelte, avec de grands yeux verts toujours largement ouverts, une bouche grande aussi avec des dents pimpantes, une longue chevelure rousse ondulée, des seins ni trop ni trop peu, juste assez pour remplir un décolleté aguicheur, et un cul de déesse. Tout ça chez sa mère a disparu, ruiné, ravagé par l’alcool et les médicaments. Tout ça, elle l’a. Elle n’avait jamais rien voulu, sa mère, elle n’a rien obtenu. On n’arrive à rien sans ambition.Elle, elle sait ce qu’elle veut et elle sait qu’elle n’a que son corps pour l’obtenir.

     Quand son père a décidé qu’elle ferait vivre la famille et qu’elle irait au tapin, sa conne de mère a ri comme une idiote, et quand il lui a expliqué, montré en la tripotant comment elle devrait faire, la sotte a regardé comme un pantin désarticulé, sans réaction. Le saligaud lui a malgré tout refilé un conseil précieux : se servir de tout ce que la nature lui a donné. Elle l’a suivi et ça a fait sa réputation. Pendant cette séance dégueulasse, pendant cette heure de torture, son demeuré de frère matait par le trou de la serrure. Lui, il est vicieux comme le père et stupide comme la mère. Il cumule, un vrai taré. Ah ! s’ils pouvaient tous disparaître ! Elle dit souvent ça à Fraco, et il serre les poings chaque fois. Elle sait qu’il a le béguin, pourtant il ne fait rien : elle n’est pas des leurs. N’empêche, il pourrait l’aider pour les papiers, oui, c’est ça, elle va lui demander, il l’aidera, et en bon manouche, il ne posera pas de questions.

     Le prince se tourne vers elle ; il ouvre le livre qu’il tient dans les mains, il se met à lire tout haut comme un maître d’école. Le palais a été construit au début du 16e siècle. L’immense demeure est passée entre plusieurs mains jusqu’au jour où elle a été rachetée par le prince Ludovico Pernozzi. Franchement, qu’est-ce qu’elle en a à foutre ? Elle doit tout de même faire semblant de s’intéresser, d’être émerveillée. Ses yeux ! Elle doit jouer avec ses yeux. Elle le fait, le prince sourit. Il poursuit. Deux longs et hauts porches voûtés en berceau donnant dans chacune des deux rues adjacentes offrent un large accès à la grande cour carrée intérieure qu’ils dominent de là où ils se trouvent. Comme elle peut le voir, cet espace est ceint d’un double portique superposé, etc., etc. Quel charabia !

     Elle imite celle qui en redemande, le prince est content. Il a posé le livre, il se tourne vers la cour, déploie largement un bras et de l’autre la serre contre son torse. Elle est aussi grande que lui, elle voudrait être son égale. Il approche son visage. Putain ! il va l’embrasser ; elle a horreur de ça, ça la dégoûte, surtout un vioc ; non, il lui dépose un baiser sur le front. Vittorio Emanuele Pernozzi di Monte di Fo’ lui saisit la main doucement, il l’emmène avec lui. Tout à l’heure, il a parlé des appartements princiers, il va la prendre là. Non, ils gagnent le grand escalier et reviennent au premier étage. Ils pénètrent dans le long corridor vitré qu’ils ont parcouru en sens inverse à son arrivée, négligeant les nombreuses grandes doubles portes donnant sur lui. Maintenant, il en ouvre une en repoussant d’un geste ample les deux battants.

     La vache ! la caverne d’Ali Baba. Devant elle, un salon rempli de meubles, de bibelots, de statues, de tableaux, tous plus somptueux les uns que les autres. Intimidée, elle ne bouge pas. D’une main légère, le prince lui effleure le dos pour l’inviter à entrer. Elle fait quelques pas, puis regarde à gauche et à droite : de part et d’autre, d’autres doubles portes ouvertes donnent sur d’autres salons et eux-mêmes sur d’autres et ainsi de suite. Tout ça pour une seule personne !

     Elle sursaute : tout au bout, une ombre basse et pliée s’enfuit. C’est un brave petit gars. Il souffre d’une maladie mentale, il supporte mal la compagnie de ses semblables. Le prince l’a recueilli jeune adolescent quand ses parents se sont suicidés après avoir tout perdu dans le krach, ensuite il lui a fait faire des études puis donné un emploi, conservateur de sa collection. Il vit dans les réserves sous les combles, il possède là-haut un atelier de restauration et un studio confortable. Des heures durant, par les grandes lucarnes, il regarde le ciel et photographie les toits de la ville. Elle n’a rien à craindre de lui.

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