La demande. Palais Pernozzi, mardi 10 mai 1955 (II)

     Pourquoi est-ce qu’il a fait ça ? Parce qu’il n’a pas de gosse ? Putain ! il est en train de faire la même chose avec elle. C’est qui ce type à la fin ? Il parle beaucoup sans rien dire de lui ou presque, et elle n’a rien demandé. Elle n’a même pas cherché à savoir pourquoi il était revenu trois jours après juste pour lui donner un poème, très long, très chiant, à apprendre par cœur pour le lendemain, en la payant cher pour ça. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il lui avait trouvé ?

     Elle s’en fout de toute façon, tout ça ne répond pas à ses questions de maintenant. Il a des enfants oui ou non ? Est-ce qu’il a eu une femme ? Il ne porte pas d’alliance. Il est vieux, très vieux même. Cinq fois son âge ? plus ? Il lui a demandé le sien, elle a menti. Ses mains sont toutes tordues, elles tremblent ; il a quelquefois du mal à s’en servir. Il essaie de se tenir bien droit, mais on voit qu’il force. Parfois il bave un peu. Et il perd un peu la tête aussi. En tout cas, sa mémoire se rétrécit, les souvenirs n’ont plus assez de place : ceux d’hier se mélangent à ceux d’il y a longtemps, comme quand ça lui prend d’injurier Mussolini. Il le haïssait. Tiens ! c’est peut-être pour ça qu’il s’aide d’un livre pour lui raconter son palais, parce qu’il perd la carte. Si c’est le cas, est-ce que sa famille ne va pas trouver le moyen de la chasser, au moins tenter quelque chose ?

     Vittorio Emanuele a rouvert son livre. La collection d’œuvres d’art des princes Pernozzi a débuté au 15e siècle, elle s’étend jusqu’aux courants artistiques des quarante premières années du 20e siècle. Il est radieux, l’auteur lui rend hommage : grâce à sa poursuite des acquisitions, la collection s’est considérablement enrichie. Il semble très heureux d’avoir fait ça. À quoi ça rime ? Malheureusement, dit le livre, pendant la Seconde Guerre mondiale le prince a dû se résoudre à vendre de nombreuses pièces pour rassembler des fonds en faveur des déshérités.

     En faveur des déshérités, ces mots la troublent, lui font mal. La déshéritée aujourd’hui c’est elle. Elle se ressaisit : cet homme est bon, et ça, ça fait toujours un bon pigeon, qu’il dit Fraco. Le prince, continue le livre, a choisi de se séparer de la plupart des objets d’art décoratif et d’épargner les beaux-arts. Le Trésor n’est plus que l’ombre de lui-même. Un trésor ! Il y a un trésor ! Cette révélation l’estomaque. Pas besoin de le marier : il suffit de lui voler ce trésor. Fraco saura comment s’y prendre. Mais, il n’est plus que l’ombre de lui-même, elle ne comprend pas ce que ça veut dire.

     Pourquoi s’est-il arrêté ? Qu’est-ce qu’il a à la fixer comme ça, comme s’il essayait de lire dans ses pensées ? Il détourne le visage, lui parle des peintures accrochées aux murs. Elle comprend qu’elle doit les observer et elle ne voit que des femmes nues, dans toutes les positions, certaines assez provocantes. Elle n’imaginait pas ça. C’est ça l’art ? Un prétexte pour reluquer des culs et des nibards. C’est qui en définitive ce prince Pernozzi, à quoi il marche ? Il la conduit dans un autre salon. Ce ne sont là que des œuvres religieuses. Il en parle en s’agitant, quelque chose se passe en lui.

     Vivre en communion avec ces personnages, ça aurait dû être sa vie, c’était son destin, il avait la vocation. L’histoire de sa maison le vouait au sacerdoce. Il aurait dû devenir évêque, pape peut-être. Mais un accident domestique avait coûté la vie à son frère. Il ne restait que lui pour reprendre les affaires de la famille. Il a accompli son devoir, comblé ses parents, honoré ses ancêtres, en vivant toutefois comme un homme d’Église, sans aimer de femme, sans se marier. On dirait qu’il regrette.

     Ils marchent main dans la main, déambulent à travers les salons, arrivent à l’extrémité de l’enfilade, en sortent, passent dans la galerie et se présentent de nouveau devant une double porte, juste à côté, identique à toutes les autres, fermée, verrouillée. Le trésor ! c’est là qu’il se trouve ! Contenir son excitation, rester calme, ne rien montrer. Le prince fait jouer la clé dans la serrure, il ouvre. Il fait tout noir, les lampes ne répondent pas. À tâtons, il va jusqu’au bout du long local, il tire les tentures, de la poussière vole, il éternue. Une lumière vive vient frapper une gigantesque armoire vitrée recouvrant le mur de gauche.

     Elle est presque vide, putain ! C’est ça le trésor ? Il s’est foutu de sa gueule ! Elle enrage, intérieurement elle fulmine, elle se sent humiliée, trahie, elle y avait cru. Le livre parle. Du Trésor, il subsiste principalement des pièces du style Art déco, beaucoup moins recherchées pendant la guerre. Par contre, toutes les œuvres antiques ont disparu, etc., etc. Elle s’en branle de tout ça : il n’y a plus rien, c’est tout ce qu’elle constate. Qu’est-ce qu’il cherche à la fin, à lui lire comme ça des choses inutiles ? Il veut lui prouver qu’il aime les gens, qu’il a sacrifié son trésor, qu’il est un bon chrétien ? On s’en fout des gens, ils ne valent rien. Les gens, c’est juste des moyens pour arriver à ses fins, qu’il dit Fraco.

     Il la regarde avec une expression gênante. Elle baisse les yeux, un peu perdue. Elle commence à se demander ce qu’elle fait là. Putain ! et si c’était elle la proie ? Et si les rôles étaient inversés ? Pour quelle raison ? Que lui voudrait-il ? Son corps ? Il est à lui, il l’a acheté, mais il n’en profite même pas, pas de cul entre eux, pas une seule fois, rien. Alors quoi ? Il voudrait lui faire du mal ? Ça ne lui ressemble pas, et même, elle est plus forte que ce débris. Instinctivement, elle regarde par où s’échapper : c’est vrai que ce boyau n’a qu’une porte et, au bout, une porte-fenêtre donnant sur un balcon surplombant un jardin entouré de hautes constructions.

     Le prince garde ses yeux étranges posés sur elle ; elle imagine qu’il cherche encore à percer ses intentions. A-t-il perçu sa déception ? D’un mot prononcé avec une extrême gentillesse, il la prie de l’accompagner au centre de la pièce. Un épais drap de velours rouge y recouvre un meuble. Il retire l’étoffe, une table vitrine apparaît. Ouah ! des joyaux magnifiques : un pendentif, une bague, des colliers… Ça doit valoir une fortune.

     Cette parure appartient à la famille Pernozzi depuis le 16e siècle et elle se trouve là, à cet endroit précis, depuis près de trois siècles. Cette parure, c’était celle d’une très grande dame. En achevant sa phrase, le prince désigne un tableau au mur en face d’eux. Il est dans l’ombre, elle ne l’avait pas remarqué. C’est une femme assise au teint pâle, à l’air sévère, à l’allure hautaine et au regard glacial. Elle sent qu’elle va la détester toute sa vie. The lady in question at all events

     Elle n’écoute pas l’anglais compliqué que le prince récite sur le ton monotone d’un élève hésitant. Qu’est-ce qu’il fiche ? Elle pige pas. C’est une crise, il débloque. Tout ce qu’elle voudrait, c’est toucher les bijoux, les porter. Vittorio Emanuele est devenu fébrile, il tremble de plus en plus. Il parle d’une voix cassée. Pendant la guerre, il n’a pas pu se résoudre à vendre cet ensemble exceptionnel. Pour éviter qu’il tombe entre de mauvaises mains, il l’a caché et ne l’a ressorti qu’après que Mussolini a été pendu.

     Elle crève d’envie de porter ces bijoux, elle ose, elle le demande. Le prince se raidit. Un non catégorique sort de sa bouche. Personne, absolument personne ne s’en est paré depuis la mort de Lucrezia. Elle en reste médusée, elle tape du pied, encore une humiliation. Ses yeux éberlués demandent qui c’est. Lucrezia, c’est elle, la femme au long cou du portrait.

     Les traits du vieux noble se sont radoucis. Bientôt, dit la voix fatiguée, ce tableau sera à elle, les bijoux aussi, tout sera à elle, le palais et tout le reste, si elle le veut. Consent-elle à l’épouser ? Une bouffée de chaleur l’envahit, ses jambes faiblissent, putain ! elle ne doit rien laisser paraître, juste jouer l’amour. Elle pose sa tête sur l’épaule du prince, répond oui.

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